Un « désastre de consumation ». Ce 24 décembre, c’est ainsi qu’Yves Guillerault qualifia la « gabegie de dépenses » que représentent les fêtes de fin d’année. À lire ce billet, l’esprit de Noël avait, semble-t-il, déserté le Club de Mediapart. Se reconnaissant un tantinet « cynique », le contributeur s’est employé à décrire cet esprit de Noël, qui est, en fait, l’esprit du capitalisme : « les vitrines illuminées, les publicités criardes, les queues énervées aux caisses et la frénésie de clics acheteurs permettent de se shooter à crédit […] en attendant la fin d’un monde... »

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Le lendemain, Alain Castan publiait quant à lui une chronique en soutien aux grévistes d’un centre de traitement des déchets à Aubagne. Car l’envers de cette « gabegie de dépenses » est une débauche de déchets, et, au bout de la chaîne, ceux qui les ramassent. Contact avec des résidus toxiques, manoeuvres épuisantes, risques liés aux automobilistes, sacs de gravats impossibles à bouger, intempéries, et des cancers qui se développent : le billet décrit l’éreintement des travailleurs et les conditions de travail qui ankylosent leurs corps.
La coïncidence de ces deux billets de Noël, rappelant la consubstantialité de la société de surabondance et de la question des travailleurs du déchet, était une occasion de mettre en lumière le travail au long cours de Jeanne Guien. Depuis plusieurs années, cette philosophe spécialiste de l'obsolescence des objets, autrice de l'enquête paru aux éditions Divergences en novembre 2021 intitulée Le consumérisme à travers ses objets, également travailleuse sociale et militante anti-pub, accompagne et chronique les luttes des travailleuses et travailleurs du déchet dans son blog.
Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants
Lire conjointement ses textes permet de saisir dans toute sa matérialité l'engrenage destructeur du système de production moderne, au ras des objets qui constellent notre monde, et de leur banalité. « Attirer l’attention, précise-t-elle dans son livre, sur ce que certains fabricants, distributeurs et communicants font au monde, au moyen de discours mais aussi par l’interaction silencieuse des choses matérielles, à travers la façon dont notre corps rencontre des objets et s’adapte au monde qu’ils construisent, et parfois qu’ils détruisent ». Les lire permet de mieux comprendre cet ordre des choses, et ce que nos poubelles disent du monde, car « les formes de socialisation des objets étudiés sont révélatrices de la façon dont s’organisent les sociétés ».
Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants : c'est à cet attelage disparate de choses que se collette l'enquête socio-anthropologique de Jeanne Guien. Ces objets du quotidien, avec leur goût d'évidence, imprimés dans les habitudes les plus anodines, normalisés, nous apparaissent comme « des choses sans passé, sans histoire, sans effets sociaux » —ce processus que Marx nommait « fétichisme de la marchandise » —. Ce leurre, qui façonne l’ordinaire de nos interactions avec les choses, l’autrice l'ébranle en rétablissant leur historicité. Ainsi que celle de l'essaim de représentations sculptées par les industries et les publicitaires au fil du temps, qui leur confèrent cet air de banalité les rendant tout à la fois indispensables et si tôt périssables.
Transformer la flânerie en achat potentiel
C'est, par exemple, au travers des habiles stratagèmes du marketing – propre aux roueries du capitalisme pour se réinventer –, que le déodorant a su prospérer en consolidant des stéréotypes de genre. Le gobelet jetable, quant à lui, s'est rendu incontournable, notamment, grâce à des rhétoriques sanitaires et des récits hygiénistes associant blanchité, propreté et santé, qui ne furent pas sans conséquences sur l'ordonnancement racial des sociétés capitalistes. Le développement des vitrines, pour sa part, a modifié notre rapport à l’espace urbain — en muant tout loisir ou toute flânerie en achat potentiel — et l’éclairage marchand, à la nuit.

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En détaillant l’édification de tel ou tel marché, et suivant la piste des objets, le livre oblige à s’extraire de la vision téléologique imposée par le discours du progrès et de l’ « innovation » sous-tendu par ce que Jeanne Guien nomme « culture d’obsolescence », cette grande fabrique sempiternelle de besoins artificiels. Les pages sur le marché du smartphone sont à cet égard édifiantes : outre l’obsolescence technique, très documentée, l’ « esthétique du renouvellement » se traduit en une « obsolescence psychologique » (par laquelle les industries arrivent à rendre sensible et désirable le remplacement des modèles de smartphones à travers le temps).
