Samedi soir, Charité s/Loire, débat sur le « ras-le-bol fiscal », organisé dans le cadre du festival des idées.
Au cœur de la France des oubliés. Dans des territoires où les librairies meurent avec leur dernier propriétaire, où les cafés n’ouvrent que l’été, où l’isolement des uns répond au départ des autres… où le sentiment d’abandon est si prégnant.
Parmi les intervenants, Priscillia Ludosky, figure emblématique du Mouvement des Gilets Jaunes, jeune femme posée au discours intelligent, clair et sans concession. Dans l'assistance, une vingtaine d'entre eux, GJ58, venus l'écouter, la soutenir et bien sûr porter leur propre parole sur cette explosive question de la justice fiscale qui nourrit depuis huit mois cette nouvelle poussée de fièvre hexagonale dont la France a le secret.
Car au cœur de notre imaginaire politique et révolutionnaire national, l’impôt agit à la fois comme un puissant agrégateur de sentiment d’appartenance et un ferment de désunion nationale. Certes, l’exigence d’égalité est aujourd’hui canalisée dans le vote démocratique, mais bonnets rouges et gilets jaunes sont venus rappeler combien la fiscalité nourrit toujours les révoltes populaires – surtout devant les stratégies d’évitement flagrantes qui accouchent d’une nouvelle minorité de privilégiés affranchis des obligations communes. Entre efficacité économique, écologique ou sociale et justice pour le partage équitable des contributions, l’impôt est par excellence un enjeu crucial de démocratie.
Débat passionnant, mais houleux, et difficile, quand la colère rend les mots violents, quand plusieurs décennies d'abandon de pans entiers de nos territoires nourrissent des torrents d'amertume, quand la parole politique ne suscite que défiance et mépris. Aux côtés de Priscillia Ludoski, deux économistes Adrien Madec pour Hémisphère Gauche et Xavier Timbeau de l’OFCE, pour apporter le recul des statistiques et la perspective des évolutions. Et deux politiques, aujourd’hui en marge des institutions mais pas du débat, Cécile Duflot et Jean-Marc Germain venus courageusement, et avec un certain talent, relever le défi de l’opprobre et la décrédibilisation collective dans lequel plusieurs décennies de scandales de corruption individuelle et de renoncements gouvernementaux successifs ont précipité l’ensemble du personnel politique.
Dans cette assemblée citoyenne au sens le plus littéral, j'ai vu ceux qui se considèrent comme irréconciliables se détacher progressivement de ceux, plus nombreux, qui malgré les remparts et le rejet, demandent au fond à être réconciliés. J'ai vu pourquoi, de toute évidence, la gauche historique a perdu la confiance de ces gens-là – au profit de l'abstention pour beaucoup, et de l'extrême droite pour ceux qui n’ont pas renoncé à faire du vote une arme démocratique.
J’ai vu ce que décrivent ceux qui reviennent encore sur ces territoires perdus, ainsi que les sociologues ou les géographes qui en étudient l’espace et les hommes : le travail immense qui nous attend tous, pour retisser les fils d’un tissu social mité. J’ai vu cette absolue nécessité de rétablir des liens entre des gens qui ont perdu espoir et confiance dans leurs représentants, et se replient sur leur ressentiment, et des élites sourdes à la détresse dérangeante, à rebours de la bienséance intellectuelle urbaine.
Dans ces échanges qu’il fallait systématiquement modérer, traduire, et canaliser, j’ai vu la démocratie nue. Ce moment que décrit Balibar où la « libre parole » manifeste l’opposition, et dans le conflit accouche de la démocratie. Ce moment où les membres d'une même communauté politique se font face, malgré les désaccords, l'hostilité, les blessures, et acceptent une « conversation ».
A tous ceux qui croient encore que cette question se réglera par des cadeaux et des promesses, pensons-y : l'enjeu va bien au-delà de l'impôt - c'est notre démocratie qui se joue là. Le populisme naît lorsque « la prise de parole des subalternes » est interdite, ou disqualifiée, expliquent Balibar et Spivak. C’est en ce sens uniquement que le mouvement des Gilets Jaunes est « populiste », car il est la prise de parole des subalternes, relégués de la culture dominante qui se gausse de leur look, de leurs goûts et de leurs attitudes – ou pire, feint de les apprécier de loin, d’un air paternaliste de commisération sans les prendre au sérieux, et les recadre en « grand débat » truqué. Ils sont ce pays que ses responsables « ne connaissent pas » pour paraphraser le titre de François Ruffin.
Rétablir la confiance : la tâche est immense, urgente et absolument prioritaire. Cela passera par des mesures, évidemment. Fiscales, pour que ceux qui ont plus contribuent vraiment plus. Budgétaires, pour que la présence de la communauté se matérialise au plus près de tous par des services publics renforcés. Politiques enfin, pour que les immenses défis collectifs comme la transition écologique soient appréhendés en commun et équitablement.
Mais rien de tout cela n’aura le moindre effet sans la lucidité et la capacité de chacun à tenir un langage de vérité sur le monde et sur soi-même. « L’archipel français » décrit par Jérôme Fourquet ne redeviendra continent que relié par la chaîne humaine de ceux qui auront pris conscience que nous sommes condamnés à « vivre ensemble comme des frères ou à périr seuls comme des fous ».
Le mouvement des Gilets Jaunes s’essouffle peut-être dans les chiffres, mais le dérèglement démocratique dont il est l’expression est toujours à l’œuvre. Comme pour le dérèglement climatique nous n’y répondrons pas sans remettre en question nos certitudes économiques pour l’un et nos certitudes démocratiques pour l’autre.