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Un écrivain tamoul, réfugié politique en France. Une femme mystérieuse; un rendez-vous à l’étage discret d’un café parisien, proche du Panthéon (le sanctuaire tricolore des grands). Le dossier de plusieurs milliers de pages, noircies d’une écriture de fourmi jusque dans leurs marges. Il change de main : le manuscrit d’Ala - nom de guerre ‘la Sterne rouge’ - vient de trouver son traducteur.
‘Sterne rouge’ : étonnant surnom pour une Tigresse noire.
« Plus petite que le coucou, la sterne est l’oiseau capable de voler le plus loin. Elle peut traverser la terre de pôle en pôle. »
Ala a certes en commun avec l’hirondelle des mers et des mangroves la gracilité du corps, l’amour du chant et une volonté de fer, mais elle a surtout pour elle une force forgée par les drames cumulés. Ceux du Sri Lanka, qui se confondent à présent sans distinction avec les siens.
« Ma mère, dont tous les membres tremblaient encore une minute avant, a recouvré ses forces et l’énergie d’une poule défendant son petit. Elle m’a poussée par terre en me couvrant de son corps. [...] Je me blottissais sous Maman comme un bébé dans le ventre de sa mère. J’aurais tellement voulu y retourner ! »
La légende du cruel roi de Kandy, de son Premier ministre et de sa famille suppliciés de surgir.
« Alors qu’elle exécute la sinistre besogne, Kumarihami pleure en chantant :
Lampe resplendissante de beauté, de vertu
nectar du ciel,
Enfant chérie portée dans l’océan du ventre
maternel,
J’ai mis dans le mortier ton corps magnifique,
Et saisi le pilon au pommeau métallique.
Le sang et le lait de ta bouche s’échappent
Car c’est ta mère qui te frappe ! »

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Pas de marche arrière possible pourtant. La haine grignote chaque jour un peu plus d’espace sur l’île du sous-continent indien, dans le cœur de ses habitants. Après plus d’un millénaire de cohabitation, les Cingalais bouddhistes (majoritaires) ont décidé, sous l’impulsion du gouvernement débordé par les attaques des groupes séparatistes, d’en finir avec les Tamouls. Les massacres des civils hindous dans les rues des grandes villes, et bientôt même dans les villages perdus, se multiplient dès 1977, poussant de facto la population tamoule à soutenir des groupes dont elle rejetait pourtant jusqu’alors les méthodes violentes (assassinats politiques, cibles officielles, policières et civiles, attentats suicide bientôt), en particulier le plus efficace d’entre eux : le féroce LTTE, Liberation Tigers of Tamil Eealam, qui aspire à la création d’un État tamoul indépendant au nord et à l’est du pays, l’Eelam, et qui gagnera bientôt le titre de guérilla la plus redoutable au monde (fichée terroriste quasiment partout).
« La tête me tournait. Je suis tombée à la renverse. J’ai senti mon corps s’élever au-dessus de celui de mon frère. De la terre était entrée dans ma bouche. Je l’ai avalée. [...] La mort de mon frère m’obsédait. Qui l’avait tué ? Les militaires ou les Tigres dont nous avions étanché la soif ? Quelqu’un nous avait-il vus leur offrir à boire ? Nous n’avions peut-être pas eu affaire à des Tigres, mais à d’autres personnes déguisées en Tigres... Fallait-il tout raconter à Maman ? Garder le silence ? Toutes ces questions me donnaient le vertige.
L’odeur de cette mort flottait autour de moi. Jamais mon frère n’aurait fait de mal à une mouche, jamais je ne l’avais vu s’emporter. Toutes les fois où je lui donnais des coups, et je ne les compte plus, il ne répliquait pas, n’allait pas se plaindre à notre mère, mais se contentait de prendre la fuite. Qui pouvait avoir envie de lui couper la tête ? »
Pour avoir fourni de l’eau à de jeunes adolescents assoiffés dans la jungle (qui s’avéreront être de jeunes Tigres), le doux frère d’Ala finira décapité sur la place du village. Les quatre familles tamoules, qui pensaient s’y tenir éloignées des tensions, de comprendre que ces voisins avec lesquels ils ont toujours vécu sont désormais devenus leurs probables tortionnaires de demain. Kakkilal, un garçon cingalais avec lequel elle a grandi, de promettre à une Ala de seize ans terrifiée de lui « déchirer la vulve en seize morceaux ».