Jetabilité des travailleuses et travailleurs
Plus encore, le marché du smartphone permet de saisir combien le modèle d’obsolescence du système de production capitaliste est indémêlable de l’exploitation des êtres, et participe d’une « obsolescence de l’homme », pour reprendre la formule de Gunther Anders. Des usines chinoises où l’on se suicide, du travail forcé dans les chaines de production de smartphones à l’assemblage (80 000 Ouighours détenus dans des camps de réduction envoyés travailler hors de leur région entre 2017 et 2019) : à la jetabilité de l’objet correspond la jetabilité des travailleurs (cette « humanité jetable » dont parle Zygmunt Bauman). Le génocide lui-même « repose sur ce discours d’obsolescence », écrit Jeanne Guien. « Dans les discours étatiques, universitaires ou médiatiques, un peuple décrit comme "arriéré" et "pauvre" est appelé à rejoindre la "modernité" et les "valeurs matérielles" par des processus de "rééducation" » et le travail en usine, tout en réduisant opportunément le coût du travail.
« Les travailleurs du déchet doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation »
C’est tout cela que les déchets racontent. Et page 218 du livre de Jeanne Guien, le lien se noue spontanément entre cette longue filature des objets menée par la philosophe, et les paroles d’éboueurs, biffins et autres balayeurs qui peuplent le blog de Jeanne Guien, mais aussi le travail domestique (en grande partie opéré par les femmes) que représente la consommation. Dès lors, « on se rend compte que ce sont les travailleurs du déchet et les travailleuses domestiques qui doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation ».
Autrement dit, regarder en face les détritus du capitalisme emballés et suremballés, l’ampleur de leur envahissement dans les villes et au fond des océans, et surtout, ceux qui travaillent à leur contact, c’est remettre en question tout un ordre socioéconomique. Le déchet, cette modalité de la matière que l’on a voulu éliminer du monde social, disqualifié par définition, est auréolé du fantasme de leur effacement – cette fausse disparition que symbolise particulièrement bien l’enfouissement des déchets nucléaires.
C’est ni plus ni moins le maintien d’un ordre social qui se joue dans le tri entre le propre et le sale, entre ce qui incombe au monde et ce qui ne doit plus en être, nimbé du tabou qui frappe tout ce qui relève de la souillure - « sujets qui tâchent, sujets qui fâchent » -, plaisante Guien dans un billet d’octobre dernier sur la grève des éboueurs marseillais. Ces ex-biens, extirpés du régime de propriété (comme l'explique la philosophe dans cette émission), ne sont à personne, et sont à tout un chacun. C’est pourquoi le travail du déchet est une fonction si centrale de la vie collective, tout en étant occulté, lieu d’un aveuglement qui pèse très concrètement sur les corps et les vies des travailleurs.

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La saleté des autres et le stigmate
« On retrouve ici le "stigmate" porté par les travailleur.ses des déchets », expliquait Jeanne Guien dans son billet sur la grève des éboueurs de Marseille. Et cet apparent paradoxe : « ce n’est pas la personne qui cause une pollution qui est tenue pour responsable de cette pollution, mais la personne qui la traite, la combat, la fait disparaître. Comme souvent, la saleté est associée à la personne qui la nettoie, ce qui engendre (ou renforce) son exclusion sociale ». Finalement, « d’un côté, on admet que les éboueur·e·s jouent un rôle crucial dans la résolution d’un problème écologique grave (puisqu’on les juge coupables de n’avoir pas évité les débordements de déchets). De l’autre, on refuse de leur accorder les moyens et le respect que ce rôle implique ».
