Position
Le gouvernement répète aujourd’hui l’opération qu’il avait menée en mars 2016 : le démantèlement de la « jungle » de Calais. Après la zone sud, la zone nord. L’échec de mars n’empêchera pas de recommencer la même erreur. Nous connaîtrons dans quelques semaines l’échec d’octobre. Après le passage des bulldozers en mars, des milliers de personnes privées des refuges de fortune qu’elles avaient construits dans la lande, dont des centaines de mineurs isolés, jetées de nouveau sur les routes, ont trouvé asile dans d’autres bidonvilles de la région, entre autres à Grande Synthe où un maire intelligent avait installé un campement d’accueil décent que le Ministère avait à l’époque refusé de soutenir. Ce démantèlement de la « jungle » devait pourtant « régler le problème des migrants » : on les mettrait dans des containers sans commodités, ou on les enverrait de force dans ces centres d’accueil à l’autre bout de la France, c’était prendre soin des existences humaines et honorer l’hospitalité de la République française. La plupart des migrants ne sont pas allés dans les containers, la plupart ont fui les centres d’hébergement et, dès que l’occasion s’en est présentée, ils sont revenus à Calais. Car ils préfèrent leurs propres installations de fortune, faites de tentes perméables et de cartons poreux dressés sur une lande boueuse, à l’entassement dans des containers inhumains ou à l’éloignement dans des départements indifférents à leur sort et à leurs désirs. Ils préfèrent reprendre la route qu’être privés de liberté de mouvement. Ils préfèrent suivre leur voie et construire leur destin que d’être livrés aux déportations organisées par quelques technocrates ignorants qui font la politique migratoire de la République. Ils étaient six mille en février sur l’ensemble de la lande, ils sont dix milles aujourd’hui dans sa seule partie nord.
Cette situation pose quatre questions de fond. On ne considèrera pas en effet la fausse question de savoir si ces hébergements existeront ; nous connaissons déjà la réponse : il est impossible de créer avant l’hiver les 8 200 places annoncées. On ne considérera pas non plus cette autre fausse question qui est de savoir si ces hébergements conviennent aux migrants : nous savons déjà que non, une très grande majorité des migrants du littoral souhaitent gagner la Grande Bretagne plutôt que rester en France et cela pour d’excellentes raisons (dont la première est qu’ils y ont de la famille et qu’ils parlent anglais et non français). Quant à ceux qui déposeront des demandes d’asile en France, seuls 10 % recevront un avis favorable et les autres seront de nouveau expulsés des centres : on les retrouvera à Calais la semaine suivante. On ne se demandera pas non plus si tout a été fait pour accueillir les mineurs non accompagnés qui sont plus d’un millier. On sait que le gouvernement n’a pris aucune mesure pour honorer ce que la convention internationale sur la protection des enfants exige de lui, à savoir des mesures d’accueil spécifiques. Il a déjà annoncé que ces enfants iront dans des CAO. On ne se demandera surtout pas pourquoi le gouvernement a réussi à susciter une telle opposition de municipalités rétives à l’installation de centres d’accueil chez elles ! Ce n’est que polémique électorale. Réfléchissons plutôt aux questions dont les réponses nous échappent ou sont tues.
On se demandera donc, d’une part, pourquoi le gouvernement s’acharne à répéter une opération de démantèlement qu’on sait d’avance désastreuse. Pourquoi, d’autre part, les migrants préfèrent la vie dans la « jungle » de Calais aux centres d’hébergement que le gouvernement prétend édifier « par souci d’humanité ». On se demandera enfin ce que recouvre ce nom de « jungle » et si d’autres solutions raisonnables — bien que diagnostiquées « impossibles » — politiquement justes et économiquement heureuses, conformes aux déclarations universelles des droits de l’homme et ne déshonorant pas toute forme de démocratie, ne sont pas envisageables. Ou plutôt, on persistera à affirmer, aussi idéaliste que cela puisse paraître, qu'il y a des alternatives et que savoir les exposer constitue déjà une altération du discours dominant. Un discours de la domination qui confond altérités avec menaces, dangers ou déchets à rejeter. Ici, on tente de parler depuis « l'autre côté »...
