
Alors que je sortais du cinéma, après avoir vu le film « effacer l’historique » de Gustave Kervern et Benoît Delépine, un sentiment de dégout a vite fait taire les rires pour laisser place à la colère. Comment ne pas être en colère quand on entend que le gouvernement envoie chaque mois un chèque de plusieurs milliers d’euros pour une application mobile de traçage, mais qu’il n’a pas mis, sauf preuve du contraire, un centime dans la plateforme « solidarité numérique » ?
L’application « stopcovid » a fait couler et continue de faire couler beaucoup d’encre, y compris la mienne, mais on ne peut pas en dire autant de la plateforme « solidarité numérique ». Peut-être même que vous êtes en train de vous demander ce qu’est « solidarité numérique ».
Alors non, ce n’est pas un mouvement écolo-bobo-islamogauchiste. « Solidarité numérique », c’est une plateforme d’assistance pour les Français qui rencontrent des difficultés avec leurs équipements numériques : problème de connexion, de déclaration en ligne, d’actualisation sur le Pôle Emploi, Ameli, ou la caf.fr ; besoin d’installer et d’utiliser une nouvelle application pour faire une visioconférence avec les petits-enfants ; créer une adresse mail pour ouvrir son espace en ligne sur Laposte ou edf, etc. Cette assistance se concrétise par un numéro : 01 70 772 372 et un site internet : https://solidarite-numerique.fr/ sur lequel sont répertoriées des fiches pédagogiques pour résoudre les problèmes évoqués ci-dessus.
Et là vous devez vous dire que c’est une super bonne idée. D’ailleurs, ce ne sont pas les 5 000 appels reçus la première semaine par les 2 000 médiateurs numériques bénévoles, ainsi que les 1,2 millions de visiteurs sur le site web de la plateforme qui vont vous contredire.
Pourtant, à part quelques journalistes sensibles aux questions de l'inclusion numérique comme le montre cet article, et les personnes qui l’ont utilisées, peu sont ceux qui en ont entendu parler. Alors pourquoi ? Est-ce parce que le sujet ne concerne qu’une minorité de Français ? Est-ce parce que cette solidarité gratuite et massive contredit une politique libérale et capitaliste ? Ou peut-être est-ce – et c’est le plus probable – parce que cette plateforme ne s’attaque ni aux libertés, ni aux comptes publics.
En effet, le gouvernement et notamment le secrétaire d’Etat au numérique M. Cédric O, ont fait le choix de verser 100 000 € par mois d’argent public – peut-être plus selon l’association anticorruption et sans appel d’offres d’après cet article de Francetvinfo – pour faire fonctionner une application mobile de traçage. Tandis que de l’autre, rien ne semble avoir été versé pour mettre en route et pérenniser la plateforme « solidarité numérique » et ainsi aider les bénévoles, médiateurs numériques et professionnels de l’accompagnement social, à assurer le service après-vente des services publics.
Précisément, en tant que bénévole sur cette plateforme, j’ai pu constater que les appels concernés moins l’accès au numérique que l’accès aux services publics. Pendant les deux premières semaines la Caf et le Pôle Emploi n’ont pas hésité à orienter leurs appels vers la plateforme afin de désengorger leurs propres services. Pour vous convaincre du drame qui s’est joué pendant ces semaines de confinement, faut-il que je vous parle de ce monsieur qui voulait aider sa voisine veuve depuis quelques jours qui n’arrivait pas à joindre les finances publiques ? Ou de cette fille qui tentait d’aider sa mère à créer son espace en ligne pour payer sa facture d’eau avant qu’on ne la lui coupe ? Ou enfin de cette dame isolée qui pour raison de santé ne pouvait pas se déplacer hors de chez elle et pour raison économique n’avait ni téléphone, ni ADSL ?
Pendant deux mois, j’ai pu constater que le service public français, à force de coupe budgétaire et de politique d’austérité, était dans l’incapacité de répondre à la détresse des Français. Mais voilà qu’un mois plus tard, le gouvernement mettait des milliers d’euros sur la table pour pondre une application.