C’est pourquoi Jeanne Guien leur tend son micro, et, qui plus est, s’adresse à eux en tant qu’experts. Ecouter les éboueurs ne consiste pas simplement à tenter de contrebalancer une injustice liée à leur invisibilité sociale (sur ce sujet, lire ce texte de Stéphane Le Lay dans le blog « Ateliers travail et démocratie »), mais bousculer le panorama des hiérarchies implicites en leur donnant la place qu’ils méritent. Bobby, éboueur parisien intervenant ici, reconnaît volontiers qu’ils ne sont jamais consultés. « Tout se passe comme si votre expertise sur la consommation, l’écologie, était invisibilisée. Vous êtes pourtant aux avant-postes des problèmes environnementaux », souligne Jeanne Guien. De même que les égoutier·e·s, ajoute Bobby, « qui ont beaucoup d’idées sur la production d’énergie, la gestion des flux, et qui le travaillent au niveau syndical ».
« J’ai connu 3 collègues qui sont parti·e·s les pieds devant avant la retraite »
Cette plongée, via le livre et les texte de Guien, dans les mécanismes et conséquences du sytème consumériste qui malmène et tue les travailleurs (pour les éboueurs, ce sont des troubles musculosquelettiques, oculaires, respiratoires, et des taux d’accidents du travail deux fois supérieur à la moyenne nationale — « J’ai connu 3 collègues qui sont parti·e·s les pieds devant avant la retraite », raconte Sébastien Cravero, d’un collectif d’éboueurs CGT toujours ici) aide à prendre la mesure de la rupture nécessaire et tente de « susciter une réflexion collective sur les objets dont nous pensons avoir « besoin ».
« L’économie doit être subordonnée aux exigences sociales et écologiques de notre temps »
Ce travail indispensable de dénaturalisation et d’historicisation des besoins — et des objets sur lesquels ceux-ci se cristallisent — est également celui du récent ouvrage des Economistes atterrés, chroniqué par l’un de ses co-auteurs dans le Club, l’économiste Eric Berr : « En partant de ce qui compte, de ce dont nous avons vraiment besoin, nous renversons la logique qui prévaut habituellement et réaffirmons qu’il convient de sortir d’une forme "d’économisme" où la satisfaction de nos besoins essentiels dépendrait de supposées lois économiques immuables. Dans ce livre, nous montrons au contraire que l’économie doit être subordonnée aux exigences sociales et écologiques de notre temps. »
Plus encore que démanteler les principes de l’économie orthodoxe, la prise en charge collective d’une redéfinition des besoins implique une « pensée des besoins [qui] ne peut s’articuler qu’en dehors [du système de production] », ajoute Mireille Bruyère, coordinatrice de l’ouvrage, dans un entretien avec Romaric Godin, — et donc d’extraire les notions de besoin, mais aussi celle de choix, du carcan d’idéologie marchande dans lequel le système consumériste l’a réifié : « le système de production produit lui-même les besoins qui lui sont nécessaires. C’est en cela qu’une pensée des besoins ne peut s’articuler qu’en dehors de ce système même ». Aussi faut-il « comprendre le choix non pas comme consommateur face à deux produits identiques ayant des marques différentes, mais comme choix politique que nous prenons collectivement. »
Etendre l’anticapitalisme aux objets, condition de la désaliénation
Enfin, face à un « capital [qui] conçoit des objets en fonction des nécessités de l’accumulation », il faut « étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de la désaliénation », résumait Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels - Comment sortir du consumérisme (Zones, 2019) — lire cet entretien dans Mediapart et ce chapitre du livre dans Contretemps sur sa théorie des biens « émancipés » —. Le chercheur en appelle par ailleurs, pour sortir du consumérisme, à « politiser conjointement » les sphères de la consommation et de la production, à « former des fédérations d’associations de producteurs et de consommateurs chargées de délibérer localement sur la question, "que produire, et pour satisfaire quels besoins?", et d’appliquer les décisions économiques qui les concernent », rapporte Jeanne Guien dans les dernières pages de son livre.
Au cours de cette conclusion, la contributrice ouvre des pistes passionnantes en revenant sur l’histoire des boycotts économiques collectifs, utiles pour dépasser l’alternative entre une écologie résumable à nos initiatives individuelles (ou « écologie de la carte bleue » — lire l’excellent billet de Désobéissance écolo Paris à ce sujet) et notre impuissance face au système productiviste et consumériste.
