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Billet de blog 3 avril 2008

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Martin Luther King, Jr. n’était pas « aveugle à la race »

Martin Luther King, Jr. fut assassiné il y a quarante ans, le 4 avril 1968 ; il n’avait pas encore quarante ans. Rien d’accidentel dans ce meurtre, ni d’imprévu : agressions et attentats le poursuivaient depuis des années. La veille même de sa mort, à Memphis, il prononçait un discours prophétique. Les menaces se rapprochaient alors, il les évoquait sans détour.

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Martin Luther King, Jr. fut assassiné il y a quarante ans, le 4 avril 1968 ; il n’avait pas encore quarante ans. Rien d’accidentel dans ce meurtre, ni d’imprévu : agressions et attentats le poursuivaient depuis des années. La veille même de sa mort, à Memphis, il prononçait un discours prophétique. Les menaces se rapprochaient alors, il les évoquait sans détour. « Comme tout le monde, j’aimerais vivre une longue vie. La longévité a sa place. Mais je ne m’en soucie pas à présent. » Car, tel Moïse, « j’ai vu la Terre Promise. Je n’irai peut-être pas avec vous. Mais sachez-le ce soir, nous irons, notre peuple ira sur la Terre Promise ! » La fin de sa vie fut donc la chronique d’une mort annoncée.

Pourquoi tant de haine ? Cette violence contre l’apôtre de la non-violence paraît aujourd’hui incompréhensible : il fait l’unanimité, jusque chez les conservateurs. C’est depuis Ronald Reagan qu’un jour férié lui est consacré. Loin des déchirements des années 1960, King est devenu une figure consensuelle. « J’ai fait un rêve », répète-t-on sans cesse. Une phrase résume partout son fameux discours de 1963 à Washington : « Je fais le rêve qu’un jour mes quatre jeunes enfants vivront dans une nation où ils seront jugés, non pas sur leur couleur de peau, mais d’après le contenu de leur personnalité. » (« the content of their character »). Autrement dit, si Martin Luther King, Jr. est devenu à titre posthume un saint national, c’est parce qu’il aurait été « aveugle à la race » (color-blind).

Or King n’était pas un saint – en tout cas, il n’avait rien de lénifiant. Non qu’il s’agisse de rappeler ici, pour le dénigrer, les faiblesses de l’homme (du plagiat de jeunesse aux aventures du pasteur adultère). Mais si l’on veut comprendre sa mort violente, il faut lui restituer sa force de scandale. King n’était pas un doux rêveur inoffensif. Comme le souligne avec force le critique noir Michael Eric Dyson, les années 1960 aux Etats-Unis, en se radicalisant, ont radicalisé aussi le pasteur de l’église baptiste. En 1968, le mouvement pour les droits civiques a perdu son innocence, et King avec lui. Après 1965, King s’éloigne d’une approche morale pour privilégier une approche politique. Il ne suffit pas d’en appeler à la justice. S’il ne renonce jamais à la non-violence, de plus en plus, pour penser les rapports de force, il met en cause l’ordre des choses. La réforme exigée suppose selon lui une « restructuration de la société américaine dans son entier. » En effet, désormais, la question raciale lui apparaît bien comme une question sociale. Les droits formels sont nécessaires ; ils ne sont pas suffisants : la ghettoïsation des populations de couleur est inséparable des inégalités économiques. A Memphis, il trouve la mort en venant soutenir une grève d'éboueurs noirs, dans le cadre de la Campagne des pauvres. Il s’agit donc de la distribution de la richesse, de l’organisation de la société étatsunienne tout entière, bref, du capitalisme.

N’allons pas croire pour autant que King renonce à la race, pour penser la classe en dernière instance. En effet, en déplaçant le combat, du Sud au Nord des Etats-Unis, le pasteur pouvait mesurer à quel point le racisme n’était pas cantonné dans les terres des Confédérés. A Chicago, où il se bat pour les droits sociaux, le logement ou l’emploi, l’hostilité n’est pas moindre que dans l’Alabama, quand il luttait pour les droits civiques, contre la ségrégation. Le racisme n’est donc pas seulement une trace du passé, legs de la guerre de Sécession, car cent ans plus tard, « la plupart des Américains sont inconsciemment racistes. » Autrement dit, après le racisme revendiqué, King découvre l’ampleur de la discrimination raciale qui s’affiche moins, mais qui n’a pas besoin d’être consciente pour instituer une hiérarchie raciale. Le problème ne se résume pas aux intentions, bonnes ou mauvaises ; c’est le résultat qui compte, à savoir la discrimination.