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Aux exactions, dénonciations, tortures et viols des uns répondront bientôt les atrocités des autres : l’engrenage de la guerre civile de s’enclencher.
Officiellement, de 1983 à 2009, entre 80.000 et 100.000 morts - principalement tamouls pour ce qui est des civils - et des vagues migratoires importantes vers l’Europe (en particulier vers le Royaume Uni mais également la France, en particulier en Ile-de-France).
« Qui sème la colonisation récolte l’immigration » dit l’adage.
Car il serait aisé d’oublier que ce sont les avantages octroyés par les colons anglais (occupation de l’alors nommée île de Ceylan de 1796 à 1948) aux Tamouls, pour mieux tenir la population par la division, qui a allumé la mèche de la rancune et l’idée de revanche chez les Cingalais. Cet art pervers du schisme, dans une société déjà soumise au système des castes, n’est pas sans rappeler la préférence accordée par les esclavagistes français puis par les occupants américains aux Créoles en Haïti (en opposition avec les Bossales, annihilation des additions naturelles. Suite moins sanglante mais tout autant pérennisée) : profiter des tensions internes des pays soumis, les accentuer volontairement, pour mieux détourner leurs populations des vrais sujets de révolte. Les conséquences de ces funestes décisions des colonisateurs pèsent encore aujourd’hui et sur l’histoire de ces pays et sur la nôtre (d’autant plus que les enfants des réfugiés tamouls, nés en France, nouvelle richesse déposée dans le creuset tricolore, auront besoin de connaître les raisons du déracinement parental). Ce qui rend nulle et non avenue l’approche paresseuse qui consiste à aborder la littérature sri-lankaise ici incarnée avec brio par Antonythasan Jesuthasan avec ‘La Sterne rouge’ (après ‘Friday et Friday’, recueil de nouvelles qui interrogeait l’exil et les séquelles de la guerre), ou celle venue d’Haïti par exemple, comme de possibles lectures ‘exotiques’, lointaines. L’une comme l’autre éclairent notre vision d’un monde plus lié que jamais, qui ne peut plus se contenter des rassurantes frontières mentales hexagonales, nordiques, mais doit bien affronter le passé commun, la porosité des univers, les complexités inextricablement mêlées qui auraient pu nous sembler a priori, à nous Occidentaux en 2022, totalement étrangères les unes aux autres. Plus rien ne l’est, étranger l’un à l’autre, pas plus au plan mémoriel qu’au niveau économique (tandis que le Sri Lanka connaît des émeutes de la faim, traversant sa plus sévère crise depuis l’Indépendance de 48).
Et alors que la sinistre heure des rengaines identitaires, électoralistes, a sonné par ici...
Du 20 janvier au 31 mars 2009, 78 % des morts civiles ont eu lieu dans la zone de cessez-le-feu principalement composés de Tamouls. Le gouvernement rejette l'appel du cessez-le-feu et décime des centaines de personnes par jour pendant plusieurs mois. Au total entre 40.000 à 70.000 morts : détruire les Tigres ne suffisait pas, la fin des hostilités devait s’achever comme elles avaient commencé : dans la démence sanguinaire. Comment ne pas comprendre qu’après une telle furie aveugle venant des autorités (et l’absence de nombreux corps empêchant le deuil) la braise couve encore aujourd’hui, malgré la paix officiellement proclamée ?
Une fragilité du lien entre les communautés (Cingalais, Tamouls, musulmans et Tamouls d’origine indienne - les ‘Up Country’) rappelée dès l’ouverture de ‘La Sterne rouge’ par l’évocation des attentats-suicides d’avril 2019 menés par des kamikazes de l’État Islamique contre des églises et des hôtels sri-lankais en pleines festivités pascales (qui ont repris les techniques sanglantes mises au point par les Tigres. Triste ironie du sort). Des attentats pensés pour faire fuir les touristes et terroriser les Chrétiens qui déclencheront amalgames et vague d’émeutes anti-musulmans, comme si le pays n’était plus qu’un volcan en éruption permanente, prêt à diriger sa lave contre l’une ou l’autre des entités qui le constituent.
