Lorsqu’il est menacé par le vide, un artiste à qui jusqu’alors presque tout a réussi nous émeut davantage. Arthur Rubinstein, en 1932, sent bien qu’il ne dispose plus de l’aura des jeunes prodiges. Il a vu le jour le 28 janvier 1887 à Lodz et dominé très tôt les salles de concerts. Un vrai luxe de culture, d’intelligence artistique. Et pourtant… la rumeur, à l’orée des années trente le donne pour dépassé. Rachmaninov, qui a rendu populaire une certaine conception du piano, tout en panache et sentimentalité, se découvre un disciple diabolique, un démon capable de déchaîner les passions de la foule en alignant les arpèges en octave à toute allure et sans jamais se tromper : Vladimir Horowitz. Dans le même temps, les grands pianistes germaniques alignent les sonates de Beethoven en solistes inspirés, profondément imprégnés de spiritualité, de philosophie, de gravité. Que reste-il à celui pour qui la vie reste une source de joie, celui qui trouve le bonheur à tout instant?
Parce qu’il est bien plus qu’un virtuose, Arthur Rubinstein, en 1932, prend le risque de se retirer quelques mois. Pour travailler. Pour retrouver l’humilité de celui qui voit loin, qui vise l’altitude. Au sortir de ce repli stratégique, un artiste de première grandeur apparaît, qui poursuit jusqu’au bout son chemin, drapé de distinction et de justes nuances- pas de rubato ridicule, un jeu large, éclairé, rigoureux mais chaleureux. Les années passent et Rubinstein devient une légende, un grillot rieur qui fait croire qu’il s’amuse au lieu d’étudier. Qu’importent les lazzis des belles âmes qui raillent sa notoriété, lui préfèrent tel ou tel soliste moins célèbre. Qui dira les ravages de l’entre-soi dans l’évaluation d’un artiste ? Arthur était un roi dont l’espérance, encore aujourd’hui, nous est indispensable.