Pour être clair, il ne s’agit pas de réclamer de l’argent, mais de pointer le choix du gouvernement qui a privilégié financièrement le développement d’une application qui s’avère être inutile, à l’assistance d’une partie de sa population en situation d’illectronisme et d’isolement.
Les ardents défenseurs de la stratégie gouvernementale diront que « stopcovid » a vocation à protéger la population. Mais est-ce qu’elle le fait ? Pas vraiment d’après cet article de FranceInter. Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est la faute des Français ces « gaulois réfractaires », car si le gouvernement leur avait donné les moyens de mieux maîtriser les enjeux du numérique, au hasard, de protection des données et de programmation, peut-être que les débats autour de ladite application auraient été plus techniques et moins idéologiques. D’autre part, l’isolement induit par la fracture numérique et le confinement, ainsi que la précarité sociale qu’il a générée, ne sont-ils pas des raisons suffisantes pour se donner les moyens, notamment financiers, d’y faire face ?
L’argent versé pour faire fonctionner « stopcovid » pourrait servir à recruter des médiateurs numériques, car maintenant que le confinement est terminé, beaucoup n’auront plus, ou moins le temps de répondre aux appels ; avec 100 000 € par mois il est aussi possible de payer des professionnels de la pédagogie pour créer des tutoriels plus complets et plus interactifs avec des vidéos, des jeux ou même des Massive Open Online Course (cours en ligne) ; avec 100 000€ par mois on pourrait soutenir les filières ESS de reconditionnement de produits électroniques et ainsi équiper les Français et notamment les écoliers de manière écologique et économique ; Peut-être aussi pourrait-on faire pression sur les Fournisseurs d’Accès à Internet pour qu’ils proposent des offres spécifiques aux personnes ayant peu de ressources ? Ou pour rester dans le domaine du développement d’applications, permettre à tous les sites web de service public d’être lisibles sur tous les écrans et d’être adaptés en Facile à Lire et à Comprendre.
Peut-être que le gouvernement a suffisamment d’argent pour maintenir en service « stopcovid » et pérenniser la plateforme « solidarité numérique ». Mais à priori, ce qui était et reste le plus important aux yeux du gouvernement, c’est de faire comme les autres pays et de montrer que la France peut, elle aussi, développer une application. Parce que la France est un pays riche et puissant, comprenez-vous ?
Si le Président le République a fixé un objectif d’une dématérialisation à 100% d’ici 2022, rappelons toutefois qu’en 2019, 6 personnes sur 10 ne sont pas autonomes face aux usages du numérique et que 68% des Français déclarent connaître des freins à l’utilisation de l’e-administration[1]. Remarquez, vu la vitesse à laquelle le service public est libéralisé et privatisé – une autre façon pour dire dépouillé et démantelé – d’ici 2022 il n’y aura plus grand-chose à dématérialiser. Alors, elle est belle la puissance ?!
À titre d’information, non de comparaison, l’Estonie a accompli sa transition numérique au début des années 2000, comme l’explique Anna Piperal dans cette vidéo. Je ne dis pas que ce pays est un modèle à suivre et il y aurait surement beaucoup à dire sur une société 100% dématérialisée ; mais seulement que cet exemple montre que pour qu’une intention politique arrive à son terme, il ne suffit pas qu’elle soit de bon aloi, il faut aussi se donner les moyens de la concrétiser.
Il y a encore beaucoup de Français en marge du numérique, ou n’en maitrisant que les usages superficiels. Mais parce qu'il faut rendre à César ce qui est à César, je dois souligner que le gouvernement ne fait pas rien pour lutter contre l'exclusion numérique. Il y a notamment les "pass numériques" et les "fabriques de territoires", mais comment vous dire...Là aussi on sent bien que ce n'est pas la priorité.
En outre, le gouvernement ferait bien de revoir ses priorités et d’arrêter de jouer à celui qui a la plus grosse en développant des applications à gogo, car force est de constater que la taille ça ne fait pas tout.
[1] https://www.arcep.fr/cartes-et-donnees/nos-publications-chiffrees/numerique/le-barometre-du-numerique.html