«Un lieu, une oeuvre» - l'Amérique du blues - Clarksdale dans le Mississippi
- 28 juil. 2020
- Par esther heboyan
- Édition : «Un lieu, une oeuvre»
L’Amérique du blues – Clarksdale dans le Mississippi

Nous sommes partis dans le Mississippi pour rendre hommage à James décédé en septembre 2017. James, qui aimait écouter Robert Johnson, Mississippi John Hurt, John Lee Hooker…, souhaitait faire un pèlerinage sur la Route du Delta Blues. Le cancer l’a emporté. Nous ferons le voyage à sa place. Nous voilà à Clarksdale, une petite ville dans l’État du Mississippi, à deux heures de route de Memphis, sur la Highway 61 reliant Wyoming (Minnesota) à La Nouvelle-Orléans (Louisiane). Clarksdale est la ville du blues plus qu’aucune autre. Elle est viscéralement liée à l’histoire du blues. Et la désolation qui s’en dégage en avril 2018 est l’écho du passé. Par endroits, on n’y trouve que délabrement et vacuité. Par moments, on ne ressent qu’ennui et frustration. Toutefois, pour exister au quotidien, pour exister tout court, Clarksdale a son blues. Chants, guitares et légendes. En dépit des traumatismes de l’histoire et de la misère économique toujours palpable dans cette autre Amérique, le blues fait corps avec l’âme. Nous voici en quête des paroles et sonorités léguées par les maîtres et divas du blues.
À Clarksdale, il faut se rendre sur les lieux de pèlerinage désignés comme tels. The Croassroads, le Carrefour aux trois guitares bien en vue au-dessus de la Highway 61 et de la Highway 49. Le Delta Blues Museum et le Delta Blues Stage, côte à côte sur Blues Alley. Non loin de là, en fait sur la même grand’place, le Ground Zero Blues Club, très médiatisé depuis 2001. Valent aussi le détour : la station de radio WROX et le Riverside Hotel, deux monuments qui ont fait la réputation de Clarksdale. Robert Plant et Jimmy Page du groupe anglais Led Zeppelin se sont intéressés à Clarksdale, ont participé au Sunflower River Blues & Gospel Festival. Leur album Walking into Clarksdale, sorti en 1998, est un bel hommage à la petite ville où Tears fill the river – tears to be free. Les larmes remplissent le fleuve – des larmes pour être libre.
The Crossroads, le Carrefour où le Roi du Delta Blues s’est agenouillé


