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Cédric Lépine : D'où vient l'inspiration de cette histoire ?
Aycil Yeltan : Alors que je marchais sur un tout petit chemin au début de Fidan, il y avait, bien sûr, beaucoup d'éléments qui m'ont inspiré et qui nous ont mis en chemin au sein d'une grande équipe. J'ai commencé par faire des rêves éveillés, je voyais des scènes séparées les unes des autres, morceau par morceau. Je rêvais toujours, je visualisais toujours une petite fille. Une fille qui essayait de devenir une adolescente. Lentement, j'ai commencé à les écrire.
L'accent le plus important pour moi était l'importance de l'éducation d'une fille au fur et à mesure qu'elle devenait plus individuelle et l'importance de son éducation pendant qu'elle grandissait. Puis, alors que j'essayais d'entrer dans l'histoire, je souhaitais révéler mes personnages et élaborer l'intrigue, le monde a soudain basculé. Nous avons rencontré un mode de vie inconnu, la pandémie, et la vie s'est arrêtée ! À l'époque, j'enseignais le théâtre à l'université. Nous faisions également un atelier avec mon ami, l'acteur Ron Cephas Jones, décédé l'année dernière. Lorsque tout cela a commencé à se dérouler entièrement en ligne, je me suis dit : « Bon, à partir de maintenant, je quitte ma propre vie et je m'immerge dans ces cadres que j'ai visualisés. »
C. L. : Comment la réalisation de ce premier long métrage s'est imposée comme une nécessité ?
A. Y. : Comme je l'ai dit, je rêvais d'une fille qui essayait de grandir. Ensuite, j'ai commencé à réfléchir aux obstacles et à ce qui est important pour qu'une fille devienne une personne à part entière. Surtout au Moyen-Orient. J'ai pensé qu'il s'agissait d'un sujet concret dont il fallait parler. En Anatolie, où j'ai grandi, les femmes portent toutes les responsabilités importantes sur leurs épaules dès leur plus jeune âge pour la famille, même si les hommes semblent être les leaders. Je voulais révéler cette réalité sur les femmes. Mais le plus important pour moi est de parler de l'éducation d'une fille en tant que base pour devenir une personne et de la nécessité pour une fille d'en être consciente.
C. L. : Quelle expérience votre carrière en tant qu'actrice vous a apporté pour la réalisation de ce film ?
A. Y. : Je pense que l'avantage d'avoir une formation d'actrice en tant que réalisatrice est de savoir comment obtenir ce que l'on veut des acteurs et actrices. Car je sais comment fonctionne le processus. Quelles sont les étapes que suivent les acteurs pour devenir les personnages ? Quand on y pense, j'ai eu la double force de travailler avec des enfants acteurs sur le plateau, ce qui n'est pas une mince affaire. Je savais comment accompagner leurs émotions et les entraîner dans des moments réalistes.
C. L. : Que symbolise pour vous la représentation du pouvoir familial des femmes ?
A. Y. : En turc, nous avons une expression : « L'oiseau femelle construit le nid ! » Je crois au pouvoir des femmes qui construisent tout. C'est vrai dans toutes les cultures, mais encore plus dans la culture turque. Comme je l'ai déjà mentionné, les hommes peuvent être physiquement forts, mais les femmes sont plus fortes que les hommes sur le plan émotionnel et plus unies. Elles ne sont pas facilement déprimées parce qu'elles sont conscientes de leurs responsabilités lorsqu'il s'agit de la famille.
Les hommes sont parfois les seuls à subvenir aux besoins de la famille, mais les femmes sont à la base du mécanisme de survie de la famille. Le fonctionnement de la famille ne tient pas sans la présence d'une femme. Il y a bien sûr des hommes exceptionnels, mais je parle en général. Les femmes se sacrifient plus facilement que les hommes. C'est dans notre code génétique.
