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La Turquie de Hrant Dink
Alors que l'AKP a toutes les chances de remporter une nouvelle fois les élections législatives turques, dimanche, Mediapart publie deux chroniques du journaliste turc d'origine arménienne Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007 à Istanbul. L'an dernier, considérant qu'elle s'était abstenu d'intervenir alors qu'elle disposait d'informations qui auraient pu empêcher son assassinat, la Cour européenne des droits de l'homme avait condamné la Turquie.
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Alors que l'AKP a toutes les chances de remporter une nouvelle fois les élections législatives turques, dimanche, Mediapart publie deux chroniques du journaliste turc d'origine arménienne Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007 à Istanbul. L'an dernier, considérant qu'elle s'était abstenu d'intervenir alors qu'elle disposait d'informations qui auraient pu empêcher son assassinat, la Cour européenne des droits de l'homme avait condamné la Turquie.
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La carte au trésor, 18 février 2000
Dans les journaux, on tombe souvent sur des titres de ce genre: «Arrestation d'un vendeur de fausses cartes au trésor». Ou bien: «Il se fait escroquer par des voleurs de trésor». Un jour, c'était dans Agos: «Des personnes d'origine arménienne vendent de fausses cartes au trésor». Nous sommes allés rendre visite au directeur du musée d'Erzurum qui était à l'origine de cette histoire. En fait, l'homme n'aurait pas déclaré que les coupables étaient arméniens, mais il aurait parlé d'«escrocs se présentant comme des Arméniens»; des types qui, pour accomplir leur larcin, expliquent que leur grand-père a enterré son or au moment du départ et qu'ils sont en possession d'une carte indiquant l'endroit où le trésor est resté caché.
Le directeur aurait dit cela, mais ses interlocuteurs auraient compris comme cela... de toute façon, la question n'est pas de savoir ce que celui-ci ou celui-là aura pu dire. Comme on le sait, la chasse au trésor est une activité, très en vogue en Anatolie, à laquelle certains fanatiques du trésor ont voué leur existence. On prétend même qu'il existe un café à Aksaray 86 exclusivement fréquenté par les chercheurs d'or. Des gars du genre de ceux qui viennent régulièrement frapper à la porte d'Agos pour vous montrer de vieux parchemins couverts de dessins auxquels ils ne comprennent rien; et vous tendre leur bout de papier d'un air craintif, comme s'ils avaient peur de se le voir arracher des mains. Vous voyez le tableau! Mais mon propos n'est pas de vous parler des cartes au trésor. Parmi tous ceux qui passent leur temps à creuser, combien savent que ce n'est pas dessous mais en surface qu'il faut chercher?
À les voir, il est évident qu'ils ignorent que le vrai trésor est à trouver parmi ceux qui ont échappé à l'exil forcé. Ces personnes et leurs enfants ont vécu en Anatolie aussi longtemps qu'il leur a été possible de le supporter. Malheureusement, ils n'ont pas été estimés à leur juste valeur; leurs écoles et leurs églises ont été confisquées. Avec le temps, ils se sont éparpillés, d'abord vers Istanbul, puis à la surface de toute la terre. Aujourd'hui, ils sont devenus si rares en Anatolie qu'il n'est même plus possible de dire combien ils sont. Le vrai trésor, c'est tout ce qu'ils ont créé. Les habitués de la deuxième page d'Agos doivent se souvenir de la rubrique «Il était une fois» qui a pris fin le week-end dernier. On y évoquait tous les lieux abandonnés dans les villages que nous avons laissés derrière nous: plus de trois mille églises, plus de deux mille écoles et d'innombrables maisons, des lieux de travail, des hôpitaux... On n'a pas apprécié la valeur deces personnes mais on n'a certainement pas apprécié non plus ce qu'elles ont laissé derrière elles.
Pourtant, en Anatolie, les Arméniens y vivent encore; pour être exact, disons plutôt qu'ils «vivent l'Anatolie» dans cet éparpillement à la surface du globe que l'on appelle la diaspora. On pourrait ainsi dire que la diaspora, c'est la dimension mondiale de l'Anatolie. Les amateurs d'histoire, qui n'ignorent pas qu'elle représente le point central d'une dilatation géographique, savent qu'il existe aujourd'hui, même en Arménie, des endroits nommées Nor Malatya, Nor Arapgir, Nor Pütanya (Izmit), Nor Sepasdiya (Sivas), Nor Gesaria (Kayseri)... des villes nouvelles fondées pour ressembler aux villes d'Anatolie, où les Arméniens peuvent retrouver leur identité anatolienne. Il paraît que de nouveaux monuments mémoriels vont bientôt être érigés aux États-Unis (en Virginie) et aux Pays-Bas, que des projets de résolution viennent d'être adoptés et que, la semaine prochaine, les spécialistes français de la taqiyya 87 vont encore débattre au Sénat de la reconnaissance du génocide. Chez nous, on entendra encore une fois les mêmes arguments sur l’habileté manœuvrière des lobbies arméniens. Toujours le même film rejoué à l’identique depuis des années…
Il y aurait pourtant un moyen de se sortir de ce bourbier; une voie qui nous mènerait au véritable trésor. Pour désarmer nos adversaires et les empêcher d’intervenir à leur gré dans nos affaires, il nous faudrait trouver le moyen de renouer le dialogue rompu, en donnant la priorité aux relations entre la Turquie et l’Arménie. Ensuite, nous devrions régler nous-mêmes les problèmes des Arméniens de Turquie, sans céder à telle ou telle pression ou intimidation venue de l’extérieur. Enfin, et c’est le point le plus important, il est indispensable de reconquérir l’Anatolie de la diaspora.
