Le 19 février 1953, le président du Conseil a lu la lettre d’un Français, incorporés de force dans l’armée nazie que lui a remise le ministre de la défense nationale pour qu’elle soit lue à l’Assemblée.
"Monsieur le ministre de la défense nationale.
C’est le cœur bien douloureux que je viens vous écrire ces lignes et j’ose espérer que vous les lirez personnellement. Je suis un de ces milliers de jeunes Alsaciens que les Allemands incorporèrent dans leur armée pendant les années sombres de l’occupation et de l’annexion. Est-il besoin de vous répéter que nous partîmes le désespoir au cœur sous l’uniforme abhorré, encadrés par les baïonnettes de ceux que, de père en fils, nous avions appris à haïr ? Est-il nécessaire encore de préciser que c’est pour sauver nos parents, nos familles, de la déportation inévitables que nous franchîmes, les dents serrés, la Marseillaise grondant dans nos cœurs, espérant jusqu’au dernier moment que la France ferait un geste, ne serait-ce qu’une protestation, pour empêcher ce crime ?
Pendant cinq ans, nous vécûmes dans cet espoir, tandis que nos maîtres allemands arrachaient, extirpaient tout ce qui était français, tout ce qui rappelait la France. Est-ce possible, monsieur le ministre, que vous ignoriez que tout devait être germanisé chez nous, depuis les noms propres jusqu’aux enseignes des magasins et aux détails les plus risibles ? Mais jamais les Allemands n’arrivèrent à nous extirper ce sentiment d’être Français et de rester Français, quoiqu’il arrive. Jamais nous ne pûmes croire que la France nous abandonnerait. Malgré les terribles mesures de représailles, chacun de nous avait au fond de sa poche un morceau de ruban tricolore, une ancienne carte d’identité française, petit chiffon usé, crasseux mais qui, au moment suprême, nous aurait laissé l’illusion de mourir pour la France, là-bas, dans les steppes de Russie.
Certains français nous ont reproché de n’avoir pas déserté pendant que nous étions au front. Y a-t-il donc encore des Français qui ignorent ce qu’étaient ces hordes bolchéviques pour lesquelles, soi-disant, notre devoir était de déserter ? Ignorent-ils toujours que ls Allemands appliquaient invariablement le « siffenhoft », c’est-à-dire que la famille toute entière du déserteur en était rendue responsable.
Des milliers de mes compagnons alsaciens sont morts pendant cette guerre placés comme moi devant ce horrible dilemme : se sauver en sacrifiant sa famille ou sauver sa famille et porter l’uniforme détesté.
Pour ma part je me trouvais dans au front russe quand mon père fut envoyé dans un camp de concentration allemand. Un de mes cousins, menacé d’incorporation, se sauva en Suisse puis en France. Son père fut déporté en Allemagne presque immédiatement ; un autre de mes cousins disparu en Russie. C’est l’éternel drame de l’Alsace.
Fin 1945, j’étais toujours prisonnier des Russes. Nous étions réduits à l’état de squelettes. Nous étions des centaines d’Alsaciens en loques, dévorés de vermine, entassés dans un taudis, sans feu dans la bise glaciale d’Estonie. U commissaire soviétiques pénétra dans notre baraque, nous promit un régime de faveur, des vêtements chauds, si nous acceptions de travailler pour l’URSS. Chose sublime, de ces cents lèvres décharnées, grelottantes de fièvre, s’échappa notre vieux chant de l’occupation
« Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine
Car malgré vous, nous resterons Français.
(vifs applaudissements à gauche, au centre et à droite)
Aujourd’hui non contente de nous avoir abandonnés en 1940, la France nous condamne. C’est avec une douleur poignante que j’ai appris ce verdict, monsieur le ministre. Par ce verdict, c’est l’Alsace toute entière qui est atteinte dans son honneur et dans son cœur. Cinq ans d’occupation et de souffrance n’ont pas pu nous faire plus de mal que cette minute poignante où nous apprîmes à la radio que treize de nos compagnons venaient d’être condamnés pour avoir incorporés de force dans l’armée allemande. Pendant cinq années, il nous restait un espoir ; maintenant nous n’en n’avons plus.