I. Pourquoi persévérer dans l’erreur ?
Le démantèlement de la zone sud en mars 2016 fut un échec lamentable, et annoncé. Il y a aujourd’hui dix mille personnes à éliminer de la lande. Et donc, bis repetita placent : on délogera, on détruira tout ce qu’ils ont construit, abris, écoles, infirmeries, bibliothèques, centre d’accueil pour femmes et enfants, école d’art, restaurants, commerces ; on détruira une ville improvisée mais accueillante et vivante, un havre. On renverra enfants, femmes et hommes à leur errance en faisant croire aux Français qu’on les a relogés, qu’on leur propose de faire des demandes d’asile, on répètera une fois de plus que la France est une terre d’asile et l’hospitalité un devoir républicain. Personne ne sera dupe mais tout le monde fera semblant de prendre au sérieux ces déclarations. Et demain, la lande de Calais accueillera non plus six mille, non plus dix mille, mais quinze mille, vingt mille personnes. Pourquoi, comment tous ces mensonges ?
C’est que les élections se profilent.
Il faut donc « régler le problème des migrants », ce qui signifie faire croire que demain il n’y aura plus de « jungle » dans les dunes de Calais et plus de problèmes avec des étrangers sur le territoire français. Certains électeurs en colère le souhaitent, la maire de Calais l’exige, la préfète, le député, le ministre le veulent. Les élections s’annoncent, et les candidats aux suffrages renchérissent dans l’horreur : l’un dit qu’il reviendra sur les accords du Touquet qu’il a pourtant signés ; l’autre qu’il règlera le problème des migrants en trois mois ; un autre encore qu’il est le seul à faire le nécessaire pour fermer les frontières de l’Union européenne… Accumulation de mensonges et de mépris, insolences . Dans nos démocraties libérales avancées, on appelle cela une campagne électorale.
Mensonges et bêtise ont leurs relais : au lendemain des élections en Allemagne, la presse, unanime, expliquait que Madame Merkel payait le prix de sa veulerie. Elle avait reçu en Allemagne plus d’un million de réfugiés et le Land de Poméranie occidentale-Mecklembourg le lui rendait aux élections : 22% des suffrages allaient à l’AfD, parti d’extrême-droite anti-immigrants et anti-islam, laissant trois points derrière lui la CDU. Preuve était faite que l’accueil des migrants revenait à donner raison aux partis identitaires, racistes, islamophobes. « Accueillez et vous serez châtiés. » Et donc, on cultive la peur pour récolter des voix ; et l’on nourrit ce paradoxe : soyons plus xénophobes que ceux qui vivent de xénophobie pour éviter que les xénophobes ne l’emportent aux élections. Car il s’agit bien d’une course à la xénophobie. Pour contrer la menace de l’extrême droite qui guette tapie dans l’ombre, il faut en effet diaboliser les envahisseurs, interdire l’accès aux migrants ou les expulser, détruire leurs campements, multiplier les mesures les plus dures envers ces étrangers qui menacent l’identité nationale, l’emploi, la sécurité de nos femmes et la vertu de nos filles. Donnons par avance raison au fascisme. Soyons plus fascistes aujourd’hui que Le Pen ne pourrait l’être demain. Il n’y a qu’une seule « politique » possible : exclure les intrus qu’on ne saurait « intégrer » (c’est-à-dire en réalité désintégrer), fermer les frontières, tolérer les échouages en Méditerranée sous couvert de les prévenir, démanteler les campements, renforcer la police. Et déployer au plus grand bénéfice de nos industries d’armement le commerce de la surveillance des frontières et de la répression des migrants. Voilà qui atteste du sérieux d’une politique qui prend le problème des migrants à bras le corps.
