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« Je n’aime pas le théâtre[1] ». C’est par ces mots que débute la nouvelle pièce de Tiago Rodrigues. Un gigantesque tissu blanc soutenu par des dizaines de guindes compose l’unique décor du spectacle, esquissant un paysage de dunes de sable dans un désert. Lorsque le textile sera activé par les comédiens, il prendra l’allure d’une khaïma[2] pour incarner un abri, un refuge, l’espace d’après pour les survivants. « Je ne suis pas exactement la bonne personne pour vous aider » poursuit la voix de femme. « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » Sur scène, quatre comédiens, deux femmes et deux hommes, rejouent les entretiens recueillis au début du projet, auprès de femmes et d’hommes qui ont dédié leur vie à l’engagement pour les autres, travailleurs du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ou de Médecins sans frontières (MSF), deux institutions ayant leur siège international à Genève, que l’on reconnait immédiatement sous le nom générique de l’Organisation. Ces témoignages sont les matières premières que le geste fictionnel amène vers la scène de théâtre. Ils s’étonnent : une pièce de théâtre sur nous ? L’un d’eux rappelle : « Nous ne sommes pas des héros ». Quand une autre croit bon de préciser : « We get pay fot it. (…) We are working » en anglais dans le texte. « It’s not a trip. It’s not holidays. Its’ my job » s’indigne-t-elle lorsque sa famille, ses amis, lui demandent comment était sa mission. La seconde, pleine de fougue, n’a que vingt-cinq ans et s’amuse du fait que ce soit une actrice tenant le rôle d’une nonne missionnaire dans un film « pas terrible » qui lui a donné goût à l’humanitaire. Tous participent, à la fois enthousiastes et étonnés de l’intérêt qu’on leur porte, personne d’habitude ne les écoute, pas même leur famille. Ils ne parlent plus qu’entre eux du terrain. D’ailleurs, de nombreux couples se forment chez les humanitaires, puisqu’ils sont les seuls à même de comprendre. Dans ce jeu de questions-réponses s’invente une polyphonie. « Why do we need to go so far to help people? »s’interroge encore la jeune femme quand la première propose d’en faire un opéra en trois actes : « 1 – je vais sauver le monde, 2 – je ne vais pas sauver le monde, 3 - le monde ne peut être sauvé ». Ils évoquent la fascination de certains pour le danger, tous avouent l’importante activité sexuelle qui circule dans le monde humanitaire. L’ennui, l’isolement, la peur, trouvent dans le sexe un exutoire, une façon de décompresser, de se sentir intensément vivant face à l’asphyxie des terrains de guerre. Intitulée « Dans la mesure de l’impossible », la pièce est le résultat de ces rencontres, une réponse artistique qui entre en dialogue avec la réalité des humanitaires, conduisant le metteur en scène portugais à interroger l’engagement artistique et la portée de celui-ci. Faut-il agir directement sur le monde réel ou le raconter ? Faut-il s’engager dans la bataille ou la dénoncer ?
L’impossible est ici utilisé comme métaphore pour désigner toutes les zones d’interventions à risque du globe, l’ensemble des régions dévastées par des catastrophes naturelles et, bien plus fréquemment, par des guerres, des génocides. Quelles que soient les atrocités commises de part et d’autre en temps de guerre, s’efforcer de rester neutre en portant indifféremment secours à tous. L’impossible est le lieu du chaos, de la famine, de la survie et du désespoir. Tout l’oppose au monde possible, celui de la douceur de vivre et de l’abondance, celui dans lequel vivent les humanitaires entre deux missions, le notre. Un cinquième protagoniste sera révélé lorsque le tissu se lèvera. Le musicien Gabriel Ferrandini assure à la batterie une impressionnante traduction sonore du tumulte et de la rage. Entre le bruit des balles et la clameur du désordre grondent les tremblements de l’âme humaine.

