Madeleine Bourdouxhe naît à Liège en 1906, vit ensuite à Bruxelles et publie, en 1937, un roman étonnant intitulé La Femme de Gilles, aujourd’hui traduit en de nombreuses langues et vénéré dans les cercles féministes. Avec cette œuvre commençait une carrière littéraire prometteuse mais qui n’aboutira pas vraiment sans que l’on sache trop pour quelles raisons.
Pourtant, Bourdouxhe, pendant un temps, continue à écrire. En 1947, elle publie dans Les Temps Modernes une magnifique nouvelle, son nom figurant au sommaire de la jeune revue aux côtés de ceux de Beauvoir, Sarraute ou Colette Audry. Mais, par la suite, la reconnaissance tardant à venir, la romancière, qui avait inventé un ton bien à elle, dépose les armes.
Il faut se réjouir de voir aujourd’hui la collection Babel (Actes Sud), qui avait déjà à son catalogue La Femme de Gilles, rééditer les nouvelles de Madeleine Bourdouxhe sous le titre de Les Jours de la femme Louise et autres nouvelles, en même temps qu’elle reprend aussi un roman de la même auteure, À la recherche de Marie. Parlons des nouvelles, toutes vouées à un personnage féminin. Sept femmes donc, plus souvent prolétaires que bourgeoises, dans l’inconfort d’une situation et confrontée à l’égoïsme borné des hommes. Or, il n’y a chez elles et à proprement parler ni révolte ni revendication, encore que le lecteur — la lectrice plus encore — puisse se scandaliser du sort qui leur est fait. Il y a simplement prise de conscience d’une situation de manque et de privation qu’animent pulsions retenues et rêves contenus. Encore cette prise de conscience est-elle « phénoménologique », pourrait-on dire : le personnage ne cesse guère de se percevoir dans son corps et dans ses gestes, dans ses objets et dans ses tâches, celles-ci domestiques le plus souvent. Tout cela nimbé d’une bonne volonté à vivre exprimée en mots simples et remarques sensibles, une bonne volonté jamais vraiment récompensée.
Qu’est-ce qu’être la femme d’un garagiste au bord d’une route, se demande Anna dans la nouvelle qui porte son nom ? Qu’est-ce que vivre avec ce mari sans égards et qui ne connaît que son travail ? Pourquoi lui refuse-t-il d’aller danser avec Bobby en toute honnêteté ?
Qu’est-ce qu’être la servante d’une Madame belle et bonne, que l’on admire et voudrait pour amie ? Que veut dire le beau manteau prêté par Madame qui permet de séduire Bob un soir, ce Bob qui vous prend et vous laisse sans façons ?
Quelle est cette Irène, lâchée par Dany, qu’un inconnu assaille au bord d’une route pour la voler ? Quel sens à ce geste qu’elle fait de partager le contenu de son pauvre sac avec l’inconnu et qui veut que ce dernier lui rende sa générosité en un touchant potlatch ?
Madeleine Bourdouxhe parle des gens de peu comme personne. Elle le fait avec une retenue qui confine à la rétention. Au lecteur de combler les silences. Le tour de force est qu’elle croise en ses héroïnes condition populaire et condition féminine en un nœud existentiel qui ne débouche ni sur la plainte ni sur l’insurrection. Clairement on n’est pas dans Les Bonnes de Genet, qui, on le notera, sont mises en scène l’année même où paraît « Les Jours de la femme Louise ». Mais la sujétion de la femme est là, palpable, tangible, sans effets de discours. Et d’autant plus scandaleuse que les femmes de Madeleine Bourdouxhe offrent sans retour leur sensible écoute du monde et des autres.
Seule Madeleine Bourdouxhe disait aussi bien ces choses vers le milieu du XXe siècle. Marie NDiaye serait celle qui les dit aujourd’hui mais plus rudement. Reste à lire ou relire Madeleine Bourdouxhe : sans retard.
Madeleine Bourdouxhe, Les Jours de la femme Louise et autres nouvelles, Arles, « Babel », coéditions Actes Sud-Leméac, 2009. 6, 50 €