Billet de blog 5 janvier 2010

Matthieu Baumier

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Une littérature nucléaire

En janvier, les éditions POL publient avec La Centrale le premier roman très réussi d’Elisabeth Filhol, jeune écrivain née en 1965. C’est même l’un de ces romans français à ne rater sous aucun prétexte.

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En janvier, les éditions POL publient avec La Centrale le premier roman très réussi d’Elisabeth Filhol, jeune écrivain née en 1965. C’est même l’un de ces romans français à ne rater sous aucun prétexte. Filhol nous entraîne dans les pas de son narrateur, jeune intérimaire qui roule de centrale en centrale en quête de travail. Il a commencé avec un ami mais ce dernier a dû abandonner. Il s’agit juste de gagner sa vie, d’être à l’heure à l’ouverture de l’agence d’intérim local, de trouver une chambre d’hôtel ou un mobil-home à partager avec d’autres intérimaires. La vie d’un ouvrier en somme. Pourtant, La Centrale n’est pas un roman sur le quotidien d’un ouvrier. Plutôt un texte dont le personnage principal est la centrale nucléaire, quel que soit son nom, en France, l’une de ces nombreuses bombes vivant près de nous sans que nous rendions réellement compte ni de leur présence ni de leur dangerosité. Cette dernière, le narrateur la connaît bien. Il a fait un rapide stage de formation puis s’est retrouvé, au petit matin, dans le cœur des centrales, quand le moment du nettoyage et autres activités dites subalternes est venu. Il n’y a pas beaucoup de personnages dans ce roman, juste les gens croisés par le narrateur, juste le souvenir de l’ami parti, une rareté, presque une absence, à l’image des absences humaines vécues par le narrateur. Ses compagnons de travail sont des figures vite vues, entre deux horaires de travail ou entre deux bières. Les autorités de la centrale ? On ne les voit jamais. Et de fait… voit-on ces autorités ? Les connait-on seulement ? L’absence est glaciale, à l’image du nucléaire, cette perversité de notre société industrielle, vantée comme un progrès ici ou là. Le narrateur sait quoi penser du nucléaire : il vit dedans. Jusqu’à l’erreur, la minuscule erreur qui le fait basculer dans un monde du travail tout aussi froid, le monde du travail destiné aux personnels intérimaires ayant subi une dose trop forte de radiations. Le roman d’Elisabeth Filhol fait froid dans le dos par le côté cliniquement quotidien de l’écriture de la vie de son personnage, une écriture très loin d‘un témoignage. Nous sommes simplement plongés dans l’existence morne d’un homme de maintenant, précaire de l’industrie, astreint au sale boulot, au service d’une économie souriante n’hésitant pas à le broyer en tant qu’humain, dans une ambiance soft. En plaçant la centrale au centre de sa littérature, car c’est de littérature dont il s’agit, Filhol parvient en 140 pages à brosser le portrait de notre condition humaine contemporaine, celle d’humains pris dans la mécanique d’une machine que nous rêvons bonheur tandis qu’elle est menace quotidienne, invisible, à l’image des radiations. A ce titre, La Centrale comporte, presque en son milieu, des pages sublimes consacrées à l’accident de Tchernobyl, écrite sur un ton proche du reste du texte, pages qui sont à n’en pas douter les plus belles écrites à ce jour sur ce sujet, pages qui disent plus que bien des discours politiques ou théoriques. La Centrale est en cela, précisément en ce dire, de la littérature. Une réussite qui nous regarde avec nos propres yeux. Elisabeth Filhol, La Centrale,POL, 2010, 142 pages, 14,50 euros.Matthieu Baumier

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