C’est un jeudi. Un jour comme un autre aux archives départementales. Bonjour. Clés de vestiaires récupérées à l’accueil. Affaires déposées. Bloc-notes et crayon à papier. Quelques-uns flânent devant la machine à café délivrant un breuvage infect.
En salle d’inventaire une jeune étudiante qui entame un travail sur l’histoire d’une inondation découvre avec un peu d’appréhension les méandres de la série S (Travaux publics et transports). En salle de lecture, bondée ce jour-là, l’ambiance feutrée est rompue par une discussion animée entre deux septuagénaires généalogistes. Monsieur A., célèbre figure de l’érudition locale, membre de nombre de sociétés savantes locales, se charge de les rappeler vertement à l’ordre. Avec forces minauderies rougissantes, les deux dames s’exécutent. Un étudiant lève vers elles un regard agacé et se replonge dans ses archives préfectorales. Monsieur F., chercheur en retraite, émérite professeur médiéviste, ne s’est pas laissé distraire, lui, de son cartulaire. Les yeux plongés sur des archives de fonds privés, je songe qu’une fois encore il fait décidemment trop chaud dans cette salle.
Vendredi. Je fais un saut au musée. Quelques détails à régler en prévision d’une visite d’étudiants. Je savoure le calme et la fraîcheur du lieu. Je contemple les œuvres illuminées qui contrastent avec la pénombre du lieu et je songe à cette belle phrase de Jean-Noël Pelen : « La traversée mentale de cette pénombre, de l’obscur au clair, c’est la traversée de l’histoire ».
En sortant, je repense à la conférence que j’ai donné le week-end précédent à la Société C., honorable institution savante fondée il y a plus de 120 ans. La présence de jeunes collègues enseignants fut à peine suffisante pour diminuer la moyenne d’âge d’un public essentiellement composé de retraités. Une quarantaine de personnes venues écouter un jeune universitaire s’exprimer sur les liens qui unissent la pratique de l’histoire locale au sentiment d’appartenance à un territoire. Certes, le public des sociétés savantes n’est plus tout à fait le même. Les notables et instituteurs, anciens porte-parole de l’érudition locale, ont quelque peu cédé la place à un public plus diversifié. Les professionnels de la culture, les universitaires, côtoient désormais les retraités. La massification de l’université entamée dans les années 1960 a également changé le profil de ce type d’institutions. Sans être des historiens professionnels, nombre de ces érudits locaux ont pourtant fait des études d’histoire à l’université et se targuent, parfois non sans raison, de leurs compétences en la matière. La presse régionale elle-même aime à laisser leur place aux chroniqueurs de cette histoire locale.
Samedi matin. Au bureau de tabac-presse à l’angle de ma rue, j’achète mon quotidien préféré. L’esprit à mes réflexions de la veille, je me demande ce que peut bien représenter l’histoire des universitaires au regard de celle de ces praticiens amateurs de l’histoire locale. Sans doute peu de choses, ne puis-je m’empêcher de penser en regardant autour de moi. Sur un présentoir trônent en effet quantité non négligeable d’ouvrages d’histoire locale et régionale. Celle-ci a ses éditeurs spécialisés et ses réseaux commerciaux.
A la librairie C., petite librairie indépendante où se relaient séances de dédicaces et « cafés littéraires », le constat est le même. Les étagères près de l’entrée regorgent de ces ouvrages improprement qualifiés de « régionalistes ». Pour les livres spécialisés d’universitaires, il faudra se contenter de quelques titres. Il faut dire qu’il n’y pas d’université ici. Qu’est-ce qui peut bien motiver cette dame qui demande à la libraire si le dernier opus de Monsieur G., Chronique des rues de ma ville, est disponible ? Ici, les débats sur l’instrumentalisation du passé par le président semblent loin.
Pourquoi l’histoire à l’échelle locale ? Ou plutôt l’histoire pour quoi ? Pour combler un déficit de tissu social ? Pour satisfaire à quelque tendance passéiste, à la volonté de tout conserver et au refus de jeter ? A un certain goût du macabre ? La « beauté du mort » semble guider ce nouveau rapport au passé. L’histoire fait peut-être alors fonction de mythe ; non pas tant au sens légendaire du terme qu’au sens d’un récit qui se réfère au passé pour éclairer le présent. Vieil héritage de l’idée d’exemplarité de l’historia magistra vitae jamais tout à fait disparue.
Une semaine écoulée. Bribes d’histoire partout. L’histoire pour quoi ; l’histoire pour soi ; l’histoire comme construction identitaire. Postulée comme vecteur de mémoire partagée, elle est racontée et représentée comme référence et socle d’identification. Un capital symbolique en somme. Elle introduit une relation personnelle au passé du lieu qui permet de s’approprier le territoire.
Un socle identitaire forgé sur l’enracinement, sur la continuité.
Samuel Kuhn