
Au temps des téléphones fixes, avant l'accès généralisé à Internet à la maison, les canulars téléphoniques étaient un jeu d'enfants comme un autre. Les plaisantins répétaient des gags vus à la télé, en attendant que leur interlocuteur raccroche (après une trentaine de secondes) pour laisser éclater leurs gloussements.
Avec les mobiles et les services d'identification de l'appelant—et l'apparition d'autres façons de se divertir—ce genre de farce semble avoir disparu, du moins chez les enfants. De nombreuses émissions de radio font du canular téléphonique un fonds de commerce. Et à la télévision, dans un épisode de "Touche pas à mon poste," Cyril Hanouna avait piégé sept personnes (dont six hommes homosexuels) qui croyaient parler de sexe dans le cadre d'une conversation privée, sans savoir qu'ils étaient en direct. Le canular était d'autant moins drôle puisque l'un des hommes, reconnu à sa voix, s'était fait virer de chez lui par ses parents.
Aux Etats-Unis, le canular téléphonique admet une variante (encore) plus risquée, le swatting, qui consiste à appeler les urgences pour un motif inventé de toutes pièces. Le but est de provoquer une descente de police chez la victime de la farce. Loin d'infliger à sa cible un simple démêlé avec l'administration, un appel fantaisiste à la police peut mettre des vies en danger.
L'un des derniers civils abattus en 2017 par la police américaine, Andrew Finch, a été victime d'un swatting. Le 28 décembre, la police de Wichita (Kansas) reçoit un faux appel décrivant une situation dramatique: une dispute familiale qui avait dégénéré en homicide puis en prise d'otages, avec menaces d'incendie.
La police accourt à l'adresse donnée dans l'appel, celle d'Andrew Finch, sans se rendre compte que le drame qu'ils comptent interrompre est fictif. Finch entend un bruit dehors et part à la recherche de sa source. Il sort et découvre la police sur le pas de sa porte; ils braquent leurs armes sur lui. Il porte la main à sa ceinture (selon la police) et est abattu. La police constatera plus tard que Finch n'était pas armé.
Le procureur n'a pas encore déterminé s'il allait poursuivre le policier qui a tiré sur Finch. Quant au chef adjoint de la police, Troy Livingston, il rejette entièrement la faute sur le mauvais plaisant qui a passé le coup de téléphone.
L'auteur présumé du faux appel, Tyler Bariss, aurait commis le forfait depuis la Californie. Deux joueurs de Call of Duty s'étaient disputés, l'un des gamers a donné une fausse adresse à l'autre, et ce dernier contacte quelqu'un—supposément Bariss—pour lui demander de swatter son rival. Selon la mère de Finch, le défunt ne jouait pas à Call of Duty, ce qui suggère que Finch était étranger à la dispute.
La personne qui dit avoir contacté Bariss pour lui commanditer le swatting a révélé—sous condition d'anonymat, pour éviter de s'attirer l'opprobre d'autres gamers—que Bariss était un habitué du swatting. "Il est majeur et vacciné et ce n'est pas le première fois qu'il fait ce genre de chose," a confié un autre gamer à CNN. Selon deux autres gamers qui connaissent Bariss, le jeune homme avait pris pour nom d'utilisateur @SWAuTistic sur les réseaux sociaux: un mélange de "SWAT," l'origine de "swatting," et "autistic" (autiste). Il a par ailleurs reconnu qu'il avait été payé pour swatter par le passé.
La mort d'Andrew Finch est le fruit non seulement d'un malheureux hasard, mais aussi le convergence de deux phénomènes sociaux: le cyber-harcèlement et la violence policière.
Le swatting est monnaie courante parmi certains gamers, en particulier des jeunes hommes révoltés, et peut souvent être la culmination d'une campagne de harcèlement en ligne. Les membres du mouvement gamer anti-féministe Gamergate—connus pour leur penchant pour le harcèlement coordonné en masse sur les réseaux sociaux ou encore le doxxing, qui consiste à rendre publiques les informations privées d'une cible—sont souvent des adeptes du swatting.
Le swatting est une sorte de divertissement pour une communauté réactionnaire, transgressive et portée sur la violence (beaucoup considèrent Gamergate comme le berceau de l'"alt-right," un mouvement néo-fasciste proche de Donald Trump), mais c'est avant tout une pratique rendue possible par la violence et l'évolution autoritaire de police.
"Swatting" vient du SWAT, une unité spécialisée des forces de l'ordre, munie d'équipements militaires. Destiné (à l'origine) à des situations exceptionnelles telles que des prises d'otages ou des captures de suspects liés au crime organisé, le SWAT voit aujourd'hui son champ d'action s'élargir. Les forces de l'ordre lui font régulièrement appel pour des arrestations pour des petits délits liés à la drogue. En 2014, en Géorgie, une unité SWAT a défoncé la porte d'une maison, grenades sonores au poing, pour interpeller un homme qui avait vendu une petite quantité de méthamphétamine à un policier en civil.
En parallèle, la police "ordinaire" emboîte le pas au SWAT et se munit d'armes reprises directement à l'armée. Le Département de la défense américain a "légué" 1,5 millions d'articles aux polices locales depuis 2006, y compris des fusils M16, des véhicules anti-mines, des lignes de mire et des baïonnettes.
Le swatting implique donc de faire venir au moins une demi-douzaine d'agents armés jusqu'aux dents chez un individu qui ne s'y attend pas et qui ne maîtrisera pas forcément sa réaction. Par ailleurs, des vidéos de violences policières qui ont circulé sur internet suggèrent qu'un civil face à un policier peut perdre la vie même s'il ou elle adopte un comportement pacifique. C'était le cas notamment pour Daniel Shaver, l'un des 963 civils tués par les forces de l'ordre en 2016; une vidéo montre Shaver en train de ramper sur le sol et de supplier la police de ne pas tirer.
A l'heure où de tels faits divers sont extrêmement bien documentés, le swatting apparaît comme un acte d'autant plus inconscient ou déséquilibré. Cette pratique signale une radicalisation de certains jeunes hommes américains, l'adoption d'une attitude de plus en plus désinvolte envers une violence non seulement verbale mais physique.