Afin de dérouler le fil qui réunit le bric-à-brac des objets, ces déchets en puissance qui peuplent nos quotidiens, ainsi que les toujours inventives feintes du capitalisme pour générer des besoins factices instantanément surannés, mais aussi l’exploitation des travailleurs qui maillent le système de production depuis la fabrication jusqu’au traitement des ordures, et enfin, des pistes d’action imaginables, nous avons posé quelques questions à Jeanne Guien.
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LG (Le Club de Mediapart) - Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux conditions de travail des travailleurs et travailleuses de la collecte des déchets ? Vos travaux sur l’obsolescence et le consumérisme ont-ils contribué à votre attention envers leurs luttes ?
Jeanne Guien - En fait, c'est le contraire qui s'est passé : j'ai commencé à m'intéresser aux déchets, et c'est ça qui m'a conduite au consumérisme. Du plus loin que je m'en souvienne, c'est justement parti d'une grève des éboueurs : j'ai grandi à Marseille et un été il y a eu une très grande grève, des poubelles partout, les gens les incendiaient, les voitures garées à côté prenaient feu aussi... A l'époque (j'avais peut-être 15 ans) ça m'a fait une grande impression, c'était comme apocalyptique. Aujourd'hui, avec le recul, je dirais que c'était une expérience du rôle que joue l'évacuation et la dissimulation des déchets dans le maintien de l'ordre socio-économique.
De là j'ai commencé à regarder les poubelles différemment, à fouiller dedans, à essayer de comprendre pourquoi ce qu'on trouve dans les poubelles finit là, pourquoi il y a tant de gaspillage. Donc à questionner un mode de consommation, et par suite un mode de production : il y a beaucoup d'objets qui sont faits pour être jetés, qui ne peuvent pas être consommés sans être en partie jetés. C'est devenu un sujet de recherches plus tard, pendant mes études.
La question de la gestion des déchets est frappée par un mélange de déni et de « stigmate » ; en quoi ces représentations collectives des déchets rejaillissent-elles sur les conditions de travail des éboueurs ?
Le terme de "stigmate" a été proposé par les sociologues Delphine Corteel et Stéphane Le Lay pour désigner le fait que le dégoût et le rejet que suscitent les déchets rejaillissent souvent sur les personnes qui les ramassent, trient, lavent, détruisent. Cette contagion symbolique a été observée par beaucoup d'anthropologues et d'historiens, dans différentes sociétés et époques : les populations les plus marginalisées sont assignées au nettoyage et au nettoiement, ce qui renforce leur marginalité. Dans le cas des éboueurs en France aujourd'hui, on peut l'observer au fait que ce travail a mauvaise réputation, ou qu'on y emploie beaucoup de personnes très précaires comme les sans-papiers. Mais aussi, au fait que leurs conditions de travail sont sans cesse revues à la baisse : on réduit les effectifs, on privatise, on sous-traite aux entreprises les moins-disantes, on remet en question les clauses de pénibilité, on baisse des salaires déjà bas pour l'importance du travail effectué... Et quand il y a des mouvements sociaux destinés à résister à ces attaques, on tient les grévistes pour responsables des accumulations de déchets engendrées !
À la lecture de vos billets, la gestion des déchets apparaît à la fois un peu occultée, et pourtant centrale. En cela, pourquoi les grèves de ces travailleurs sont-elles particulièrement décisives ?
Leurs grèves et leurs critiques mettent à jour cette hiérarchie sociale, et aussi un angle mort du système consumériste, qui est de surproduire et surdistribuer sans guère s'inquiéter d'avoir un système de traitement des déchets qui soit capable d'absorber tant de matériaux. Des entreprises commercialisent des emballages faits de matériaux qu'il n'est techniquement pas possible de séparer ou de recycler, d'autres exportent des produits dans des pays qui ne sont pas équipés pour en gérer les déchets, ou tout simplement exportent des déchets...
En enfouissant, brûlant ou jetant tout cela à la mer, le problème semble disparaître. Les travailleurs et travailleuses des déchets savent bien qu'il n'en est rien et sont témoins de cette mascarade. Quand ils et elles cessent de travailler, cet aveuglement collectif apparaît.
Vos contributions incluent régulièrement des entretiens avec ces travailleuses et travailleurs de la collecte des déchets ; c’est une parole rare. En quoi est-ce important pour vous de leur donner la parole ?