C. L. : Quelle a été votre méthode pour diriger vos acteurs et actrices ?
A. Y. : J'ai utilisé une méthode très sincère qui consiste à être dans l'instant présent. Lorsque vous avez cette flexibilité, les acteurs et actrices fonctionnent mieux. C'est particulièrement important lorsque vous travaillez avec des enfants. Si vous arrivez à les faire vivre le moment présent, les choses ne peuvent pas mal tourner. Bien sûr, il y a toujours des défis à relever. Par exemple, le petit garçon qui jouait le frère du protagoniste n'avait que 5 ans. Nous ne pouvions même pas lui raconter toute l'histoire parce que nous ne voulions pas le marquer psychologiquement pour la raison évidente de perdre l'aspect essentiel du scénario. Nous avions un pédagogue sur le plateau qui nous donnait des conseils sur la manière de travailler avec les enfants. Nous avons été extrêmement prudents à ce sujet.
C'était un plaisir absolu de travailler avec des acteurs et actrices adultes, car il s'agissait de personnes avec lesquelles j'avais déjà travaillé en tant qu'actrice. Et j'ai écrit certains rôles pour des acteurs et actrices spécifiques.
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C. L. : Pourquoi avoir choisi le point de vue de la jeune fille Fidan pour raconter cette histoire ?
A. Y. : Je voulais simplement établir une relation parallèle entre sa vie dans le film et les femmes du monde qui essaient difficilement d'exister. Je pense que les femmes dans le monde ont 13 ans et qu'elles essaient de briser leur coquille. La meilleure façon de les représenter est un personnage qui essaie encore innocemment de révéler ses dilemmes et qui le fait en silence, car j'ai parfois l'impression que personne n'écoute le point de vue des femmes, et les artistes doivent rappeler aux gens que les femmes sont là et qu'elles essaient très fort d'être des individus en dépit de toutes les responsabilités qu'elles assument.
C. L. : Est-il difficile pour une femme de faire des films en Turquie aujourd'hui ?
A. Y. : Il est difficile de faire un film en tant que femme n'importe où, mais particulièrement en Turquie. Tout d'abord, il y a très peu de femmes dans l'équipe ; en général, l'équipe avec laquelle vous travaillez est principalement composée d'hommes. En tant que femme réalisatrice, réalisant pour la première fois un long métrage et ayant un passé d'actrice mais n'ayant pas étudié le cinéma, je me retrouve toujours à expliquer pourquoi je veux ce que je veux, sur le champ, juste après que mon souhait soit sorti de ma bouche.
Je ne dis pas que c'est nécessairement une mauvaise chose ; c'est certainement plus clair lorsque vous expliquez les choses à l'avance à l'équipe. Votre communication est plus forte et vous êtes sur la même longueur d'onde quant à ce sur quoi vous travaillez à ce moment-là. En revanche, je parle de la partie où j'ai l'impression de devoir les convaincre au lieu de dire ce que je veux directement. Parce qu'il est entendu que les réalisateurs masculins sont capables et que personne ne remet en question ce qu'ils demandent. C'est différent avec les femmes. Il y a toujours un certain scepticisme à l'égard des réalisatrices.
C. L. : Comment et pourquoi avoir choisi ce lieu de tournage avec cette maison isolée ?
A. Y. : J'ai visité de nombreux endroits en Turquie pour trouver un lieu de tournage. Au début, je voulais tourner le film dans la région de la mer Égée, mais j'ai dû faire face à de nombreux conflits d'horaire avec les acteurs et actrices avec lesquel.les je travaillais. Presque tous et toutes travaillaient sur des séries télévisées à l'époque. Et bien sûr, les allers-retours des acteurs et actrices entre les villes allaient coûter plus cher.
Nous avons décidé de tourner à Istanbul et j'ai commencé mes recherches. J'ai parlé à un ami qui m'a dit qu'il pouvait me faire visiter le quartier de la mer Noire à Istanbul. Une fois qu'il m'a emmené sur le site que nous avons utilisé, j'ai été fascinée. J'ai senti au plus profond de mon cœur que c'était l'endroit idéal. La mer allait être le théâtre de la bataille de Fidan entre l'appartenance et l'individualité. Les maisons ont créé les contrastes que je souhaitais sous tous les angles, et l'authenticité de ce lieu allait être parfaite pour le film. Le lieu de tournage est en effet l'un des éléments importants du film. C'est presque un autre personnage du film.