La radicalisation de Martin Luther King, Jr. ne s’arrête pas là. Un an avant sa mort, jour pour jour, le prix Nobel de la Paix s’était publiquement engagé à New York contre la guerre du Vietnam : il était venu, « le temps de briser le silence ». C’était rompre avec le président Johnson, et s’exposer à l’hostilité des médias, de Time au New York Times. Pour King, le combat pour la paix rejoint l’engagement pour les droits civiques. C’est que « la guerre est l’ennemi des pauvres » : ce sont leurs enfants qui meurent au Vietnam, et c’est l’argent de la guerre contre la pauvreté qui est dilapidé dans l’effort militaire. Quant aux Vietnamiens, « ils doivent voir les Américains comme d’étranges libérateurs »… C’est pourquoi, plutôt que de combattre le communisme, « il nous faut, par une action positive, chercher à éradiquer ces conditions de pauvreté, d’insécurité et d’injustice qui sont le sol fertile où pousse et prospère la semence du communisme. » Ces mots résonnent tout particulièrement aujourd’hui, à l’heure du « conflit des civilisations » – les funérailles de Coretta King, sa veuve, ont donné l’occasion de le souligner en 2006. Dans son discours, King évoquait « l’urgence farouche de l’instant » (« the fierce urgency of now »), soit contre la « procrastination », le péril imminent du « trop tard ». Ce n’est pas un hasard si Barack Obama reprend la formule pour expliquer sa candidature – son urgence : il est connu pour son opposition à la guerre en Irak. Mais il est aussi le premier candidat noir qui peut espérer la nomination d’un des deux grands partis pour l’élection présidentielle américaine. Comment ne pas penser le lien entre les deux ? Cette rhétorique ne doit donc pas être prise à la légère : elle nous invite à penser l’actualité politique de Martin Luther King, Jr., soit l’imbrication des questions de classe et de race, mais aussi leur articulation avec les enjeux de la guerre et de la paix.King ne faisait pas seulement la morale ; il faisait bien de la politique. D’ailleurs, il en est mort. S’il n’avait été qu’un saint, il n’aurait pas été un martyr.Son héritage est donc bien un enjeu politique. Aux Etats-Unis, les conservateurs s’emploient depuis le début des années 1990 à en faire le héraut d’une Amérique « aveugle à la race ». L’intellectuel noir Shelby Steele opposait déjà en 1990, en écho au discours de 1963, « le contenu de notre personnalité » à la couleur de peau – et depuis, cette version « color blind » du militant des droits civiques s’est imposée, y compris dans des travaux universitaires parmi les plus sérieux. Jusque dans les campagnes électorales, on invoque l’autorité de King contre les politiques de discrimination positive (affirmative action). Or, comme le démontrait en 2003 Tim Wise, militant blanc de l’antiracisme, loin d’être « aveugle à la race », le pasteur noir s’est mainte fois prononcé pour des politiques prenant en compte le critère racial. En 1963, il écrivait déjà : « Dès qu’on soulève l’idée d’un traitement compensatoire ou préférentiel pour les Noirs, certains de nos amis reculent avec horreur. Le Noir devrait bénéficier de l’égalité, ils en conviennent, mais il ne devrait rien demander de plus. En apparence, c’est raisonnable ; mais ce n’est pas réaliste. Car il est évident que dans une course, l’homme qui franchit la ligne de départ trois cents mètres après son concurrent devra accomplir un exploit inouï pour le rattraper. »Si l’enjeu est actuel, c’est bien sûr que l’anniversaire de la mort de Martin Luther King, Jr. tombe en plein dans la campagne démocrate pour la nomination. Un candidat noir est-il condamné à choisir entre le racisme anti-blanc et le moralisme incolore ? On sait ce que l’alternative a coûté à Jesse Jackson dans les années 1980 : constamment renvoyé au premier terme, il n’était qu’un candidat noir – enfermé dans sa race, et donc inéligible. Aujourd’hui, c’est tout le sens de la polémique lancée autour des sermons du pasteur Jeremiah Wright : Obama est sommé de choisir entre le racisme et l’aveuglement à la race. On reviendra sur sa réponse. Mais il vaut la peine aussi de s’intéresser au sermon si contesté – sans se limiter aux extraits diffusés par la chaîne Fox, d’une droite sans mélange, ouvertement engagée contre Obama. Jeremiah Wright n’est pas le raciste anti-blanc qu’on nous a montré. Sans doute reprend-il d’un ambassadeur blanc, interviewé justement sur Fox, une fameuse citation de Malcolm X, la plus controversée, après la mort du président Kennedy (« the chickens have come home to roost », soit à peu près « tu récolteras la tempête »). Cependant, son discours rappelle tout autant Martin Luther King, Jr. : la guerre du Vietnam lui faisait dire que son pays était « le plus grand fournisseur de violence au monde aujourd’hui. » Il avait déjà rappelé que « notre nation est née d’un génocide », en rappelant le sort des Indiens d’Amérique, et à la fin de sa vie, il caractérisait la discrimination raciale dans le Nord du pays comme « un génocide psychologique et spirituel ». Il ne s’agit pourtant pas d’antiaméricanisme : l’un et l’autre appellent le pays à un examen de conscience.Nulle modération dans ce discours. Le style prophétique du prédicateur noir n’est pas mièvre. Pour autant, King était-il raciste ? L’apôtre de la non-violence était-il violent ? Ou bien, ne donnait-il pas plutôt à voir et à penser la violence de la discrimination ? Et comment le faire en s’aveuglant à la race ? En tout cas, ceux qui voulaient le tuer ne s’y sont pas trompés : son message était bien politique ; il bousculait l’Amérique des années 1960. Et leur violence lui a donné raison. Espérons que cette histoire appartient au passé.

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