Après le coup d'éclat de Serge Charnay, ce père retranché pendant quatre jours dans une grue pour réclamer le droit de visite de son fils, Pauline Delage, doctorante en sociologie, dénonce une opération téléguidée par SOS Papa, « association masculiniste misogyne et réactionnaire » qui se voit accorder « une légitimité pour le moins problématique » par le gouvernement.
Le masculinisme légitimé par le gouvernement
Suite au coup publicitaire de Serge Charnay, SOS Papa n’a pas seulement pris une place importante dans les médias ; plus grave, l’association masculiniste a acquis une reconnaissance politique puisque le gouvernement a accepté de la recevoir pour examiner ses revendications, notamment la généralisation de la garde alternée pour les enfants. Passons sur l'action individuelle de Serge Charnay, passons même sur les raisons qui l'ont conduit à être déchu de ses droits parentaux – les médias ayant longtemps préféré évoquer « la souffrance d'un père » plutôt que l'enlèvement de ses enfants. La légitimité qu'on a octroyée à l'association ces derniers temps est pour le moins problématique.
C’est vrai d’abord d'un point de vue démocratique : toutes les associations dont l'un des membres exécuterait une action spectaculaire auront-elles désormais le même écho médiatique ? Seront-elles systématiquement reçues par les pouvoirs publics ? On peut légitimement en douter. C’est vrai ensuite d’un point de vue idéologique, puisque le discours de SOS Papa repose sur une vision du monde faussée, étayée par des données sociologiques et historiques biaisées, dont le cœur est l'idée selon laquelle les rapports de domination hommes/femmes sont aujourd'hui inversés. Constatant que les enfants sont, dans près de 80% des cas de divorce, hébergés chez leur mère, cette association souligne ce qu'elle voit comme une injustice : la société, par le biais de la justice civile, favoriserait les femmes dans les décisions liées aux enfants parce qu'elle ne comprendrait pas les changements historiques liés à la modernité, faisant des pères des sujets parentaux à part entière. Ce qui se passe dans les tribunaux ne serait alors que le reflet d'une évolution historique plus globale.
Depuis le féminisme des années 1970, les droits des femmes ayant considérablement évolué, et celles-ci étant encouragées à s'autonomiser par le travail et à s'introduire dans tous les espaces de la sphère publique, les rapports inégalitaires entre hommes et femmes se seraient inversés, et les hommes seraient en proie à une forme de domination féminine. Serge Charnay lui-même a souligné ce douloureux problème de l'omniprésence, et donc de l'omnipotence, des femmes dans les médias, dans le champ politique, et même dans la justice. Bref, celles-ci auraient acquis des droits aux dépens des hommes. Trop caricaturale pour être réellement naïve, la vision du monde offerte par SOS Papa repose sur des inepties sociologiques sur lesquelles s'appuie une idéologie qui, elle, est bien misogyne et sexiste. Des inepties que les médias et le gouvernement auraient dû commencer par pointer et réfuter.
Effectivement, les droits des femmes ont évolué : nous avons aujourd'hui légalement le droit d'ouvrir un compte bancaire, le droit de travailler sans l'autorisation de notre mari, le droit d'avoir recours à des méthodes contraceptives et abortives, le droit de dénoncer des crimes sexistes, racistes, lesbophobes à notre encontre. Oui, les choses ont changé, et c'est tant mieux. Mais outre le fait qu'il existe un écart réel et persistant entre les droits acquis par les mouvements féministes et leur mise en application, tout n'a pas non plus changé et les rouages de la domination masculine se sont parfois transformés sans disparaître pour autant : les femmes ont le droit de travailler mais elles occupent toujours des emplois plus précaires que les hommes, elles ont des salaires moindres et n'accèdent pas aux postes les plus élevés hiérarchiquement. Cette division sexuée du travail dans la sphère salariale est intimement imbriquée à celle qui opère dans la sphère domestique, où les tâches ménagères et le soin des autres incombent principalement aux femmes.
Un homme n'a plus formellement droit de vie ou de mort sur son épouse, et il n’est pas autorisé à abuser d'elle, mais dans les couples hétérosexuels la violence conjugale touche essentiellement les femmes : aussi ce rapport asymétrique et inégalitaire est-il bien distinct du conflit ou de la dispute conjugale. De fait, une femme sur dix a subi des violences conjugales, quelle que soit leur forme, au cours de la dernière année. Sans les multiplier, ces quelques exemples doivent juste rétablir un fait : si la lutte pour l'égalité est toujours d'actualité, les rapports de domination femmes/hommes ne se sont pas inversés pour autant. Mais « égalité » comme « inégalité » ne doivent pas être des coquilles vides, des mots tellement dits et redits qu'ils perdent tout sens ; leurs usages doivent refléter et s'ancrer dans un contexte social, qu'il s'agit de dépasser dans une visée politique.
S'agissant des divorces encore une fois, si, dans 80% des cas, la résidence principale est attribuée à la mère, il ne s'agit pas d'un privilège des mères sur les pères, mais tout simplement du fait que ces derniers ne la demandent pas. Après la séparation, la division sexuée des tâches domestiques perdure ; et l'inégalité se niche ici. L’intimité conjugale n’est pas un espace à l’abri des rapports sociaux qui fondent et structurent les inégalités. Dénoncer un matriarcat qui n'existe évidemment pas, c’est une stratégie politique et idéologique qui vise à saper les droits des femmes, à rétablir ou renforcer un ordre social dont bénéficient certains hommes, les dominants. Patric Jean a bien montré dans son article publié dans Le Monde les liens et les parallèles existant entre l'association et ses homologues masculinistes au Québec, dont les actions de grand éclat ne visent qu'à construire un rapport de force nuisant aux revendications égalitaires féministes. Comme ils l'avaient fait avec les groupes homophobes de la « manif pour tous », le gouvernement, en recevant SOS Papa, et les médias, en s'en faisant les relais, rendent légitime et par là même participent de ce mouvement idéologique et politique réactionnaire.
Pauline Delage, doctorante en sociologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), travaille sur les violences faites aux femmes en France et aux Etats-Unis