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Serrés les uns contres autres, certains assis par terre, d'autres debout près du bar, hier lundi 4 avril, la Maison des Métallos à Paris était pleine à craquer. Tellement, que le débat organisé par Mediapart et Le Pari(s) du Vivre-Ensemble s'est déroulé sur deux étages, via écran interposé. A la veille du « colloque » de l'UMP sur la laïcité et/ou la place de l'islam en France, jeunes et moins jeunes, militants ou non –mais tous exaspérés par la politique du gouvernement–, se sont retrouvés pour débattre autrement.
Pour répondre aux questions du public, des spécialistes du fait religieux et la politique d'identité nationale s'étaient réunis: Esther Benbassa (EPHE, Sorbonne /Le Pari(s) du Vivre ensemble), Eric Fassin (ENS/IRIS), Jocelyne Dakhlia (EHESS), Nilüfer Göle (EHESS) et Franck Frégosi (CNRS). La réunion s'est conclue par un slam de Maxime Abolou.
Après avoir présenté les intervenants, Sylvain Bourmeau (Mediapart) engage les questions du public par un clin d'œil à la récente sortie de Frédéric Lefebvre: « Il est question ici d'un débat qui porte plus sur une laïcité à la Zadig et Voltaire qu'à la Voltaire ».
Eric Fassin prend le relais, expliquant qu'on peut reconnaître au moins un aspect positif au débat organisé par l'UMP : «Les masques tombent. Quand Brice Hortefeux faisait des blagues sur les Auvergnats on ne savait pas trop sur quel pied danser. Mais quand Claude Guéant s'exprime c'est beaucoup plus clair. Je le cite : "En 1905 il y avait très peu de musulmans en France. Aujourd'hui il y en a entre 5 et 10 millions. Or cet accroissement du nombre de fidèles et un certain nombre de comportements, posent problème". À la différence de Brice Hortefeux, il ne plaisante pas. Il donne la tonalité du débat qui commence. La laïcité c'est l'islam, et l'islam est un problème ! L'avantage c'est que les choses sont claires. On ne s'embarrasse plus de justifications féministes. Il s'agit de défendre l'identité nationale contre l'islam. La laïcité se décompose. Ce qui est en train de se passer avec l'islam est l'envers de ce qui s'est passé avec le christianisme. On avait inventé la laïcité positive, aujourd'hui, sur le dos de l'islam, on invente la laïcité négative.» Et le sociologue de conclure : « La raison pour laquelle nous avons ce contre-débat, c'est que nous voulons poser une autre question. Nous voulons changer de problème, et prendre pour problème, la politique d'immigration. »

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Esther Benbassa entreprend d'offrir la parole au public, et glisse auparavant un mot en référence à la citation du ministre de l'intérieur Claude Guéant: «Au 18e siècle, avant de donner la citoyenneté aux juifs, il a eu de très nombreux débats sur la fécondité supposée importante des femmes juives, censée permettre aux juifs d'envahir le territoire. Ça a été un obstacle à l'acquisition de la citoyenneté. Il y a des obsessions qui reviennent et qui sont assez problématiques. » Un homme se lève et pose la première question : «Où est le débat ? Ici, ce soir oui. Mais l'autre ? Je n'appelle pas ça un débat.»