Je vous prie d’agréer, monsieur le ministre, l’expression de mon profond dévouement dans ces heures douloureuses. Vive l’Alsace, vive la France ! »
Georges Marrane "C’est la lettre d’un nazi !"
(Exclamations sur de nombreux bancs)

Ce n’est pas la première fois que les larmes me montent en lisant le Journal Officiel qui parle de mes compatriotes., de mon père aussi qui lui, est revenu vivant. Jeune, je me suis demandée parfois pourquoi mon père ne votait jamais communiste. Et puis j’ai compris.
Pourtant, le 27 janvier de la même année, Il y a 53 ans aujourd’hui (!) le rapporteur de la commission de la justice et de la législation s’est exprimé devant les députés en disant ceci :
« Je n’ai pas la possibilité de vous retracer ici ce que fut le calvaire douloureux de l’Alsace de 1940 à 1945. Il serait bon pourtant que tous les Français sans exception connussent tout ce que coûta à l’Alsace de deuils et de souffrances, sa fidélité à la France. Mais il faut ouvrir ici une page au moins, la plus douloureuse peut-être de l’histoire de cette époque : celle qui a trait à la mobilisation de force des Alsaciens en 1942. (…).
Je laisse ici la parole au colonel Daubisse, commissaire du gouvernement près le tribunal militaire de Strasbourg, requérant contre le gauleiter Wagner :
« Seule » dit-il, « la contrainte pouvait avoir raison de ces entêtés. Le gauleiter Wagner entra dans cette voie, prudemment d’abord, par le détour de l’Arbeitsdienst –service de travail obligatoire. Tous les jeunes gens, hommes et femmes, peuvent être appelés au service du travail obligatoire.
« La journée la plus néfaste pour toute l’Alsace fut celle du 26 août 1942. Robert Wagner réalise ce jour-là le plan caressé depuis longtemps. L’ordonnance du 25 août sur le service obligatoire dans l’armée allemande fut promulguée au même journal que l’ordonnance du 24 août sur la nationalité allemande : ‘en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par le führer j’ordonne ce qui suit : le service militaire obligatoire dans l’armée allemande est introduit en Alsace….
Cette ordonnance du 25 août 1942 qui institue le principe du service obligatoire en Alsace, fut suivie de toute une série d’ordonnances très nombreuses à la suite desquelles furent peu à peu incorporées toutes les classes de 1908 à 1927. Le résultat fut la fuite en masse.
Déjà le 28 août 1942, trois jours après l’ordonnance dont je viens de vous donner connaissance, les Dernières Nouvelles de Strasbourg disaient : « Nous insistons tout particulièrement sur le fait que franchir illégalement la frontière est une tentative de suicide ». Je prends ce texte dans le réquisitoire présenté par M Edgar Faure* au tribunal militaire international de Nuremberg lorsqu’il a accusé les Allemands d’avoir violé l’âme alsacienne.
« La considération du risque personnel, que ce fut celui d’être tué à la frontière ou celui d’être condamné à mort ne pouvait pas être suffisante pour faire accepter par les Alsaciens et par les Lorrains l’obligation militaire. Aussi les nazis ont-ils recouru à la seule menace qui pourrait avoir de l’efficacité : c’est la menace de représailles sur les familles. (…)
« Ainsi », continue M Edgar Faure, « la déportation de familles était prescrite non pas même pour punir une insoumission définitive, mais pour sanctionner le défaut de présentation au Conseil de révision. »
« Certes ces mesures abominables » dit plus loin M Edgar Faure : « obligation de la dénonciation, sanctions atteignant les familles, ont permis aux autorités allemandes de réaliser l’enrôlement des Alsaciens… Enrôlement qui eut pour beaucoup d’entre eux, des conséquences fatales et qui fut pour tous, une épreuve particulièrement tragique ». (…)
Ils ont été véritablement les plus malheureux de tous ceux qui ont souffert. »
C’est peut-être pour ça que les Alsaciens sont encore et toujours plus français que tous les Français -comme peuvent le ressentir si souvent ceux dont certains osent dire « étrangers » alors qu’ils sont nés ici- et qu’ils ne laisseront jamais personne en douter.