Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture, est députée de Moselle. A la veille de la visite de François Hollande à Florange, elle revient sur l'histoire de la ville. « Tous les Français ont lu dans cette ville, dans ce combat, un chapitre politique et économique clef », écrit-elle, avant d'ajouter : « L’histoire de Florange est l’histoire de la crise de la parole politique. De la confiance en la parole politique. »
Le jour où Florange s’est arrêté
Le Président de la République tient son engagement de revenir à Florange. Chaque année avait-il dit. Il y sera lundi. Il posera la première pierre du centre de recherches et saluera les investissements d’ores et déjà arrachés à Mittal : 180 millions d’euros dont 140 sont déjà débloqués. Le combat des salariés d’Arcelor n’aura pas été vain : personne n’est resté sur le carreau et une solution sociale a été trouvée pour chacun.
Voilà les acquis de Florange et ils ne sont pas minces.
La différence avec l’inefficacité de Nicolas Sarkozy, qui n’avait obtenu aucune contrainte sérieuse sur Mittal, est absolument incontestable. Et c’est bien sûr le fruit des mois de mobilisation, de batailles, des salariés, des syndicalistes de Florange, avec le soutien de nombreux élus et d’une partie du gouvernement de l’époque.
D’où vient alors ce sentiment de tristesse, cette désillusion qui nous ronge le cœur comme un remords ?
De la victoire du Front national à Hayange, de la perte de la ville même de Florange aux dernières municipales ? Pas seulement, même si le message en était on-ne-peut-plus clair.
A Florange s’est joué quelque chose, dont chacun a pu prendre l’exacte mesure bien après les faits, et qui ne peut être résumé à un simple « symbole », ou à un rendez-vous manqué. C’était l’un de ces moments où s’écrit l’histoire. Tous les Français ont lu dans cette ville, dans ce combat, un chapitre politique et économique clef. Un peu de leur espoir s’est refroidi, glacé, pétrifié avec les hauts fourneaux.
Et l’on y retrouve, a posteriori, la trace de l’histoire qui allait s’écrire ensuite, ailleurs.
L’histoire avait commencé bien avant. L’histoire de Florange s’était déjà jouée à Gandrange cinq années auparavant. A chaque Président son drame de l’acier. A chaque Président sa croix de Lorraine couchée sur le sol froid de la vallée des anges. Mais l’histoire de Florange, de Gandrange, s’était aussi jouée pendant les 30 années qui avaient précédé ce moment, qui fut comme un dernier clou sur un cercueil.
Gandrange cela avait été des années de lutte à plusieurs acteurs : Sarkozy, Mittal, les syndicalistes et nous. Nous la gauche. Nous l’opposition de l’époque. Nous avions une dette vis-à-vis de la Lorraine. Une dette vis-à-vis de tous les tombés au champ d’honneur de la désindustrialisation. De ces tragédies de l’acier qui avaient scandé nos années : Lorraine Cœur d’Acier. Les grandes grèves. Les mines et les usines qui disparaissent les unes après les autres.
Nous étions les légataires de cette histoire qui ressemblait à une tragédie où se répètent les mêmes mensonges avec le même déterminisme.
L’histoire de Florange est l’histoire de la crise de la parole politique. De la confiance en la parole politique. L’histoire de la Lorraine est le symbole de tous ceux qui ont cru dans les promesses des hommes politiques puis se sont dit, témoins impuissants du déroulement des événements, plus jamais ça. Témoins d’une histoire écrite sans eux mais qui leur a donné le goût, la volonté, de ne plus jamais y croire et de le dire. Une révolte muette contre un muet dégout. Une amertume lancinante au creux de la bouche, qui fait grincer les dents, serrer les poings. Hurler de douleur mais en silence. Dès lors, que reste-t-il ? Détourner le regard. Ravaler ses larmes, que d’autres, sur l’écran de télévision, ont versé pour tous. Pour nous tous. Citoyens rassemblés, amoureux de l’espoir, et qui y avons tellement cru. Les larmes des syndicalistes groupés comme dans une fresque italienne, comme pour la Cène, non pas autour du pain mais autour de l’écran, où apparaissait le 13e visage, le visage manquant, la parole de défaite.