https://www.youtube.com/watch?v=GsB_cGdgPTo

Le Delta Blues Museum & le Delta Blues Stage, passé et présent côte à côte


Dans le centre-ville abîmé de Clarksdale, comme figé par une note implorante et funèbre, une marquise en tôle s’égaie de jaune et de bleu. Au-dessus de l’enseigne en lettres historiées jaillit un ruban bleu qui se brise au vent – non pas une guitare, mais l’idée d’une guitare, la ligne du corps et du manche. L’appel du blues. En hommage aux jeunes Noirs, enfants pauvres du Mississippi, tels Robert Johnson, Son House, Sonny Boy Williamson, B. B. King et Muddy Waters, qui se sont éloignés du gospel pieux pour jouer et chanter la musique du diable. En hommage aussi à quelques Blancs imprégnés de blues et de rock, dont l’hamoniciste Charlie Musselwhite né à Kosciusko au sud de Clarksdale et le « King du rock’n’ roll » Elvis Presley né à Tupelo à l’est.
L’ancienne gare de marchandises abrite le Delta Blues Museum. L’histoire du blues est jalousement gardée (interdiction de photographier) derrière ces murs de briques rouges. Costumes, chapeaux et chaussures de scène, on s’y croirait presque. Guitares aux murs ou sous vitrines, sobres ou nacrées, flamboyantes, taillées comme des notes râpeuses, noires, blanches, noires et blanches, sorties du gosier des maîtres, tantôt cafardeux et fatalistes tantôt guillerets, voire coquins. Carnets de notes, affiches de concerts, articles de journaux, photographies, les chemins hybrides, caillouteux de la gloire.
Une sculpture macabre de James « Son » Thomas qui fut fossoyeur, « Woman in Coffin » (1992), « Femme dans son cercueil », peut-être une lointaine cousine d’Emily la Sudiste, morte d’entre les morts dans « Une rose pour Emily » de William Faulkner, lui aussi natif du Mississippi. Sinon, James « Son » Thomas interpréta des standards du blues : « Catfish Blues », « Le blues du poisson-chat », ce poisson d’eau douce (friture au menu de tous les restaurants de Memphis à Jackson) qui se révèle poisson-cochon ici, ainsi que « Levee Blues », « Le blues de la digue », qui célèbre le combat humain contre la violence du fleuve Mississippi.
Une lettre manuscrite du guitariste-chanteur Furry Lewis adressée à Charlie Musselwhite, qui raconte le quotidien des musiciens ambulants en 1964 : When i left Chicago i went to Iowa City, Iowa, and stayed there 3 day and played at the Moose Haven Hall But when i came home some one had done broke in my house and stole every thang 2 suit 5 shirt 2 pair shoes and all of my grocery they put me in bad but i will make it with the help of the Good Lord. Après avoir quitté Chicago j’ suis allé à Iowa City, Iowa, et suis resté là 3 jour ai joué au Moose Haven Hall Mais quand j’suis rentré chez moi quelq’ un c’est q’il avait forcé la porte et volé tout c’q’j’avais là 2 costard 5 chemise 2 paire d’pompes et toutes mes provision me vlà dans d’ sale drap mais j’vais m’en sortir avec l’aide du Bon Dieu.
Ground Zero Blues Club, Clarksdale Renaissance
À défaut de festivals, que l’on soit en avance ou en retard sur l’un des événements majeurs au Mississippi et sa lumière d’août d’après William Faulkner, crépusculaire, mystérieuse, végétale, on peut se rendre, le soir venu, au Ground Zero Blues Club sur Delta Avenue, à quelques pas du Delta Blues Stage. Depuis 2001, le Ground Zero annonce, préconise, prépare un nouveau départ à partir de ce Point Zéro, le point d’origine, le commencement, ce qui pourrait ressembler à une provocation sur la Piste du Blues où s’égrènent comme un pis-aller les historic sites, lieux de la mémoire du blues, rues, cafés, hôtels, cimetières, entre Walls au nord où est enterrée la chanteuse Memphis Minnie, Vicksburg au sud et Helena dans l’Arkansas que l’on rejoint en remontant le long du Mississippi de l’autre côté du pont par la route 49.

Après la faillite de son restaurant sans doute trop côte ouest pour Clarksdale, Morgan Freeman a mis toute sa foi dans son club, un « juke joint » à l’ancienne, atelier ou hangar rehaussé aux nouvelles couleurs du blues. Clarksdale le vaut bien. Canapé et chaises sous le porche animé. Au guichet, qui se résume à une table de kermesse, on vous passe un bracelet plastifié en échange du prix d’entrée. Le blues rejaillit des enceintes, retentit aux quatre coins de la salle, emplit votre être, brûle vos entrailles. Le blues rebondit de la table de billards vers la charpente du plafond. La scène est à l’autre bout, le bar à droite, la cuisine à gauche. Les habitués circulent, causent, un verre à la main. Les gens de la ville sont venus en famille ou entre amis. Des touristes sont installés là, par hasard ou par passion. Les passionnés, on les nomme « blues aficionados ». La piste de danse fait le lien avec la scène.

En 2018, le Mississippi porte encore le deuil du passé. Un passé que pleurent les arbres drus et sombres des marécages. Au Ground Zero Blues Club, les serveuses vêtues de noir telles des veuves grecques s’activent, avec ou sans sourire, pour servir burgers et fritures numérotés comme à la tombola et dont les numéros sont déposés en bordure des tables. Les préposés à la sécurité ou à la manutention constamment désencombrent et approvisionnent la cuisine, le bar. Ce soir-là, l’un d’eux monte sur scène, se révèle être un virtuose de la guitare. Au royaume des bluesmen, le dernier bluesman est roi. Et celui-là, a-t-il pactisé avec le diable ?






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