Billet de blog 20 juillet 2014

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Défendre les libertés, c’est combattre le terrorisme

Le projet de loi du ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, prévoit de lutter contre « l'apologie du terrorisme » sur Internet. « C’est mal comprendre le numérique que de croire qu’il serait efficace de se lancer ainsi dans une véritable course au blocage entre l’administration et les internautes », estiment Godefroy Beauvallet, vice-président du Conseil national du numérique, et Ludovic Blecher, Pascal Daloz, Tristan Nitot et Marc Tessier, membres du CNNum. 

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Le projet de loi du ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, prévoit de lutter contre « l'apologie du terrorisme » sur Internet. « C’est mal comprendre le numérique que de croire qu’il serait efficace de se lancer ainsi dans une véritable course au blocage entre l’administration et les internautes », estiment Godefroy Beauvallet, vice-président du Conseil national du numérique, et Ludovic Blecher, Pascal Daloz, Tristan Nitot et Marc Tessier, membres du CNNum. 


Depuis le début de la révolution syrienne, un grand nombre de contenus circulant sur Internet sous forme de textes, de vidéos, d’images et de sons, met en scène des actes terroristes ou des victimes de conflits pour susciter l’adhésion et l’empathie des internautes. Commence alors un processus de déstabilisation individuelle, où les cibles les plus sensibles sont progressivement radicalisées et orientées vers des sites de recrutement, en nombre plus restreint, à partir desquels ils sont repérés pour rejoindre la Syrie, l’Irak ou d’autres zones de guerre. Certains reviennent parfois, on l’a vu avec l’affaire Nemmouche, avec le dessein de commettre des actions en Europe.  

Les réponses à cette situation doivent tenir compte d’une réalité complexe. Le numérique est à l’origine d’une amélioration importante du pouvoir d’agir des citoyens. A chacun, il offre l’opportunité de s’informer ad libidum, de développer son sens critique et de prendre la parole. Il renforce l’initiative collective, renouvelle l’action politique dans un sens plus horizontal et autorise le développement d’une “voix de retour” entre élus et population. Pour autant, s’il étend nos libertés, il n’empêche naturellement pas la haine, la violence et la peur qui se déversent dans des sites spécialisés ainsi que dans les échanges individuels sur les réseaux sociaux. L’apologie du terrorisme, l’incitation à la haine, n’ont pas plus de place en ligne qu’ailleurs. Il revient au gouvernement de chercher les moyens de s’opposer aux manipulations criminelles quel que soit l’endroit où elles se déroulent. Mais encore faut-il le faire sur la base d’une compréhension complète de l’état de la technique et des usages d’Internet, et d’une analyse approfondie des potentiels effets pervers des mesures prises. 

Le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, porté par le Ministre de l’Intérieur, prévoit la possibilité pour l’autorité administrative de bloquer directement auprès des opérateurs télécoms l’accès aux sites ou contenus faisant l’apologie du terrorisme. Cette proposition pose deux problèmes majeurs : son inefficacité technique prévisible et les risques avérés de dérive qu’elle comporte. Il ne s’agit pas de critiquer ici l’intention du gouvernement, mais de tirer les conséquences du contexte technologique dans lequel nous agissons, car l’ignorer expose à de graves déconvenues.

C’est mal comprendre le numérique que de croire qu’il serait efficace de se lancer ainsi dans une véritable course au blocage entre l’administration et les internautes. La mise à l’index systématique des contenus illicites n’aurait que peu d’impact sur une jeunesse suffisamment aguerrie au numérique pour utiliser des réseaux privés virtuels pour accéder aux contenus culturels encore indisponibles en France, des logiciels pair à pair pour partager leur musique ou leurs films, ou des outils d’anonymisation pour explorer les espaces plus difficiles d’accès à Internet, ou les faces plus sombres de leur personnalité.

Les compétences sont acquises, notamment grâce à la création de la Hadopi qui a constitué une importante motivation. Les moyens de contourner le blocage sont structurellement inévitables car ils relèvent des principes mêmes de l’Internet : comme le disait l’un de ses pères fondateurs, John Gilmore, « Internet réagit à la censure comme une voiture qui change de voie face à un accident ». Et la notion même de “site”, terroriste ou non, a de moins en moins de sens à l’époque des grandes plateformes sociales et du cloud. Jusqu’où faudrait-il aller pour expurger la navigation des internautes français de tout contenu illicite : bloquer massivement l’accès à des hébergeurs pour éviter la référence à un article illégal ? Examiner chaque flux Facebook ou Twitter pour empêcher que s’y insèrent des contenus interdits ? Les expériences étrangères montrent que les risques de sur-blocage sont considérables, tandis que l’effet d’attraction pour des contenus illégaux mais in fine toujours accessibles – moyennant quelques manipulations techniques – n’est pas à sous-estimer.

Il est impossible d’ignorer les récentes révélations internationales d’Edward Snowden et de raisonner comme s’il n’existait aucun risque pour les libertés publiques - quelles que soient les intentions initiales des promoteurs de la mesure. Comme le rappelle le Ministre de l’Intérieur lui-même dans une récente tribune, c’est l’autorité judiciaire qui est aujourd’hui garante de la définition du terrorisme. En écartant son expertise préalable, le projet prend le risque de s’attaquer dans l’urgence et sans processus contradictoire à des contenus très variés dont il est souvent difficile de déterminer s’ils relèvent de la provocation au terrorisme ou de la simple opinion. Au-delà, la coordination internationale, et a minima européenne, est centrale. 

Cela doit nous conduire à rechercher de meilleurs équilibres. Le récent avis du Conseil national du numérique s’y efforce et apporte des propositions concrètes, comme celle d’instaurer un dispositif similaire à celui de l’Arjel, dans lequel l’administration établit des listes de sites qu’elle souhaite faire bloquer et les transmet à intervalles rapides et réguliers au Président du Tribunal de grande instance qui les contrôle. La vitesse d’intervention est assurée, la cohérence de l’interprétation et les libertés publiques sont préservées. Si le rôle d’Internet dans ces processus de radicalisation et de recrutement ne doit pas être négligé, il offre aussi des moyens d’y opposer des contenus et informations fiables. Il faut donner aux associations de victimes et de lutte contre le terrorisme et aux acteurs légitimes l’opportunité d’investir les espaces numériques et de produire leurs propres contre-discours, en les accompagnant dans la promotion en ligne de ces contenus pour permettre aux citoyens d’éclairer leur opinion.

Enfin, dix ans après son adoption, les équilibres de la loi pour la confiance dans l’économie numérique font l’objet de remises en question. Les situations sont différentes selon les plateformes : la notification d’un même contenu peut être aisée sur un site de vidéo en ligne et plus difficile sur un moteur de recherche. Des améliorations sont nécessaires dans l’ensemble sur le suivi du traitement des signalements et il serait opportun que l’administration et les plateformes intensifient leurs échanges pour harmoniser ces outils en mettant en place des processus standardisés et en améliorant leur lisibilité.

Le débat va désormais se jouer au Parlement. Le projet de loi a déjà connu plusieurs évolutions d’importance, et c’est un signe positif de transparence et d’ouverture qu’a donné le Ministre de l’Intérieur en répondant publiquement à l’avis du Conseil. L’Assemblée nationale vient justement de se doter d’une Commission consacrée au numérique. A charge pour elle de s’en saisir et d’aider ce texte à achever sa transition.

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