La rebellion «ne peut être réduite à ses dimensions islamiste ou armée, sauf à l’enfermer dans un confessionnalisme mortifère en contradiction avec l’évolution de la société syrienne», estiment Akram Kachee (université Lyon 2) et Jérôme Maucourant (université de Saint-Etienne), pour qui les «changements sociaux et l’émergence (d'une) nouvelle génération se reflètent dans le mouvement qui a débuté en mars 2011».
Nicolas Sarkozy, il y a un mois, affirmait « les grandes similitudes » entre les situations libyenne et syrienne, pour en appeler à une intervention militaire. Certes, l’insurrection syrienne a un caractère démocratique, mais souvenons-nous de l’avertissement de Robespierre, mettant en garde contre la tentation des « missionnaires armés ». Et l’insurrection d’aujourd’hui en Syrie est multiforme : elle ne peut être réduite à ses dimensions islamiste ou armée, sauf à l’enfermer dans un confessionnalisme mortifère en contradiction avec l’évolution de la société syrienne. Notre point de vue s’oppose ainsi à une opinion devenue commune qu’il s’agit de critiquer radicalement.
Le point de vue dominant sur la Syrie doit beaucoup à des travaux de la fin des années 1970, dus à Michel Seurat, qui tentait de démontrer que le pouvoir aurait été accaparé par une communauté hérétique de l’islam, les Alaouites. Seurat ne cachait pas qu’il reprenait, à ce sujet, les analyses des Frères musulmans. Le « socialisme » aurait été ainsi une façon de détourner des ressources de la nation au profit d’une confession minoritaire. En cas de menaces pesant sur son pouvoir, elle aurait même édifié, dans sa montagne originelle, les infrastructures permettant une relative autonomie économique. C’est dans cette montagne que, plusieurs décennies auparavant, le mandat français avait institué l’«Etat des Alaouites». Cependant, la simple transposition à l’identique dans le contexte d’aujourd’hui de la thèse de Seurat n’est pas possible. La société syrienne a, en effet, beaucoup changé ces dernières années, sous les effets conjugués de la libéralisation économique et de la mondialisation.
La génération des 15-25 ans, fer de lance de la révolte actuelle, est issue des transformations économiques et sociales. Elle n’a que très peu ou pas connu la période de Hafez Al-Assad. Ces jeunes sont pragmatiques dans leur choix de formation; certains maîtrisent parfaitement les outils des nouvelles technologies de l’information et la communication. Ils travaillent plus souvent pour le secteur privé que la génération précédente. Ils ne renient aucunement leur appartenance religieuse et sont parfois pratiquants, mais peu tentés par l’idéologie islamiste. Ces changements sociaux et l’émergence de cette nouvelle génération se reflètent dans le mouvement qui a débuté en mars 2011.
Les Syriens se distinguent par leur capacité d’organisation et leur créativité dans un contexte de répression et de violence extrême. Des initiatives (bien décrites par Leïla Vignal) se sont développées : création de comités locaux de coordination, organisation de l’entraide, mise en place d’hôpitaux clandestins, de villages autogérés, développement de nouveaux modes de contestation, prise en charge des fonctions de l’Etat défaillant, création de journaux en ligne, de réseaux d’artistes contestataires et d’œuvres engagées… Ces expériences, vécues en commun par des composantes très diverses de la société syrienne, ont fait émerger une conscience politique, une capacité de recherche du compromis, et ont rendu possible la création de la coalition Watan, reflétant la diversité de la société.
D’où vient donc cette occultation de nouvelle réalité syrienne ? Parfois, des soutiens du régime, supposé « défenseur des minorités ». Souvent, des opposants en sympathie avec l’islam politique. Et, aussi, de la fascination pour le modèle libanais qui était déjà celle de Seurat. Ce modèle est la preuve éclatante que les déterminations ethno-confessionnelles peuvent recouvrir le champ politique. L’allégeance des citoyens à l’« Etat confessionnel » passe d’abord par la confession, ce qui nie la nation comme organisation politique du peuple et comme sentiment collectif. L’Etat libanais est un Etat sans peuple, c’est une forme de gouvernement postmoderne de diverses communautés, ce qui fascine les nombreux tenants de l’inanité de l’Etat-nation.
Bien sûr, en Syrie comme au Liban, chrétienté et islam sont profondément divisés. Mais l’arabité y dépasse souvent ces appartenances, alors qu’au Liban, elle reste une expression idéologique portée principalement par des musulmans. Il est ainsi possible que les Alaouites - ou considérés comme tels - songent à acheter terres et immeubles pour se réfugier dans les montagnes de l'Ouest, alors même qu’ils peuvent vivre à Damas ou à la frontière irakienne. Mais, plutôt qu’un retour désiré dans une Mère patrie communautaire, il s'agit davantage d'une crainte légitime que des vengeances en forme de règlements de compte confessionnels ne les frappent. N’oublions d’ailleurs pas que les Frères musulmans de Syrie, dans un précédent conflit intérieur (1979-1982), mélangeaient dans leur révolte slogans anti-alaouites, terrorisme et actions armées classiques. L’hypothèse selon laquelle ces Frères auraient changé, à l’image des Frères égyptiens, reste un sujet de controverses entre spécialistes.
Plus généralement, la lecture confessionnelle du pouvoir et des événements actuels en Syrie occulte le fait que la communauté alaouite a assisté, avec l’arrivée au pouvoir de Hafez Al-Assad, à une marche forcée vers la « sunnicisation ». Désireux de légitimer et consolider son pouvoir, il a, dès les années 1970, mis en scène un rapprochement avec un islam orthodoxe (prières publiques dans les mosquées sunnites, célébration des fêtes religieuses sunnites…). Comme la constitution syrienne stipule que le Président de la République doit être musulman, une fatwa bienvenue a affirmé que la religion alaouite est une branche du chiisme et donc de l’islam. De même, la communauté alaouite a dû gommer nombre de ses spécificités culturelles et religieuses.
Que faire donc avec cette Syrie nouvelle ?
Refuser, d’abord, les prétendues ressemblances entre la Libye et la Syrie justifiant le soutien exclusif à un Conseil national syrien imprégné de l’idéologie des Frères musulmans et composé d’opposants exilés depuis trente ans.
Refuser, ensuite, une intervention qui pourrait fédérer les Syriens, dans un sentiment de cohésion et de fierté nationales retrouvées, autour d’un Bacher Al-Assad devenu le héros anti-impérialiste.
Convoquer, enfin, la réunion de toute l’opposition, afin de construire un interlocuteur qui sera soutenu dans un dialogue avec la Russie ; la France doit alors veiller à n’entretenir de relations qu’avec des opposants apportant des garanties de leurs intentions démocratiques ou pluralistes.