Le narrateur, écrivain tamoul installé en France (Jesuthasan lui-même), découvre horrifié sur son téléviseur les images de la désolation. Parmi les noms des victimes qui défilent, il reconnaît celui d’une policière sri-lankaise éparpillée avec ses enfants dans une des églises visées, celle-là même qu’il avait rencontrée à Paris, à sa demande, quelques mois auparavant.

Marilyn Demy, la porteuse anglo-indienne du manuscrit était durant la guerre la geôlière du capitaine Ala (de son véritable nom Vellippavai) à la redoutable prison pour femmes de Kandy. Son surnom à elle était alors madame Géante. Ala y avait été condamnée à 300 ans de détention pour terrorisme. Le prix à payer pour une Tigresse noire (kamikaze du LTTE) qui avait refusé d’utiliser la capsule de cyanure accrochée à son cou lors de sa capture, après l’échec de son opération mortifère.
Madame Géante était celle qui, bien que de réputation inflexible, fournissait chaque jour un feuillet vierge à la condamnée torturée. Le geste n’était pas qu’humaniste mais aussi intéressé : les feuillets étaient récupérés au fur et à mesure puis déchiffrés par les Renseignements. Du moins, pour ce qu’ils arrivaient à en lire. Mélange de tamoul, de cingalais, d’anglais mais aussi d’urövan, « langue fennique du sud de la famille des langues ouraliennes » (invention de l’écrivain).
« Je passe le reste de la journée à lire ma prose. Ceux qui n’arrivent pas à déchiffrer les obscénités dans les marges ou sur l’en-tête prennent les écrits pour un amas inepte de pattes de mouches.
Le lendemain, madame Hibou me donne une nouvelle feuille, prend l’ancienne et repart, tournant et retournant la page qui perd alors sa puissance de vérité. La vérité n’est jamais pure et complète que dans notre for intérieur. Une fois passée dans d’autres mains, elle n’est plus qu’un grand cercle à la surface de l’océan.
Mon corps épuisé se transmue en lettres, et mon âme en inscriptions obscènes. Transformés en paroles et en histoires, l’affection, la détestation, l’amour, la colère, le désir, la peur, la peine, la jalousie, l’affliction, la douleur nous émeuvent, nous ravissent. Transposés dans un récit, le sang et la mort nous enchantent. »
De l’histoire de la guerre civile vue par les yeux d’une Tigresse, le récit qui a passé le relais de la narration à la jeune Tamoule emprisonnée bifurque vers le pouvoir des mots, sur la force de l’imagination. Réflexion pointue sur cette forme de résistance-là, indestructible, roseau ultime. Démultipliée depuis un sinistre cachot-mouroir.
Bien entendu, certains lecteurs pourraient sursauter : mais ‘La Sterne rouge’ n’est en rien l’hagiographie d’une terroriste prête à ôter la vie à des innocents au nom de sa cause (aussi compréhensible soit-elle).
Il faut se rappeler du parcours d’Antonythasan Jesuthasan, lui-même embrigadé au sein des Tigres à dix-neuf ans (il raconte son parcours dans ‘Shoba, itinéraire d’un réfugié’) avant de s’enfuir de la guérilla communiste, conscient du monstre alors en cours de construction. Devenu l’homme à abattre (pour le gouvernement, pour ses anciens camarades), il prendra la route de l’exil avant de devenir écrivain en France et acteur (‘Dheepan’ de Jacques Audiard, Palme d’or à Cannes en 2015; ‘The loyal man’ de Lawrence Valin, pré-sélectionné pour les César 2021; ‘Notre-Dame brûle’ de Jean-Jacques Annaud actuellement au cinéma).
‘La Sterne rouge’, plutôt qu’un éloge d’une jeune idéologue sacrifiée, de se lire dès lors plutôt comme une interrogation sur comment une jeune Tamoule d’un village de la jungle s’est transformée en une redoutable combattante ne plaçant plus sa confiance qu’en sa Kurali, sa mitraillette.
« - Comment vas-tu, Ala ?
- Très bien, comme toujours.
- C’est ton anniversaire aujourd’hui, n’est-ce pas ? Joyeux anniversaire !
Je l’ai regardé dans les yeux. Il voulait me dire quelque chose, mais il hésitait. Il est resté silencieux trente secondes, tapotant son stylo sur la table.
- Nous sommes en train de monter une opération. Sa réussite dépend d’une fille forte, qui ne ressemblerait pas seulement à une Cinghalaise, mais qui serait aussi capable de se comporter, de parler, de penser comme une Cinghalaise. C’est une opération pour une Tigresse noire.