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Franck Frégosi répond : « Ce n'est effectivement pas un débat, mais plutôt un procès. D'ailleurs certains se sont fait porter pâle. Un point de vue unique a été arrêté, et tout le monde doit s'y plier. C'est un procès à grande échelle. »
Eric Fassin lui emboîte le pas: « Il en va du mot débat comme du mot laïcité, comme du mot islam, comme de l'ensemble du vocabulaire politique utilisé par le pouvoir aujourd'hui. Il y a une démonétisation du langage. Soit nous reprenons ces mots ironiquement, soit nous dédoublons le langage. »
Dans le public, une femme exprime à son tour son inquiétude: « Ne croyez-vous pas que dans ce pseudo débat, il y a deux perdants : les musulmans pointés du doigt d'une part, et la laïcité censée protéger les non croyants d'autre part ? »
Pour Esther Benbassa, « la laïcité a été instrumentalisée », ce qui lui a fait perdre de vue son but initial. En revanche, d'après Franck Frégosi, « la laïcité n'a jamais apporté de réponse à l'organisation de la représentation des non croyants dans l'espace public. » Mais les deux s'accordent à dire que le débat organisé par le pouvoir n'ira pas dans ce sens.
Une personne demande s'il serait envisageable de poser une question prioritaire de constitutionnalité concernant l'abus des fêtes légales chrétiennes, comme Pâques ou Noël. Sylvain Bourmeau prend la parole. Pour le journaliste, « cette hypothèse paraît extrêmement technique et compliqué. En revanche, un question prioritaire de constitutionnalité qui viserait la dotation globale de fonctionnement des écoles confessionnelles serait certainement recevable dans le sens où ce ne sont pas certains enseignements qui sont financés, mais bien l'ensemble de ces institutions scolaires. » Éric Fassin poursuit: « Il n'y a pas que la constitution, il y a aussi la politique ordinaire. Cette question n'entre pas dans le débat politique, comme celle de rajouter aux fêtes chrétiennes certaines autres. » Et Esther Benbassa appuie: « On pourrait ajouter les fêtes musulmanes puisque les fêtes juives sont sur le bulletin officiel et que les élèves ont le droit de s'absenter.»
Dans le public, Christiane Taubira, députée de Guyane, apparentée socialiste, prend le micro. Elle introduit son intervention en estimant qu'il « faut avoir un peu le sens du risque pour être là ayant des responsabilités politiques ». Puis elle enchaîne : «L'usage de symboles ne signifie pas forcément une filiation. Il y a des pratiques de cambriolage, un terrorisme intellectuel. En 2004, nous avons eu un débat à l'assemblée nationale sur la loi contre le voile. J'ai voté contre et j'ai eu 10 minutes pour m'en expliquer. Eh bien, il en est sorti que j'avais voté contre pour des considérations de terrain. Je viens de Guyanne, il se trouve que chez moi il n'y a pas un seul problème de voile. Pas un ! En revanche, pendant trois ans, j'ai mené une bataille pour faire sortir le crucifix de la salle d'audience du tribunal d'instance. Mais voilà, venant d'où je venais, je ne pouvais pas voter en conscience sur la question de la laïcité, je ne pouvais avoir que des problèmes de terrain. » La députée s'interroge : « Cela pose la question de la difficulté de faire entendre ce propos. Pourquoi on n'arrive plus à faire entendre les nuances et les contradictions ? »
La sociologue de l'EHESS Nilufer Göle, lui répond: « Concernant les pratiques de cambriolage que vous évoquez Mme Taubira, il appartient à la gauche de se démarquer et de dénoncer ces pratiques. J'attends de Mme Badinter qu'elle explique que son féminisme n'est pas le féminisme de Mme Le Pen. Le Crif l'a fait, en disant qu'il ne croyait pas du tout dans le nouveau positionnement du FN qui lutte contre l'antisémitisme. » Ce à quoi, quelqu'un dans la salle rebondit: « Où est la gauche ? Elle est absente. Et je me demande cela n'a pas participé à ce glissement de la laïcité comme vecteur de xénophobie ? » Esther Benbassa s'amuse : « La gauche n'est pas silencieuse. Elle est présente aujourd'hui par exemple. » La salle s'agite.

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Jocelyne Dakhlia, plus sérieuse, décide de répondre : « Effectivement, il y a un racisme de gauche, une islamophobie de gauche. Le discours du droit à la différence des années 70 s'est avéré être un piège. C'était un discours généreux en son temps, mais on a glissé du droit à la différence à l'enfermement dans la différence, à l'assignation dans la différence. Personnellement, je défends aussi un droit à l'assimilation. C'est aussi un droit que de changer de religion, de sortir de son groupe, de sa communauté. C'est quelque chose qu'il ne faut pas oublier en figeant cette question de la différence à préserver ou à défendre. Je crois également qu'il y a un problème historique avec l'islam. Si l'islam fait tant problème, c'est qu'il y a au fond une résistance. L'islam est un scandale théologique. Il prétend dépasser le christianisme et c'est quelque chose d'inacceptable. Même inconsciemment. La construction européenne a entraîné une forme de résurgence d'un discours radicalement et viscéralement hostile au "danger islamique". »
Le débat s'achève, Le slameur Maxime Abolou prend le micro et entame son premier texte intitulé: le printemps tricolore. À écouter ci-dessous :