Aujourd’hui, l’Allemagne, la France, d’autres pays européens ou non, sont entièrement soumis à cette logique élémentaire, sotte, terrifiante mais établie, qui organise la comédie des démocraties : on veut les suffrages ; les suffrages vont aux maldisants ; soyons les plus maldisants et prouvons-le en étant les plus malfaisants. Fermons les frontières, même si c’est impossible et contreproductif ; fermons les campements de migrants même si c’est impossible et contreproductif ; expulsons, rejetons, enfermons, marchandons avec les Etats périphériques ou les Etats sources… La maire de Calais, le député PS du Nord, les sociétés de transporteurs, les commerçants, le Ministre de l’Intérieur, le Front National, tous ont un même et unique combat : il faut fermer la « jungle » et expulser ces étrangers qui causent notre malheur, pourrissent l’économie, menacent notre sécurité, altèrent notre identité, répandent la terreur et dénaturent la vraie foi. Aucune abjection n’est à craindre si elle est pire que celle que propose la droite la plus obtuse. Aucune abjection ne sera plus rentable que celle qui surenchérira sur l’extrême droite pour faire advenir l’extrémisme qu’on dit combattre et qu’ainsi on précipite. Le gouvernement appelle cela une politique de gauche et la droite une responsabilité de droite.
Alors la réponse est donnée : l’erreur du démantèlement n’en est pas une, elle est l’expression d’un choix démocratique dans une démocratie réduite au jeu des élections : rafler des voix à l’extrême droite par une surenchère dans l’adoption des postures et mesures les plus répressives, les plus inhumaines et les plus contre efficientes. Et comme la répression ne produit d’autre effet que de renforcer la répression jusqu’à la destruction de ce qu’on réprime, alors, à un démantèlement désastreux, ajoutons un autre démantèlement encore plus désastreux, faisons entrer les CRS dans la « jungle » pour détruire les commerces au mépris du droit, interdisons les manifestations de soutien et réprimons sauvagement les citoyens qui font leur devoir en les accusant d’être tous manipulés par les No Borders. La supposée gauche au pouvoir ne fait qu’accroître dans cette surenchère l’Etat policier que le précédent gouvernement avait redoré. Ou plutôt, elle fait de cet Etat le seul et unique Etat français : l'excès des forces policières devient « l'exception » donnant à l'Etat sa nouvelle identité. Un Etat d'urgence permanent. Le problème n’est même plus que cet Etat a définitivement oublié jusqu’aux notions de service public et de protection sociale, il est qu’à force de devancer l’extrême droite dans ses pratiques pour rendre son avènement inutile, il produit très efficacement l’inverse de ce qu’il en attend : la victoire du FN dans les esprits et peut-être dans les urnes qui finiront par ouvrir à la haine le chemin du pouvoir grâce aux républicains et aux socialistes.
On avait pris l’habitude de distinguer la gauche d’opposition et la gauche de gouvernement, laquelle gouvernait comme tout gouvernement gouverne de fait dans une ère néo-libérale, c’est-à-dire en prônant des mesures en même temps libérales et répressives. Aujourd’hui, la gauche de gouvernement invente la gauche d’extrême droite et l’applique sur les étrangers. Dix mille réfugiés à Calais en paieront le prix de leur vie, si ce n’est de leur mort. Mais nous aussi, citoyens français, nous mourrons de cette haine déguisée.
II. Pourquoi les migrants préfèrent vivre dans la « jungle » que rejoindre des centres d’hébergements transitoires ?
Parce que la « jungle » est une ville et pas seulement une jungle dangereuse, précaire et instable. Dire que c’est une ville, c’est tout simplement dire que les foyers privés constitués d’abris précaires sont insérés dans un tissu relationnel dont les règles, même implicites, font l’objet d’un quasi traitement public. La « jungle » reconstitue sur un mode inchoatif une société dotée d’un domaine public, d’institutions, de commerces et de services publics qui donnent consistance — même en ces conditions extrêmes — à des vies éprouvées et affaiblies en sorte de les doter de puissance et donc d’avenir. A l’inverse, les containers ou les centres d’hébergements provisoires, aussi confortables et sécures seraient-ils au regard des habitats de la « jungle », ne sont pas ni ne peuvent être des ressources de vie. Transitoires, ils entretiennent le passé de souffrance sans dessiner d’avenir possible. Et cet abri qu’ils offrent, les migrants savent très bien que c’est un pis-aller qui ne débouchera, pour presque la totalité d’entre eux, sur rien d’autre que de nouvelles errances vers d’improbables campements.
