Comment récupérer les trésors volés au fil des siècles? Telle était la question posée lors de la conférence internationale organisée au Caire en Égypte, à laquelle une vingtaine de pays ont assisté au début du mois d'avril 2010. Si la Bourgogne ne porte pas de telles revendications, quelles œuvres majeures de l'art régional sont dispersées à travers le monde, au moment où les Pleurants des tombeaux des Ducs de Bourgogne sont exposés partout aux États-Unis? Éléments de réponse avec Sophie Jugie, conservatrice et directrice du musée des Beaux-Arts de Dijon...
Sophie Jugie, bonjour. De même que la Grèce ou l'Égypte, pourrait-on réclamer légitimement par exemple les quatre Pleurants des tombeaux des Ducs de Bourgogne qui appartiennent aujourd'hui au musée de Cleveland aux États-Unis ?
"Sur la question, il est important de connaître l'Histoire. Il faut savoir pourquoi il y a quatre Pleurants au musée de Cleveland* qui ont été achetés dans les années 1940 et 1950. Il se trouve qu'en France, il s'est passé un événement qu'on appelle "Révolution française" durant lequel on a décidé de détruire le patrimoine. Le mot vandalisme date d'ailleurs de cette époque... En 1791, on a voulu supprimer les établissements religieux jugés inutiles à la nation. Dans cet état d'esprit, la Chartreuse de Champmol* a été supprimée. Néanmoins, il avait été décidé de conserver les tombeaux des Ducs et les retables, pour le souvenir qu'ils représentaient. De même, un certain nombre des tableaux de Champmol ont été conservés pour leur valeur artistique.
Donc en 1792, les tombeaux ont été démontés pour les installer à l'abbaye Saint Bénigne devenue par la suite cathédrale. Mais un an après la chute de la monarchie, le 10 août 1793, il a été décidé de faire disparaître les effigies des tyrans. A ce moment là, on a souhaité détruire les tombeaux des Ducs. Sauf que tout s'est fait passé très vite et des Pleurants ont disparu. A cette époque, il n'y avait pas encore de loi sur l'inaliénabilité des collections et donc il n'y avait aucun fondement à les réclamer par la suite. Dans les années 1820, Deux Pleurants sont revenus, provenant de collections particulières ainsi que quelques éléments d'architecture. Certains particuliers ont refusé de les vendre et nous ne savions pas non plus où se trouvaient certains Pleurants.
Quant à ceux situés aujourd'hui au musée de Cleveland, le conservateur de l'époque n'avait pas jugé bon de les racheter car ils lui semblaient trop dégradés. Ils ont ensuite été proposés en 1876 à la ville de Dijon mais celle-ci ne les a de nouveau pas achetés. Ce sont dans les années 1920 que deux Pleurants ont fini par passer en Amérique. Ils ont été exportés en toute légalité. Avant de parler de restitution, il faut donc quand même se rappeler du cadre historique...
Quelle est la réglementation sur l'exportation du patrimoine en vigueur aujourd'hui?
De nos jours, il y a un contrôle à l'exportation qu'on appelle "les autorisations de sortie du territoire" il existe un bureau des objets mobiliers au ministère de la Culture qui juge des dossiers qui doivent être spontanément présentés par les propriétaires ou les marchands qui envisagent d'exporter une œuvre - notamment tout ce qui est classé monument historique. Le ministère de la Culture peut interdire de sortir une œuvre du territoire mais dans ce cas-là, il faut que l'État fasse une proposition d'achat dans un délai de dix-huit mois. Au bout de ce délai, si aucune offre n'est proposée, l'œuvre peut être vendue et partir à l'étranger...
Avant l'entrée en vigueur de cette législation, aucune transaction ne peut être considérée comme illégale. Il n'y a guère que le gouvernement de Vichy qui peut être remis en cause : tout ce qui concerne les saisies qui ont été faites chez des particuliers juifs* sont ainsi considérées comme n'ayant pas de fondement juridique. C'est pour cela que ces œuvres conservées après la guerre par les musées français restent ouvertes à la restitution.
Exportées de manière légale ou non, quelles œuvres bourguignonnes de valeur sont actuellement à l'étranger?