Craignant qu’il ne se ravise en me voyant hésiter, je me suis dépêchée de répondre :
- J’accepte, vous pouvez compter sur moi !
Nous nous sommes levés, lui d’abord, moi ensuite, et nous nous sommes rapprochés. Il a caressé mes joues de ses mains puissantes et m’a embrassée sur le front.
Transformée en statue de glace, je suis restée ainsi, les yeux clos, sans m’apercevoir qu’il avait retiré ses mains. Au bruit de sa démarche irrégulière, amplifié par ses lourdes bottes, j’ai compris qu’il sortait de la pièce. [...] Avant leur mission, les kamikazes allaient passer quelques jours de vacances chez eux pour dire au revoir à leurs familles. Moi, je ne pouvais même pas profiter de cette faveur. L’armée sri-lankaise tenait toute la province de l’est. »

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Utilisant le trouble de la jeune adulte pour sa personne (les histoires d’amour se terminaient par une balle dans la tête dans les camps d’entraînement de la guérilla. Pour l’exemple. Rien ne devait détourner les soldat(e)s de leur mission), Sultan Baba - le lieutenant du Chef suprême des Tigres - d’armer le revolver invisible que la jeune fille tenait déjà volontairement contre sa tempe depuis son entrée dans la rébellion.
« Le sang qui coulera de mes blessures aura la couleur de mon âme. Les mentions ‘Mort héroïque’ inscrites partout dans les cimetières des Tigres n’indiquent pas que nous sommes tombés, mais comment nous nous sommes dressés. »
De son corps soumis à la torture depuis une zone indienne à sa déchéance dans une geôle sri-lankaise, les mots d’Ala s’échappent, compulsifs, oniriques, pleins des contes de son enfance. Bloc d’acier tourmenté par son âme, par ses rêves salis de petite fille.
« Grande sœur, grande sœur, regarde,
Voilà venir l’orage.
Ho ho ho
Le vent souffle
L’éclair brille
Le tonnerre frappe
Et voici que tombent
Des torrents de pluie. »
Mais bientôt, l’espoir. Un diplomate étranger qu’Ala avait épargné de se présenter à la prison pour femmes la plus dure de l’île. La possibilité d’un décret présidentiel via les échanges de bons procédés en coulisse. Et si, malgré tout...la Sterne de reprendre son vol ? Lando Plance, une nouvelle langue, un nouveau mode de vie à apprendre; un mariage arrangé ? Un fils, même, peut-être ? La rédemption serait-elle possible pour une fille de la jungle condamnée à 300 ans de détention, oubliée dans un cachot au nom de la réconciliation nationale ?

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Un serpent doré de deux mètres de glisser sur la neige européenne. Le dieu Eranai envoie un signe. Comme au temps béni des clans des dieux-serpents, lorsque par la puissance des incantations les sorciers de la jungle (les ‘ouvriers’) chargeaient les cobras de protéger le village.
« N’aie pas peur, petite sœur
Maman sera là bientôt ! »
Ala chantonne, Antonythasan Jesuthasan envoûte. Un roman aussi cruel que fin, fuyant le binaire, révélant toute la complexité du monde, interrogeant les bornes à poser malgré les idéaux, qui multiplie les portes d’entrée, fait écho au parcours personnel de l’écrivain tamoul et surtout redonne voix aux sacrifiés de la guerre civile. Aux âmes manipulées : toujours les mêmes, celles d’un bas-peuple qui voulait, alors, y croire. Se sauver.
« Ma tean murab padi vahema tagant ! » Je peux fracasser ton navire depuis le rivage !
Par le pouvoir des mots. Par la force de l’esprit et de la volonté.
‘La Sterne rouge’ ou l’histoire de Vellippavai, fille du clan des dieux-serpents de la jungle sri-lankaise, au nom retrouvé.
— ‘La Sterne rouge’, d’Antonythasan Jesuthasan, ed. Zulma (traduction du tamoul : Léticia Ibanez) —
* voir aussi : ‘Antonythasan Jesuthasan (Shoba Sakthi) : puissante voix tamoule’ [Un oeil sur l’œuvre de...]

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— Deci-Delà —
Illustrations : œuvres de Chandraguptha Thenuwara, figure majeure de l’art pictural sri-lankais contemporain