Il ne s’agit pas de taire ou de négliger la dangerosité de la « jungle » comme de tout bidonville. Les abris sont fragiles et précaires, les personnes sont exposées au vol, au viol, aux maltraitances et pas seulement à la pluie, à la boue, au froid. Les nuits sont difficiles car la crainte ne disparaît guère sauf dans les petites communautés reconstituées sur des aires clôturées selon des affinités souvent nationales. Règnent les commerces illicites et avilissants des passeurs et des proxénètes, les tensions entre « nations » comme entre affairistes, etc… La violence des rapports sociaux, de sexe et d’ethnies y est égale à celle que connaît toute société. Il est cependant non seulement erroné mais aussi malhonnête, comme le font les pouvoirs publics, de n’évoquer que ces conditions sans voir combien, au travers de ces rapports, se nouent aussi d’autres relations qui confortent l’existence, permettent de tenir, et entretiennent les promesses d’un avenir. Aussi dangereuse soit-elle, toute société humaine est comme un exo-squelette qui, dans certaines conditions, renforce nos capacités à survivre et nous donne les moyens d’aller de l’avant. Calais, a t-on déjà eu l’occasion de dire, n’est pas un point d’aboutissement ou d’échouage pour les migrants, mais un lieu de commencements 1. Aussi, raser la « jungle » de Calais, ce n’est pas démanteler des lieux d’infamies, c’est détruire ces ressources de vie qui, inventées dans le désarroi, débouchent sur un renforcement notable et heureux des puissances d’agir. Voilà en tout cas, si on ne s’arrête pas aux seules considérations de police migratoire, ce qui explique pourquoi les migrants préfèrent la jungle aux containers, le campement aux hébergements, la précarité et les risques aux illusoires sécurités des centres fermés. Tout simplement : ils vivent et veulent vivre. Et ce qu’on conteste en démantelant la « jungle », c’est leur statut d’êtres vivants, d’êtres humains, d’êtres libres de choisir leur vie.
Les migrants ne préfèrent pas la « jungle » aux solutions que proposent le gouvernement parce que la « jungle » serait un lieu de vie heureux. Ils la préfèrent parce que c’est le lieu d’une urbanité qui réserve des possibles et préserve des avenirs, un lieu qui ne les enferme pas dans leur passé, un lieu où vivre-avec-d’autres — qui signifie tout simplement « vivre » — continue de s’éprouver au contact des étrangers que sont pour les migrants les autres migrants autant que les Calaisiens. Dans cette « jungle » ou ce bidonville de misère encerclé de CRS, gît plus d’humanité vraie que dans n’importe quel parc à containers ou centre d’hébergement aseptisé mais éloigné de tout. La « jungle » lie les réfugiés les uns aux autres, pour le meilleur et pour le pire, et ces liens sont ceux d’une liberté promise et d’une puissance accrue plutôt que les fers d’une servitude assurée derrière la sécurité des grilles et des murs.
III. De quoi la « jungle » est-elle le nom ?
Les responsables publics des mesures de démantèlement de la « jungle » ignorent entièrement la réalité de cette existence dans le campement. Ils ne regardent qu’aux chiffres, qu’aux élections et ne s’intéressent qu’aux électeurs. Comment peut-on avoir choisi d’exercer une responsabilité publique et être à ce point insensible à ce qu’il se passe, à ce qui s’expérimente, à ce qui est en jeu pour l’existence collective ? De très nombreux Calaisiens qui ne sont pas « en colère » ont, eux, fait preuve de compréhension et d’intelligence, et l’ont prouvé par une attention et un dévouement exemplaires envers les réfugiés. Ils sont l’honneur d’une ville que les pouvoirs publics bafouent. Loin de s’enfermer dans cette division entre la ville et la « jungle », ils ont créé des passerelles et apporté leur soutien.
