
Dans son dernier roman Un dieu un animal, Jérôme Ferrari adopte une forme et un format originaux.
Le narrateur s'y adresse au héros, optant pour la deuxième personne, réservant la troisième personne pour parler du personnage féminin.
Et ce pur récit, exempt de dialogues, au rythme régulier et bien ponctué, est écrit dans une langue limpide et fluide, sans autre respiration que quelques rares paragraphes . Une forme qui ne pouvait excéder la centaine de pages.
Voici donc deux magnifiques extraits du livre ( p.31/32 et p.33/34) illustrant un moment fort du roman , ainsi que la parfaite maîtrise du style de Jérôme Ferrari .
Magali y prend conscience d'être étrangère à elle-même, dépossédée. Elle pose pour la première fois un regard lucide sur sa vie et tente de se raccrocher à la lettre du héros qui parle de «choses qui sont en même temps leur propre négation et qui s'affirment et se perdent dans une indicible unité»*, et évoque, au moment où le dégoût d'elle-même l'emplit, le souvenir de ce premier amour innocent oublié...
Outre la belle métaphore maritime décrivant le naufrage qui a fait émerger cet éclair de lucidité chez l'héroïne, ces passages illustrent la fluidité des phrases, parfois longues, la façon dont les dialogues disparaissent en s'intégrant au récit, et (deuxième extrait ) le glissement imperceptible d'un lieu à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un simple changement de pronom, du «elle» de Magali au «tu» du héros, toutes choses qui concourent à tisser ce texte "d'une seule pièce" désiré par l'auteur.
Du grand art !
*La nostalgie du présent, Jérôme Ferarri :http://www.revue-fora.org/Documents/Nostalgie_present.pdf
«(...) il lui passe tendrement la main dans les cheveux et l'embrasse. Sa langue a un goût de champagne et de vodka. Magali la sent s'agiter dans sa bouche et elle pense soudainement à une tumeur, à un fruit de mer ou à un parasite vorace et elle essaie désespérément de canaliser ses pensées mais c'est trop tard : son désir reflue le long de ses bras et de ses jambes et se condense un instant dans son ventre et, en quelques secondes, il ne reste plus rien. Elle se laisse manipuler tristement, l'esprit vide, elle se retourne docilement quand il lui demande de se retourner, sa joue frotte l'oreiller, elle sent les coups contre ses fesses et elle s'abandonne au ressac monotone, son corps tangue pesamment, c'est un grand vaisseau mélancolique abandonné aux caprices des djinns de la mer, couvert de lourds coraux, d'algues et de coquillages qui le font se pencher vers des abysses, elle est fatiguée et elle sent le goût fade du Baileys dans sa bouche qui s'emplit soudainement de salive. Nicolas donne un violent coup de reins et quelque chose se disloque dans le craquement des haubans arrachés, et elle vomit sur l'oreiller. Nicolas se retire d'elle, elle se redresse péniblement et, avant même qu'elle ait eu le temps de penser clairement, non, non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi, pas moi, une vague déferle et un second spasme la projette en avant, et elle vomit encore. Elle a si mal a la tête qu'elle ne peut pas bouger, une odeur sucrée d'alcool lui brûle les narines, elle ferme les yeux de toutes ses forces, la voix de Nicolas la fait souffrir, ne t'en fais pas, ce n'est rien, ce n'est rien, et les djinns la prennent en pitié, les abîmes marins s'ouvrent en leurs cavernes secrètes et l'engloutissent enfin avec son humiliation.
Elle se réveille à l'aube.
(...)Car toutes les nuits du monde sont propices à l'oubli. Mais son coeur bat toujours trop fort, sa bouche a le goût du sang, elle se sent coupable d'un crime abominable qu'elle devra expier et elle ne peut pas s'enfuir. Cet homme l'a ouverte en deux comme une carcasse d'animal, une carcasse impudique exhibée sur un étal sanglant sous ses propres yeux horrifiés, et elle n'arrive pas à se défaire de la certitude que jamais auparavant elle n'a posé sur sa vie un regard aussi lucide. Si fort qu'elle se débatte, tous les chemins la conduisent finalement ici ou dans une chambre semblable. Elle se retourne sur le dos et se force à écarter les bras et les jambes et à respirer lentement en gardant les yeux ouverts sous l'oreiller. Elle renonce à se défendre contre les soubresauts de son esprit jusqu'à ce qu'il soit l'heure de prendre le train, d'appuyer sa joue sur la vitre froide et d'échapper à la laideur poignante des campagnes mouillées en cherchant ta lettre au fond du sac. Elle regarde à nouveau ton écriture ronde et maladroite d'enfant illettré, les phrases surchargées et incohérentes où se bousculent des oiseaux morts et des maisons qui sont comme des tombeaux, une chose étrange qu'on ne peut pas perdre mais qu'on finit par perdre quand même, des guerres perdues depuis mille ans, des jambes fragiles, brisées par l'impitoyable intégrité de l'amour, et la fraîcheur d'une fontaine dans la lumière de l'été qui ne finit pas. Elle relit tout avec attention et elle pense qu'elle devra relire encore, autant qu'il le faudra, jusqu'à ce qu'apparaisse la vérité de ce que tu as voulu lui dire et qu'elle finisse par se rappeler ton visage comme tu te rappelles maintenant le sien en regardant le feuillage sombre des oliviers onduler dans la dernière clarté du ciel. Le chien a posé sa tête sur ta cuisse. Tu n'as pas retrouvé son propriétaire (...) »