C. L. : Peut-on voir dans cette histoire familiale des éléments plus généraux de l'histoire de la Turquie contemporaine ?
A. Y. : Tout à fait. La famille est un élément important de la culture. Bien que la dynamique entre les figures masculines et féminines dans les familles turques soit en constante évolution, certaines choses sont à la fois contemporaines et anciennes. Par exemple, le respect des aînés est toujours un élément important de la culture, et les femmes se tiennent toujours debout en Anatolie. Elles peuvent surmonter les difficultés, quelles qu'elles soient. J'aime ces aspects de notre répertoire culturel.
C. L. : Comment se porte l'éducation dans la Turquie actuelle et pourquoi en avoir fait un sujet important du film ?
A. Y. : Mon opinion générale est que nous devons rendre l'éducation accessible à tous et toutes, et pas seulement aux personnes qui en ont les moyens financiers. Il y a également une grande lacune dans l'accès à l'éducation pour les filles. En Turquie, les femmes sont extrêmement intelligentes et fortes. Si elles ont des opportunités, elles progresseront dans leur vie plus rapidement que les hommes.
La situation s'améliore, mais il reste du travail à faire, et c'est en partie pour cette raison que j'ai voulu faire de l'éducation des filles un sujet important. Dans mon premier long métrage, je voulais donner la priorité à la fille qui prend des décisions et souligner que les filles sont capables de prendre la bonne décision pour elles-mêmes.
C. L. : Qu'attendez-vous de la diffusion du film ?
A. Y. : Je veux que ce film mette en lumière ce problème particulier et que le public s'y identifie à sa manière. Je reçois d'excellents échos de la part du public, et la plupart du temps, il est touché par l'aspect émotionnel du film, sans pour autant l'agiter. Cette partie était cruciale pour moi, car je ne crois pas qu'il faille dicter mes conclusions au public ; je veux lui donner un espace pour qu'il prenne ses propres décisions et vivre les moments individuellement.
Je veux aussi que tout le monde sache que la collaboration est l'élément le plus important et le plus précieux dans l'art. En particulier dans la réalisation de films, car il faut l'appui de tout un village pour y parvenir. Bien que le cinéma soit un art coûteux, je ne pense pas qu'il y ait assez d'argent pour rassembler les artistes et leur permettre de faire ce qu'ils font s'ils ne sont pas inspirés collectivement. Le rêve collectif est ce qui s'est passé lors de la réalisation de Fidan. J'ai eu la chance de travailler avec une équipe incroyable et d'avoir les bons producteurs qui m'ont permis d'expérimenter sans trop de pression.
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Fidan
d'Ayçıl Yeltan
Fiction
79 minutes. Turquie, 2024.
Couleur
Langue originale : turc
Avec : Leyla Smyrna Cabas (Fidan), Alican Yücesoy (Emir), Ayça Bingöl (Nesrin), Göksel Kortay (la grand-mère), Gürkan Uygun (Recep), Ilgin Bingöl (Bilge), Ömer Asaf Bilgin (Ali), Pinar Tuncegil (Serap)
Scénario : Ayçıl Yeltan
Images : Arda Yıldıran
Montage : Melike Kasaplar
Musique : Tolga Çebi
Assistanat à la réalisation : Özlem Tezel (hiver), Cemal Fidan (été), Tansu Özgül (été), Mert Ilgar (été)
Son : Ejder Özgür (hiver), Hasan Can Kaya (été)
Direction artistique : Canip Serten
Costumes : Oğuzhan Bozali (hiver), Sima Nur Bitiş (été), Funda Kavdır Güngör (été)
Production : Yalçın Akyıldız, Görkem Yeltan
Coproduction : Ahmet Sesigürgil, Ayçıl Yeltan, Eda Arıkan
Société de production : Yeditepe Film