On peut émettre l’hypothèse, audacieuse et fragile bien qu’évidente, que l’attitude commune au gouvernement et à l’opposition, à la droite extrême et à la gauche qui rivalise avec elle, est un immense contresens organisé. Bientôt en Allemagne le million de réfugiés sera partie prenante de la société et de l’économie et sauvera le pays : il suffit d’attendre que l’insertion se fasse et produise ses effets. Les dommages craints paraîtront dérisoires au regard des bénéfices retirés. La France elle-même s’est toujours renforcée de la venue des étrangers qui la composent. Que seraient les pays d’immigration sans les immigrés ? A t-on jamais vu un pays grandir sans immigrés ? A t-on jamais vu un pays périr de l’apport d’étrangers ? Il suffirait de presque rien pour que le sens de la condition migrante soit exactement compris à rebours de ces contresens.
Calais : aménageons le campement, dotons le d’institutions fiables garantissant la liberté et la vie de celles et de ceux qui y transitent, reconnaissons l’extraordinaire productivité, inventivité, vitalité de la société qui s’invente là dans des conditions extrêmes qui semblaient rendre impossible une urbanité heureuse et vivante ; soyons non seulement attentifs mais aussi impressionnés par la puissance politique qu'incarne, dans sa lutte pour l'espace, dans son combat pour se tenir là – debout, elle aussi, et en tension vers un ailleurs – cette société précarisée. Née de « passants »désireux de ne pas s’implanter là, cette société se dote pourtant et bien que pour un moment que chacun voudrait le plus court possible, d’institutions pérennes.
« L’homme n’a pas d’instincts, il fait des institutions. L’homme est un animal en train de dépouiller l’espèce. »2. Les migrants ne sont ni bêtes ni des bêtes, ils instituent les structures oubliées d'un monde humain, un monde où les langues, diverses — plus de vingt sont parlées dans cette cité cosmopolite — s'entendent, se traduisent, se frottent et s'apportent. Des cours de langue s'organisent avec des centaines de bénévoles, avec des enseignants-étudiants qui apprennent l'arabe en échange de cours de français et co-inventent, simplement et immensément, une forme de « communauté d'apprenants » internationale. Des réseaux de solidarité et de coopération ne cessent de se créer, affrontant les pressions des passeurs comme celle des forces de police, surmontant les tensions qui ne cessent de naître de cette promiscuité forcée. Le plus admirable ? Il n’y a pas là de peuples unis — parfois, c’est vrai, des clans qui s’affrontent (les Soudanais, les Afghans…) mais ces tensions ne figent pas longtemps les résidants en des ghettos hostiles car la solidarité de destin prend le pas sur les intérêts et les dogmes. Les combats pour survivre rendent par avance vaines les ordinaires manœuvres du pouvoir.La précarité s’y révèle la condition d’une quasi-citoyenneté affranchie des dogmes de l’Etat et de la Nation. Pas d’élections, là, en ce lieu politique par excellence ! Là, la xénophobie est erreur, maladresse, sans attrait : elle ne paye pas. Dans la jungle, nulle maire, nul député, nul préfet, nul ministre pour demander le démantèlement de la zone portuaire. Tel est le paradoxe : la « jungle » de Calais est le laboratoire d’une cosmopolitique laborieuse, incertaine, difficultueuse, mais prometteuse d’un avenir, aussi improbable et risqué soit-il.
Il y a tout à apprendre de ce qui s’expérimente là à son corps défendant ; tout à soutenir de ce qui s’invente là malgré tout ; tout à défendre de l’humanité qui s’y affirme noble dans la misère, puissante dans la détresse, généreuse dans son dénuement. En lieu de quoi, le gouvernement qui n’a pas la moindre idée de ce qu’est l’humanité, pas la moindre idée de ce qu’est la politique (pas celle qui se mesure aux suffrages perdus d’avance mais celle qui s’essaye dans l’édification concertée d’un monde commun), pas la moindre idée de ce que signifie la chose publique, se propose de démanteler la jungle et de recommencer en ces mois de septembre-octobre, les misères du moisde mars.Pourquoi détruire ? Pourquoi croire que détruire fera une politique ? Pourquoi s’imaginer que détruire ce qui se construit est mieux que prévenir la destruction de ce qui s’est édifié et qui est déjà promesse réalisée ? Misère des pensées courtes, des calculs égoïstes et des eaux glacées de la Manche !