C'est vrai qu'on leur donne peu la parole, surtout quand il s'agit de parler d'écologie. Il y a une très inégale répartition de l'étiquette "écologiste" dans le paysage médiatique et politique : on la décerne aux experts, aux activistes du climat, aux gens qui pratiquent la consommation alternative, aux professionnels de la politique ou aux intellectuels... L'"injustice environnementale" est aussi médiatique : on donne la parole à des personnes qui ont déjà du pouvoir, du réseau, ou les moyens financiers d'éviter les pollutions. Celles et ceux qui sont les plus exposés par leur travail ou leurs conditions de vie restent dans l'ombre. Cela vaut pour les travailleurs du déchet tels que les éboueurs, les biffins ou les femmes de ménage. Cela vaut aussi pour les habitants de grande banlieue qui subissent le plus la pollution atmosphérique, ou pour les gens du voyage qui habitent dans les espaces les plus dangereux, comme l'ont montré Lise Foisneau ou William Acker. La parole de ces personnes est aussi peu prise en compte que leur santé, ce qui perpétue un système de domination dans lequel l'accès à un environnement sain et à des produits de qualité devient de plus en plus difficile.
Dans Le consumérisme à travers ses objets, vous expliquez, dans l’introduction, que la société consumériste « tient » notamment parce qu’on fétichise les objets. En quoi la démarche de dévoiler leur historicité permet-elle de comprendre le fonctionnement du système productiviste et consumériste ?
Le fétichisme de la marchandise est une expression inventée par Karl Marx, pour désigner le fait que les objets, dans une société capitaliste, apparaissent comme coupés de leurs conditions de production. Cette coupure est rendue possible par une mise en scène des produits (l'agencement de l'espace commercial), et par la dissimulation des processus de fabrication et de distribution. Ce processus est soutenu par la division du travail et l'invisibilisation des travailleurs, qui se sont accrus avec la mondialisation. La jetabilité des objets perpétue cette fétichisation des objets, en invisibilisant leur histoire non seulement en amont (le travail de production et de distribution) mais aussi en aval (le travail de collecte et de destruction des déchets).
L'histoire et la critique du consumérisme doivent tenir compte de tous ces aspects, amont comme aval, au lieu de se concentrer (comme nous y invite la publicité) sur le présent abstrait de la consommation. Elles doivent aussi montrer les processus d'invisibilisation. Cela implique de tenir compte d'autres acteurs que "le consommateur", qui n'est qu'une abstraction.
Dans le langage courant, « consumérisme » est souvent utilisé comme un cliché pour blâmer des individus et leurs achats compulsifs, ou comme un terme un peu « tarte à la crème » pour désigner ce qui est, en fait, une société capitaliste, en pointant du doigt plutôt les consommateurs que les producteurs. Dans votre livre, vous avez choisi de placer la focale du côté des objets plutôt que des sujets, des industries et des ruses du marketing, plutôt que sur les comportements. Suivre la piste des objets était-il une manière de sortir de l’alternative entre responsabilité individuelle du « consommateur » et un système capitaliste sur lequel nous n’aurions aucune prise ?
Oui, tout à fait. Le consumérisme est une organisation économique et un fait social et c'est à ce titre qu'il faut en faire la critique. Cela n'a pas de sens d'en raconter l'histoire en repartant des individus ou en essayant d'étudier leur psychologie. Cette approche aboutit en général à des tautologies ("les gens consomment, parce qu'ils ont le désir de consommer") ou à des préjugés sociaux discriminant. Les femmes, notamment, sont souvent prises pour figure de cette consommation compulsive, irréfléchie, enfantine. Les pauvres aussi. Et il est facile de montrer que ce sont notamment des publicitaires et des professionnels du marketing qui ont fabriqué ces figures, dans le but de justifier la mise sur le marché par leurs clients de produits inutiles, dangereux et/ou rapidement obsolètes.
Votre livre examine dans le détail les duperies du capitalisme pour se réinventer sans cesse : créer des besoins artificiels, mais aussi récupérer la critique qui lui est opposée. L’exemple de Back Market [site de vente de produits reconditionnés, notamment smartphones] est particulièrement significatif. Comment ce type d’industrie poursuit-il la « culture d’obsolescence » par d’autres moyens, tout en feignant de se placer à rebours du productivisme ?