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Les règles de la guerre
Chacun à son tour va raconter un évènement issu de son vécu humanitaire, une de ces histoires dont il se garde bien de faire le récit à ses proches. S’ils savaient, ils refuseraient de le laisser repartir en mission. De toute façon ce n’est jamais le bon récit qu’ils veulent entendre. La réalité des populations qui luttent pour survivre chaque jour un jour de plus est forcément laide. Elle indispose ceux qui ont la chance de vivre dans les pays riches qui, protégés des affres de la guerre, ne peuvent ou ne veulent imaginer l’effroi qui règne là-bas, d’autant plus insupportable que leurs démocraties, bien souvent anciennes puissances coloniales impliquées dans les géopolitiques régionales, ont une responsabilité directe sur ces conflits. Elles se dédouanent ensuite en envoyant sur place ou en finançant les missions des ONG dans une hypocrisie bien plus abjecte.
Son histoire se passe à la frontière de l’impossible. Stoppée dans la dernière ville possible, elle tente de négocier l’entrée de son équipe dans la zone interdite dont la première ville se trouve de l’autre côté de la montagne, à vingt kilomètres à peine. À son arrivée âprement négociée, elle ne trouve que des ruines. Seule une dizaine de vieilles femmes hébétées errent dans ce qui il y a peu étaient des rues. Elle aperçoit soudain une voiture arborant un drapeau au sigle de l’Organisation. En se rapprochant, elle réalise que le monogramme est grossièrement tracé au feutre. À côté, deux hommes ramassent des corps qu’ils déposent un à un sur un drap blanc immaculé. Habitants du quartier, ils souhaitent enterrer dignement leurs voisins, parents, amis, rappelant au beau milieu de la guerre l’importance des morts et des rituels. Les deux hommes avaient fabriqué le drapeau, non pas pour usurper l’identité de l’Organisation dont ils ignoraient sans doute l’existence, mais parce qu’ils avaient saisis que ce sigle dessiné sur un bout de tissu brandit comme un drapeau les protégeraient. Elle comprit alors qu’il appartenait aux peuples. Le lendemain, les deux hommes étaient embauchés par l’Organisation.
Il le sait bien. À chaque fois il dit que c’est la dernière fois, qu’il ne racontera plus d’histoire et pourtant se laisse toujours avoir quand on lui demande. « Les gens veulent des histoires simples et le monde n’est pas simple » dit-il. Elle raconte les dix jours d’observation effectués auprès des pompiers. Dix jours qui changèrent sa vie. Dix jours au terme desquels elle est restée trois ans. Lui fait le récit de ce médecin-jardinier dans la ville en ruine, même s’il croit que raconter ne sert pas à grand-chose, que pour comprendre il aurait fallu le vivre.

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Gagner un peu de temps sur le pire
Beaucoup renoncent lorsqu’ils comprennent qu’ils ne vont pas changer le monde, que personne ne le changera, qu’il restera divisé entre possible et impossible, entre abondance et pénurie. Loin du politiquement correct, la pièce dénonce aussi ceux qui discréditent l’humanitaire, les Rambo et les nonnes, les pervers abusant de leur pouvoir en se comportant comme des néocolonisateurs. Dans une violente diatribe, une femme dénonce les actes de pédophilie perpétrés en toute impunité par son prédécesseur lors de soirées organisées dans l’appartement de fonction mis à disposition par l’Organisation.
Le drap blanc maintenant déployé au-dessus de la scène, prend des allures d’abri léger et nomade, un tarp pour bivouac, rétroéclairé par une lumière chaude, douce d’où s’échappent quelques éclairs venus rappeler le temps de la guerre.
Elle fait le récit de cette femme qui attend le retour de son fils disparu il y a près de quarante ans. « Four months, four years, for decades of silence », la force impitoyable de l’absence ne diminue pas avec le temps. Chaque soir, la mère avoue laisser la porte de la maison ouverte, de peur que son fils ait perdu les clefs. Elle raconte cette histoire en se déplaçant sur le plateau. Les trois autres lui emboitent le pas un à un, inventant une sorte de chorégraphie de l’attente dont la simplicité et la poésie ébranlent soudain. Ce procédé sera repris plusieurs fois dans la pièce comme une magnifique façon de faire corps.
Elle raconte comment elle et ses collègues se sont retrouvés à genoux, mains sur la tête, un jour à un check point. Elle se souvient de la nervosité excessive des soldats et du sourire de la chirurgienne à ses côtés lorsqu’elle reconnut le commandant en faction. Elle l’avait opéré quelques mois plus tôt et l’interpella, lui rappelant qu’elle lui avait sauvé la vie. Elle se souvient aussi de l’expression d’incompréhension totale sur le visage de la chirurgienne juste après que le militaire eu raccroché avec ses supérieurs et qu’il pris l’arme d’un des soldats pour l’exécuter, cette expression d’incompréhension juste avant de mourir. Il n’y a pas de règle ici.