IV.There are many alternatives
Alors que le gouvernement français et la mairie de Calais sont en train de s'affronter autour d'une « alternative » qui s'annule d'elle-même, d'autres possibles peuvent être imaginés ou, tout simplement, observés. L'alternative officielle est celle-ci : construire un mur ou détruire le camp. Les deux options disent en réalité la même chose : elles masquent un problème qui, lui, ne disparaîtra pas par l’érection d’un mur ou la destruction d’une rue. Ou l’on reconnaît que la « jungle » persiste car, contrairement à ce qu’on professe, aucun problème n’est réglé ; et l’on mure la rocade pour en interdire l’accès aux migrants. Ou l’on croit que la « jungle » va disparaître — alors que le démantèlement revient en réalité à la déplacer voire à la multiplier ; et le mur est inutile. Les tractations des gouvernements français et britannique ont débouché il y a peu sur cette coûteuse ignominie d’un nouveau « mur végétalisé » (car il faut bien « l'intégrer au paysage », lui !) qui aujourd’hui est contredite par la proclamation électorale du démantèlement. Et pour se distinguer, la maire de Calais qui soutenait hier encore l’édification d’un mur de plus dans sa ville déjà entourée de barbelés, feint de prendre une promesse électorale, le démantèlement, pour des réalités à demi-réalisées et prétend aujourd’hui s’opposer au gouvernement. La seule chose que cette alternative prouve est la contradiction commune au gouvernement et à l’opposition : l’un et l’autre disent et font n’importe quoi. Pourquoi ? Parce que l’un et l’autre se, et nous, trompent sur le diagnostic (le sens de la « jungle ») et donc sur la manière de « régler le problème des migrants ». En réalité, il existe de multiples autres façons de comprendre ce prétendu problème et d’en envisager les débouchés.
Le problème, on l’a dit, n’est pas de séparer un camp d’une ville mais de relier cette ville à venir qu’est le camp à ce camp clôturé qu’est devenue la ville. En fermant la frontière entre la France et la Grande-Bretagne, on l’a simplement déplacée et fermée à l’intérieur de Calais qui a vu les grillages et les murs se multiplier en son sein, autour du port, de l’entrée du tunnel, de la lande. Supprimons le mur britannique et la ville est libérée de ses propres murs, non parce que les migrants seront partis mais parce qu’ils pourront enfin être accueillis dans et par la ville. Aménageons ladite « jungle », qui est déjà plus une ville que ce qu’est devenue la ville, et la jungle ne sera plus la jungle qu’on dit qu’elle est, théâtre d’affrontements réels et de guerres imaginées, scène cauchemardesque pour les fantasmes de l’extrémisme. Calais pourra redevenir la ville qu’elle a cessé d’être depuis qu’elle s’est enfermée dans ses fantasmes.
Faisons un rêve, ou tentons simplement une contre narration : imaginons que la vie politique ne soit pas tenue par les élections, qu’elle ne soit pas condamnée à toute cette médiocrité que la chasse aux voix rend inévitable ; et qu’on affronte les problèmes tels qu’ils se posent et non tels qu’on les fantasme ! Imaginons par exemple qu’à Calais un Conseil citoyen s’organise qui délibère avec les migrants de la manière dont la ville peut les accueillir, mettre à leur disposition des conditions de vie décentes, leur offrir des services et des emplois communaux et faire bénéficier les citadins en retour des richesses humaines et culturelles qu’apportent avec eux les nouveaux venus ! Imaginons des services municipaux ouverts pour l’accueil, les soins, l’éducation, les entraides, la formation, les emplois. Imaginons que la ville se dote de foyers organisés pour qu’éclosent et se composent librement toutes ces richesses humaines, techniques, ces savoir faire multiples ; et voilà qu’elle se renforce, se développe, s’anime, se diversifie par l’apport de tout ce que ces vies expérimentées offrent de possibilités. Imaginons que les Calaisiens se fassent les artisans de ces compositions, les porteurs de ces projets, les défenseurs de ces libertés inventives. Et qu’ils travaillent de concert à augmenter ensemble leur puissance d’agir et le bonheur des existences en commun. Imaginons tout simplement que ce qui s’invente dans la jungle devienne l'exemple de ce qui peut se faire dans la ville et mieux, de ce qui pourrait se faire entre la ville et la jungle, avec la ville et la jungle. Des emplois se créent, des relations se nouent, des grillages tombent, les liens de la liberté et de l’égalité — on appelle cela, littéralement, des obligations — se substituent aux liens de l’enfermement et de la séparation — on appelle cela des coercitions.
