11 septembre 2001. Les tours jumelles s’écroulent. Le monde aussi, d’une certaine manière. Il y a un avant et un après le 9/11. Qui ne se souvient pas où il se trouvait, ce qu’il faisait quand il a appris, quand il a vu ?
« Le 11 septembre était l’alpha à partir duquel l’histoire se déroulait, le Big Bang, le verset un du chapitre un de la Genèse » et « chaque survivant était désormais associé à ce qui lui avait permis d’échapper à la mort ».
Un désordre américain de Ken Kalfus commence par cet alpha, le 11 septembre 2001. Dit l’horreur à New York, l’impuissance, la peur, l’hébétude. Décrit les deux bâtiments qui s’effondrent sur eux-mêmes comme si leur « structure n’avait été qu’un mirage, comme s’il n’avait jamais formé qu’une masse liquide ». Dit la chair brûlée, les corps qui chutent, le quotidien qui bascule dans une violence sans nom. « Penser que des milliers de personnes étaient en train de perdre la vie à cet instant précis demandait un effort ».
Mais le 11 septembre n’intéresse Ken Kalfus qu’en tant que métaphore. Les tours jumelles s’écroulent. On entre dans l’ère du divorce, de la chute. A l’échelle internationale comme à l’échelle intime. « Tout le monde se séparait. C’était comme un virus, une nouvelle maladie sexuellement transmissible ». Joyce et Marshall Harriman sont en plein divorce. Et pour eux, le 11 septembre est la métaphore terroriste, géopolitique de leur séparation :
« Les sentiments qui existaient désormais entre Joyce et Marshall atteignaient l’intensité d’un événement historique, tribal, ethnique, et quand ils voyaient dans les journaux télévisés des reportages de guerre dans les Balkans ou au Moyen-Orient, ils pensaient oui, oui, oui, c’est exactement ce que je ressens ».
Comment se redéfinir après le 11 septembre, que le « se » désigne un couple ou l’Amérique ? Comment repartir de (ground) zéro ?
Ken Kalfus traite du 09/11, comme Paul Auster dans Seul dans le Noir (Actes Sud, 2009), comme Don DeLillo dans L’Homme qui tombe (Actes Sud, 2008), pour ne prendre que deux exemples récents. Mais sous un angle qui est celui du cynisme le plus noir. Comme DeLillo, il fait d’un couple new-yorkais dont la vie est soudain bouleversée par l’Histoire un champ d’investigation, une méditation sur le déclin américain. Mais on n’est pas, avec Ken Kalfus, dans l’auscultation subtile, ciselée. Plutôt dans la caricature grinçante. Dérangeante.

Un désordre américain lie intimement la grande et la petite histoire. Il décrit l’Amérique (et le monde) post-11 septembre : la guerre en Afghanistan puis en Irak, l’anthrax, Guantanamo, les attentats extrémistes en Israël, mais aussi un couple en plein divorce, suintant la haine, contraint de cohabiter malgré la séparation, ne communiquant plus que par avocats interposés, mêlant leurs deux enfants, Victor et Viola, au conflit.
« Joyce voulait anéantir Marshall, pas seulement sur le plan financier, mais personnel, et pas seulement à ce moment-là, mais pour toujours.
Il la haïssait. Il aurait pu écrire des sonnets entiers sur sa haine, prononcer des serments de haine, exécuter d’incroyables prouesses physiques pour prouver cette haine ».
Un conflit, des frappes, des victimes collatérales, dans les deux cas.
Marshall travaillait au WTC, « au 86° étage de la tour sud qui venait de totalement disparaître de la surface du monde ». Il échappe à la mort par miracle. Joyce aurait dû se trouver à bord de l’un des avions détournés, le vol 93 d’United Airlines. Chacun a espéré secrètement la mort de l’autre. La grande Histoire les a épargnés, ils vont écrire la leur, à coups de guerre psychologique, d’espionnage, de chantage affectif, de manipulations. Comme une version parodique des images en boucle sur les écrans de télévision, de la chute des tours à l’attentat suicide dans une pizzeria israélienne en août 2002, dont ils jouent, à leur insu, la caricature dans une pizzeria de Brooklyn.
L’effondrement des Twins est une métaphore de la débâcle. Ken Kalfus suit un an de cette double histoire, l’actualité américaine post-11 septembre et le combat sans merci du couple. C’est grinçant à souhait. Affreusement drôle. Le début du roman est hilarant en dépit de son sujet. Jubilatoire. Puis la plume de Kalfus se fait plus cinglante, dérangeante, en particulier lorsqu’il passe en revue les plaies d’une Amérique déboussolée, hystérique (le FBI, le lobby pro-israélien et son envers antisémite, la glorification béate des pompiers). Un désordre américain est la peinture au vitriol d’une Amérique devenue un champ de bataille judiciaire, religieux, politique, sexuel et affectif :
« C’était une civilisation définie par ce phénomène de collision et ceux qu’il induisait. (…)
Et pourtant les êtres humains vivaient sans conscience des connexions qui les reliaient. Entretenaient des fantasmes d’autonomie, la conviction idiote que chacun signifiait quelque chose à lui seul. Maintenant Marshall comprenait tout. Les embouteillages, le métro, le téléphone, les mails, les avions lourds de kérosène qui tournaient au-dessus d’eux, la poste américaine : tout cela les maintenait dans les filets d’une fragile et luisante toile de sens. Si fragile qu’un acte unique de malveillance suffisait à la déchirer. Ce qui donnait du sens à chacun était dans les mains des autres ».
Un désordre américain refuse la mythification. Toute forme de mythification. Même celle du 9/11, cette sorte de croyance de chacun d’être lié d’une manière ou d’une autre à la tragédie, d’en avoir été une « victime » :
« Et elle (Joyce), est-ce qu’elle ne se prenait pas, elle aussi pour une victime ? Elle avait, après tout, désespérément impuissante, vu de ses propres yeux les tours tomber. Elle aurait même dû être dans l’un de ces avions. Et alors ? Les Américains avaient tous l’impression d’avoir été personnellement visés par les terroristes, ce qui était une attitude patriotique, bien sûr, mais au-delà de la métaphore citoyenne, ne se trompaient-ils pas eux-mêmes en le croyant ? Il y avait une différence entre être tué et ne pas être tué. Est-ce que ces millions de gens croyaient vraiment avoir été intimement, profondément impliqués dans la destruction du World Trace Center ? »
Un désordre américain est un tableau satirique des années 2000 comme ère de la chute, du soupçon, de la paranoïa à l’échelle privée comme géopolitique. Une démythification. Il fallait oser. Kalfus l’a fait.
CMKen Kalfus, Un désordre américain (A Disorder Peculiar To The Country), traduit de l’anglais (américain) par Marie-Hélène Dumas, Pocket, n° 13361, 6 € 50.