La peur fige les corps, à l’image de cet autre récit, celui d’une humanitaire qui, arrivée avec une équipe dans un village ravagé, persuade les quelques femmes encore présentes de fuir avec eux. Tout au long d’une interminable marche à travers la nuit, elle chante une chanson que sa mère lui chantait lorsque enfant, elle restait paralysée de terreur. La comptine interprétée a cappella par Beatriz Brás bouleverse par la force qu’elle dégage. Elle hante l’oreille du spectateur longtemps après la fin de la pièce.

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La politique d’un génocide
Le génocide a commencé lorsqu’elle arrive dans le camp de réfugiés. Elle se souvient des liens étroits que la politique entretient avec le massacre. « Where the fuck am I ? » Elle précise : « Après vingt-cinq ans dans l’humanitaire, j’aime beaucoup les animaux ». Elle se remémore: « Le jour où j’ai brandi un bâton contre les gens que je voulais aider », elle s'est vraiment demandée ce que qu'elle foutait là. Il regarde le visage d’une mère qui fixe son enfant. Lorsque sa collègue s’apprête à l’ausculter, l’enfant convulse, crache du sang qui éclabousse la blouse du médecin. Il est mort. La mère lève alors les yeux sur la femme médecin. Elle tire un coin du linge qui enveloppe l’enfant et commence à nettoyer la blouse tachée du sang de son fils. La scène en dit long sur les rapports entre le possible et l’impossible. Le long et beau solo de batterie qui vient clôturer le spectacle à l’intensité saisissante apparait alors nécessaire pour sortir de l’impossible. La pièce parle d’abord de récits. Ceux que les humanitaires ont confié à Tiago Rodrigues et aux comédiens, chroniques des expériences qu’ils ont vécues là-bas, témoignages de leur perception du monde et d’eux-mêmes. Sur scène, il ne s’agit pas de jouer mais de raconter. « Nous parlons à travers eux, ces raconteurs d’histoire, sans faire semblant que ce que nous avons entendu nous permet ne serait-ce que d’imaginer la réalité des expériences qu’ils ont traversées[3] » précise le metteur en scène. Ces histoires offertes sont autant de visions du monde et de façon de parler que de personnes rencontrées. « La proximité de la souffrance, du danger et de la violence, mais aussi de la dignité et de la résilience humaine, leur donne une lecture du monde dont nous sommes incapables[4] » précise encore Tiago Rodrigues. L’existence même de l’activité humanitaire brosse un portrait terrible de l’humanité.
[1] Prononcé en anglais : « I dont like theatre ».
[2] Tente traditionnelle utilisée par les populations nomades dans les zones désertiques du Maghreb et des pays du Golfe. Khaïma signifie tente en arabe.
[3] « Entretien avec Tiago Rodrigues », propos recueillis par Arielle Meyer MacLeod, collaboratrice artistique de la Comédie de Genève, s.d.
[4] Ibid.

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« Dans la mesure de l'impossible » - Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov, Gabriel Ferrandini, musicien. Texte et mise en scène Tiago Rodrigues Traduction Thomas Resendes Scénographie Laurent Junod, Laura Fleury Composition musicale Gabriel Ferrandini Lumière Rui Monteiro Son Pedro Costa Costumes Magda Bizarro Assistanat à la mise en scène Lisa Como Fabrication décor Ateliers de la Comédie de Genève Création Comédie de Genève Production Comédie de Genève Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe - Paris, Piccolo Teatro di Milano-Teatro d’Europa, Teatro Nacional D. Maria II – Lisbonne, Équinoxe - Scène nationale de Châteauroux, CSS Teatro stabile di innovazione del FVG - Udine, Festival d’Automne à Paris, Théâtre national de Bretagne – Rennes, Maillon Théâtre de Strasbourg - Scène européenne, CDN Orléans - Val de Loire, La Coursive Scène nationale La Rochelle.
Du 1er au 13 février 2022 (création)
Comédie de Genève
Esplanade Alice Bailly 1
CH - 1207 GENEVE