Car qui sont ces migrants ? Des Soudanais et des Afghans, des Syriens et des Maliens ? Des Musulmans, des Hindouistes, des animistes bizarres, des athées ? Ou des garagistes, des jardiniers, des informaticiens, des cordonniers, des maraîchers, des médecins, des peintres en bâtiment, des maçons et des poètes, savants, ignorants, habiles ou paresseux, étudiants autant qu’analphabètes ? Des mères et des pères, et des enfants ? Des amoureux et des solitaires ? Par la langue ils paraissent étrangers, par la religion ils paraissent dangereux, par l’aspect ils paraissent repoussants, par le dénuement ils paraissent implorants ; par leur art ils sont proches, par leurs besoins ils sont semblables, par leurs désirs ils sont nous, par leurs expériences ils sont plus que nous.
Ce qui nous rapproche rend possible une politique ; ce qui nous sépare rend nécessaire une politique. Mais, on le sait, la formule s’inverse : c’est en réalité ce qui sépare qui rend possible le commun et ce qui réunit qui rend les rapprochements sectaires et requiert des séparations. Ce qui est en question en politique n’est pas l’être en commun ni le vivre ensemble, c’est l’agir concerté. L’être en commun est affaire de familles au sens large, c’est une construction des parentés. Le vivre ensemble est affaire de commerces, le système des besoins en décide. Une politique est ce qui fait agir ensemble celles et ceux qui ne sont pas déjà ensemble (parce que pas de la même famille, pas du même dieu, pas du même lieu, pas de la même langue …), ce qui fait communauté de celles et ceux qui n’ont par avance rien de commun et que les intérêts du commerce ne suffisent pas à réunir. Il n’y a de politique qu’avec des étrangers, qu’à cause de l’étrangeté et que grâce à elle, c’est pourquoi toute politique est xénopolitique. Il n’y a de politique qu’à instaurer un monde commun entre des mondes irréductibles et la plupart du temps divergents, c’est pourquoi toute politique est cosmopolitique. Calais pourrait être le nom non d’une « jungle » (ou de ce qu’on désigne sous ce nom) mais d’une politique. L’initiative en revient aux Calaisiens autant qu’aux pouvoirs publics. Là se décide si l’on veut être citoyen, ce qui signifie toujours concitoyen, ou non. Le gouvernement et la Mairie qui veulent démanteler la « jungle » rejettent la citoyenneté, rejettent la politique, par idéologie et calcul (d’intérêts et de voix) : ils se montrent xénophobes et acosmiques. Une autre possibilité existe, c’est une initiative populaire, au sens élémentaire : que les Calaisiens et les migrants agissent ensemble à instaurer un monde commun. Les interlocuteurs ne manquent pas dans la jungle, la preuve est faite et c’est cette preuve qu’on détruit en démantelant la zone. Ils ne manquent pas dans la ville non plus, car on se refuse à croire que la colère des Calaisiens, tout instrumentalisée qu’elle soit par les jeux du pouvoir, ne cache pas l’intelligence d’un civisme qui ne demande qu’à s’employer. Il suffit que les uns et les autres cessent d'être entravés dans ce que l'on a droit de considérer comme un désir de cette concitoyenneté pour qu'une toute autre histoire débute à Calais et fasse signe à l'ensemble des citoyens en Europe et au-delà.
1 Voir Camille Louis et Etienne Tassin, La jungle et la ville : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/150216/la-jungle-et-la-ville
2Gilles Deleuze, Instincts et institutions, Paris, Hachette, 1955.