En récupérant directement le discours, l'imaginaire et la culture des mouvements sociaux, pour servir de slogan publicitaire à leurs produits. Par exemple, Back Market entretient son image de marque écolo par les slogans : « Déprogrammons l’obsolescence » (expression régulièrement utilisée par les associations de repair cafés, et le titre d’un livre rédigé par le conseiller européen Thierry Libaert, auteur des premiers avis et rapports sur l'obsolescence programmée au niveau de l’UE), « Rien de neuf à Noël » (nom d’un « défi » lancé par l’association Zero Waste France) ou « Fiers de ne rien produire ». Ces slogans sont directement pris aux mouvements contre l’obsolescence et pour le zéro déchet. Mais Back Market les inclut dans de vastes campagnes publicitaires, particulièrement agressives (séries de cinq affiches en enfilade dans le métro, gros caractères, couleurs très vives...). Elle diffuse aussi d'autres slogans tels que : « buy different » (reprise du slogan d’Apple « think different »), « c’est pas neuf, c’est nouveau » et « A Noël, vive la re-consommation de masse ». Toujours les mêmes célébrations de la nouveauté, de l’achat et du rachat, toujours la même allégeance aux grandes figures de l'industrie du numérique, toujours la même pression publicitaire !
Dans la conclusion du livre, vous revenez sur les origines des mouvements de boycott et vous écrivez notamment qu’« un abstentionnisme économique doit se socialiser pour devenir politiquement significatif […] Des choix individuels négatifs en matière de consommation n’ont de valeur politique que lorsqu’ils sont accompagnés d’actions collectives ». Dans un système aussi clos sur lui-même, prompt à récupérer même les luttes anticapitalistes et les boycotts, quelle prise pouvons-nous avoir, quels types d’actions pouvons-nous imaginer ?
Il faut tâcher de ne pas s'en tenir à des actions symboliques et à des discours, qui sont aisément récupérables par l'industrie publicitaire, laquelle ne se nourrit que des symboles et des créations des autres. Si on veut faire une critique de l'économie, il faut créer des contre-modèles économiques, ici et maintenant : sortir du rôle de consommateur abstrait dans lequel la participation au marché nous enferme, et créer des contre-modèles de production, de récupération, d'entretien, de distribution. Et ce, à l'échelle non de l'individu ou de la famille nucléaire mais en essayant de créer des liens dans son quartier ou sa communauté, de participer à la sociabilisation des unes et des autres et pas à leur atomisation. Quand des alternatives économiques existent, sont simples d'accès et conviviales, le boycott suit de fait.
Il existe aussi des batailles juridiques, qui sont longues mais nécessaires, pour faire interdire certains produits particulièrement polluants (SUV, emballages jetables...), pour établir des quotas de production, d'importation ou d'artificialisation des terres, ou encore pour réglementer la publicité, notamment interdire la publicité à destination des enfants. Ces revendications institutionnelles doivent être soutenues par un rapport de force, des mobilisations.
Quels sujets aimeriez-vous voir au coeur des débats et propositions de l’élection présidentielle — saturée par des obsessions néolibérales et réactionnaires portées par l’extrême droite et le pouvoir en place — ? La redéfinition collective de nos besoins en fait-elle partie ?
Il y a tant de sujets ! Pour m'en tenir à mon domaine de travail, je pense en effet qu'il faut établir des quotas de production et d'importation, et établir rapidement une limite à l'artificialisation des terres. Réfléchir collectivement à "ce dont nous avons besoin" est nécessaire mais difficile si on pose la question en ces termes : on peut alors penser à une infinité de choses, et on ne sait pas trop qui est ce "nous". Peut-être cela sera-t-il plus efficace de reformuler la question par la négative. De se demander ce qui doit d'ores et déjà être abandonné - les modes de production et de consommation qui sont trop polluants, oppressants et violents pour pouvoir être acceptés par un collectif qui inclut tous les acteurs intéressés. Dans le cadre d'économies mondialisées, cette question invite à penser une solidarité internationale, pour tenir compte du fait que ce qui est fait ici a des conséquences ailleurs.