Il s'agit majoritairement d'œuvres que nous avons détruites nous-mêmes. Par exemple, nous savons que des éléments de l'Abbaye de Cluny* (en Saône-et-Loire) sont éparpillés. Sinon, les tapisseries saisies sur Charles le Téméraire* à la bataille de Morat* sont au musée de Berne* (Suisse) parce que les Suisses ayant gagné la bataille, ils ont gardé les tapisseries. Mais en réalité, elles sont plus flamandes que bourguignonnes puisque ce prince-là était évidemment Duc de Bourgogne mais également Comte de Flandres. Et comme il se promenait avec ses tapisseries et qu'il vivait davantage dans le nord de l'Europe, l'héritage n'était donc pas strictement bourguignon.
De même, il est légitime que les trésors de la Toison d'Or* soient au musée de Vienne* (Autriche) parce qu'ils sont tout simplement restés là où résidait la cour. Vous voyez bien que la nation actuelle n'est pas le cadre de la fin du Moyen-Âge. Donc si quelqu'un devait réclamer les tapisseries à Berne, ce seraient aux Autrichiens de le faire à la rigueur!
Il existe bien des œuvres 100% bourguignonnes qui traînent dans les musées ou les collections étrangères, non?
Il existe en effet beaucoup de sculptures bourguignonnes médiévales exposées dans les musées américains parce que cela a beaucoup été le goût des collectionneurs aux 19e et 20e siècles. Car pour qu'il y ait des pièces dans les musées il faut d'abord qu'un marché soit créer par les collectionneurs. Pourquoi l'époque romane précisément ? Parce qu'il s'agit d'un moment où la Bourgogne était un foyer d'art où l'on créait des choses que l'on ne faisait pas vraiment ailleurs...
Il y a également les maquettes du relief de l'Arc de Triomphe (Paris) de François Rude* qui sont à Détroit et à Chicago. Quant aux œuvres de Jean-Baptiste Lallemand*, il y en a dans beaucoup d'endroits, de même que celles de François Pompon* et de Pierre-Paul Prud'hon. Et il y a du mobilier de Hugues Sambin* au musée Getty* à Los Angeles. Mais en réalité, les oeuvres bourguignonnes vraiment majeures sont plutôt au musée du Louvre qu'à l'étranger. D'autre part, nous avons encore beaucoup à travailler pour repérer certaines œuvres bourguignonnes : il y a en effet pas mal de peintures bourguignonnes du 16e siècle qui ne sont pas toujours bien attribuées. Sinon des tableaux de Jean Tassel* doivent se trouver à l'étranger mais ce n'est pas non plus un immense peintre !
Comment ça, nous n'avons pas de Pablo Picasso local? Pas de trésor bourguignon alors... C'est décevant!
Je crois surtout que l'on se fiche de savoir de quelle nationalité sont les œuvres désormais. En plus, du fait que le patrimoine soit un petit peu dispersé, c'est l'occasion d'échanges internationaux comme on vient d'en faire avec les États-Unis pour la tournée des Pleurants*. Dans le même ordre d'idée, on peut se rendre compte que la sculpture du 19e siècle de François Rude n'a rien de spécifiquement bourguignon : il s'intègre littéralement à la sculpture française voire européenne. Les artistes circulent, les œuvres circulent, les formations sont relativement homogènes. Il n'y a pas de patte bourguignonne autre que la sculpture médiévale. Et de toute façon, c'est l'Histoire et l'on ne la réécrit pas. Je ne vois pas que la Bourgogne ait perdu rien d'emblématique : nous n'avons pas perdu les frises du Parthénon** !
La notion de "trésor bourguignon" est de la construction d'image, c'est du délire régionaliste. Nous ne sommes plus dans l'idée qui a été extrapolée d'écoles artistiques régionales. Selon les époques et les sensibilités, nous avons tendance à reconstruire l'Histoire. Nous la réinterprétons toujours. Aujourd'hui, c'est à nous de formuler un discours que nous allons essayer de faire passer aux touristes parce que c'est important. On peut dire qu'à un moment, la sculpture bourguignonne a été florissante. Il y a dans cette idée une part d'objectivité mais aussi de romancé bien sûr."
* Pour en savoir plus sur les œuvres, artistes ou musées cités, voir les liens ci-dessous.
** Les reliefs en marbre du Parthénon grec sont conservés au British Museum ; la Grèce réclame leur rapatriement à la Grande-Bretagne depuis trente ans.