Croyez-moi, il ne s’agit pas d’une utopie ou de quelque chose d’irréalisable. La vie est pleine d’exemples montrant que de tout petits pas ou de minuscules entreprises peuvent être à l’origine des plus grands progrès. Au lieu de dire: «Développons le tourisme en misant sur la foi pour gagner de l’argent», il nous faut regagner le cœur des nôtres en engageant notre sincérité. Il suffirait, par exemple, de poser une plaque, même toute petite, où on aurait écrit: «Cette mosquée fut autrefois l’église arménienne Sourp Krikor Lousarovitch». Ce serait assurément un geste positif bien plus consolateur que nos incessantes querelles. Et c’est ainsi que je pourrais décrire ma conception de la carte au trésor.
Sur «la Turquie musulmane», 21 octobre 2005
Le Conseil de sécurité nationale 84 vient encore de déclarer que les menées séparatistes et les activités réactionnaires constituent à ses yeux la plus importante et imminente menace. Pour le dire simplement, les menées séparatistes englobent le problème kurde, et les activités réactionnaires désignent l’islam fondamentaliste. Même si la question n’est pas ici de prendre le pouls de la menace réactionnaire et de l’activisme islamique ou de faire le tour de la question kurde, il me semble utile de faire le constat suivant: heureusement que les Turcs et les Kurdes sont des musulmans. Si, jusqu’à ce jour, le sang n’a pas coulé entre ces deux peuples et si, ins¸allah, nous sommes préservés à l’avenir de tels événements, il faut d’abord le mettre au crédit de leur religion musulmane commune.
Voilà ce que je veux dire: au même titre que le séparatisme, peut-être que la montée religieuse est une menace, mais il faut bien admettre que c’est aussi le meilleur ciment national! Autrement dit, l’une des deux menaces neutralise, voire élimine l’autre. La structure musulmane de la Turquie ne constitue pas seulement un avantage à l’intérieur du pays, elle constitue aussi un atout à l’extérieur des frontières; peut-être même son atout majeur. Ce que nous sommes actuellement en train de vivre illustre mon propos: si le principal argument des opposants à l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne s’attache à la structure musulmane de notre pays, c’est aussi le meilleur argument de ceux qui la défendent; à tel point que le Premier ministre en joue assez habilement. Prêtez attention aux messages qu’il envoie à l’Europe et vous remarquerez qu’il se garde bien de détourner les regards de l’appartenance musulmane de la Turquie; au contraire, en plaçant cette identité au premier plan, il a déjà obtenu pas mal de succès.
Quelle qu’en soit la raison, que ce soit le 11 Septembre ou Ben Laden, la réalité est là. Si aujourd’hui la Turquie se retrouve à ce point prise en compte sur la scène politique internationale, c’est surtout grâce à son identité musulmane. Cependant, même si elle offre de nombreux avantages tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières, cette appar- tenance à l’Islam est aussi le plus sérieux handicap du pays. L’État qui s’est construit depuis des décennies sur le principe de laïcité n’a eu de cesse de contrôler les pratiques religieuses du peuple qu’il gouverne et de maintenir un état d’alerte permanente à coup de révolutions, de lois ou de pressions en tous genres. La tension fut ainsi à son comble après la révolution des mollahs en Iran. Au fond, toutes ces mesures ne servent pas à grand-chose; toutes les réformes vestimentaires et les multiples efforts déployés pour placer la vie religieuse sous le contrôle bureaucratique de la direction des Affaires religieuses n’ont pas pu empêcher ceci: en Turquie, le pouvoir est aujourd’hui aux mains d’un parti qui a su jouer de son image de parti musulman pour figurer au premier plan.
Après tout, c’est très bien comme ça! Un jour viendra où les musulmans qui s’empareront du pouvoir écarteront eux-mêmes la peur du fondamentalisme, que toutes les menées des farouches partisans de la laïcité n’ont jamais pu éradiquer. Si j’étais un de ces partisans, ou même si j’appartenais au Conseil de sécurité nationale, je remercierais Dieu d’avoir mis l’AKP 85 au gouvernement. Plus le musulman fait de la politique, plus la menace politique s’éloigne; plus le musulman est au pouvoir, plus il se débarrasse de son ambition de pouvoir et de son désir de charia. C’est pour cette raison que l’on peut affirmer qu’en matière de défense de la laïcité, les musulmans réussiront là où ceux qui s’en faisaient les hérauts ont échoué.
Les partis chrétiens d’Europe qui ne veulent pas que la Turquie devienne membre de l’Union européenne devraient y réfléchir à deux fois et songer qu’il est beaucoup plus fécond que les différentes religions vivent ensemble, les unes avec les autres, plutôt que côte à côte. Car, si l’on parvient à une lecture correcte de leurs différences, on s’aperçoit qu’elles se nourrissent et ne se détruisent pas. L’appel à la prière du muezzin, entendu cinq fois par jour par un chrétien comme moi, lui rappelle qu’il est chrétien. Ce n’est pas une perte, mais un gain pour la religion chrétienne. C’est ainsi que les différences s’enrichissent. Pour être tout à fait clair, je veux dire que, dans un tel cas, l’existence de l’islam constitue l’une des assurances de mon christianisme.