Car la défaite est née là. Ce soir-là. Autour de cet écran et dans le regard de ces hommes, de leurs compagnons. Tous nos amis aux noms chantants venus de toutes les histoires de France. Tous ces personnages familiers et quasi héroïques dont chaque Français avait suivi l’aventure, admiré le courage, salué la fierté. Ils se tenaient chaud, ensemble. Ils étaient solidaires. Et ils nous tenaient chaud, au cœur de cet automne 2012 et des quatre années qui avaient précédé. Ils étaient chacun d’entre nous, chaque Français se retrouvait en eux, sans doute - pardon pour l’extrapolation - bien au-delà des clivages de parti, bien au-delà des sectarismes et des affiliations. Chacun de ces hommes portait en lui une part de la fierté nationale de résister, non pas à un envahisseur étranger – car peu importait la nationalité de Mittal, qui, grâce à la conscience politique des salariés, n’a jamais été utilisée comme un argument, les quelques tentatives du Front national pour pénétrer les cortèges lors des manifestations s’étant immédiatement soldées par une mobilisation de tous les participants pour les en faire sortir - mais à un rouleau compresseur, celui d’un monde où l’industrie disparaît sous la finance, un système financier fou de cynisme, malade de sa propre irresponsabilité et puissamment indécent.
C’était pour cela, pour la camionnette juchée au-dessus des regards brandis comme des étendards, que l’on y avait cru, à cette campagne. Que l’on s’était enthousiasmé, emballé, emporté. Parce qu’on les connaissait, les contraintes et les défis, les nécessités du réalisme en politique. Personne ne se faisait d’illusion là-dessus. Mais chacun savait aussi à quel point l’action n’existe qu’en arrachant à la roche son propre espace, en le taillant dans le bloc de granit du « on ne peut rien faire ». Chacun avait conscience, et tellement besoin, qu’on lui rappelle que la politique se nourrit de ce dépassement. De cette force qui va. Transformer le cours prétendument normal et inébranlable des choses. Cela s’appelle la liberté. Cela réconciliait même les esprits les plus contraires en politique. La réalité ne peut être franchie que soulevée, disait René Char. Et on allait la soulever ensemble. Pas seulement la gauche, pas seulement ceux qui se rassemblaient pour faire de l’échec de Gandrange le symbole de l’échec du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Mais tous ceux qui croyaient en la France. Qui se sentaient attachés à une image d’un pays porteur d’espoir. On allait remettre l’imagination au pouvoir, et y arriver. Avec tous ceux qui s’étaient battus. Car il n’y avait pas une voix en France à ce moment pour nier la justesse du combat de ces salariés. Pas un suffrage ne leur manquait tant était monstrueux le scandale de la fermeture annoncée de Florange après celle programmée de Gandrange. Même les plus modérés des esprits politiques voyaient un espoir d’unité nationale derrière ce combat symbolique. Un combat à ne pas perdre. Surtout un combat à ne pas jouer perdu d’avance. Ce n’était pas une question de panache. Pas une bravade cocardière contre la mondialisation. C’était le sens même de la politique. C’était la confiance dans la parole de ceux dont la mission, le beau et noble mandat était de parler au peuple et au nom du peuple. D’incarner le pays en relevant le pays. De ne pas simplement le faire vibrer d’une ferveur factice, mais de le nourrir en profondeur de fierté et de justice. C’était cela dont chacun avait besoin. Cela que chacun attendait. La France était assoiffée d’espoir. La source était à portée de la main. A Florange.
Cette source que nous devons aujourd’hui rechercher, réinventer.