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En 2017, à l’occasion du soixante-deuxième Salon de Montrouge[1], le public découvre « La noble pastorale », tapisserie de grande dimension inspirée de la série de tentures médiévales « La dame à la licorne ». La finesse d’exécution, le raffinement de la trame, s’opposent à la brutalité de l’abatteuse mécanique représentée en lieu et place de la paisible licorne. Un militant écologiste tente de s’interposer mais, entre l’homme et la machine, le combat est terriblement inégal. En une seule pièce le ton est donné. Le détournement de la « dame à la licorne » alerte sur la déforestation industrielle. D’emblée, Suzanne Husky prévenait de ses intentions. À Houilles dans les Yvelines, le centre d’art la Graineterie présente, pour quelques jours encore, « Ce que tu cherches te cherche aussi ». Sous ce titre énigmatique sont rassemblés, par les soins de Julie Sicault-Maillé, la commissaire de la manifestation, plusieurs ensembles emblématiques de l’œuvre de l’artiste franco-américaine, faisant de cette exposition monographique la première à proposer une vision globale d’un art résolument engagé, alliant création plastique et militantisme environnemental. Inutile cependant de lui parler de rétrospective, elle s’intéresse peu à son travail passé. Comme l’était l’artiste autrichien Loïs Weinberger, Suzanne Husky est dans le faire, résolument tournée vers le présent. Écoféministe et anticapitaliste, elle peut être considérée à juste titre comme une lanceuse d’alerte. Non dépourvue d’humour, elle informe et met en garde sur nos pratiques quotidiennes.
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Suzanne Husky est née à Bazas (Gironde) en 1975. Elle prend conscience très tôt des problématiques écologiques qu’elle intègre dès le départ dans son travail plastique. « Mon père américain était très anti-chasse et j’étais déjà végétarienne à 15 ans[2] » explique-t-elle. Dès lors, les relations complexes entre les humains et la nature vont être le point commun à toutes ses créations. Après des études à l’École des Beaux-arts de Bordeaux, d’où elle est diplômée en 2010, elle s’installe en Californie d’où est originaire son père et suit une formation de paysagiste horticole et d’agroécologie au Merritt College d’Oakland. Elle poursuit son apprentissage dans la sylviculture. Elle vit et travaille aujourd’hui entre Bazas et San Francisco.
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Œuvrer avec la terre
« Je ne peux plus être dans la dénonciation, je veux être dans la proposition de solutions ». Suzanne Husky envisage son travail plastique comme un espace de résistance, une tribune dans laquelle sont formulées « des propositions alternatives afin d’‘œuvrer avec’ la terre, d’en tirer les enseignements et ainsi de restaurer nos environnements[3] ». Parmi les pièces de l’exposition, plusieurs ont été très peu présentées au public à l’image de la série des « Zac de France ». L’accrochage n’est pas chronologique, ni thématique. Il a été conçu par ensembles de pensées, en réemployant, dans une démarche écoresponsable, des éléments de scénographie des expositions précédentes.
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Le parcours débute avec une pièce inédite en France, « Païpaï pot » (2012), pot fabriqué à partir de boue de forage provenant d'une manufacture d'argile de Sacramento (Californie). L’argile est descendue dans un puits de forage de la région de Bakersfield, dans le centre de la Californie. La boue de forage est utilisée pour sceller les puits, l’argile se dilate et empêche les produits chimiques de s’infiltrer dans les nappes phréatiques souterraines. La boue obtenue est remplie de produits chimiques et d’huile non divulgués. Le pot n’a pas pu être cuit car il ne peut pas sécher correctement. Il s’agit là de la première œuvre de Suzanne Husky ayant un caractère de manifeste. « Les oiseaux semant la vie », l’une des dernières tapisseries de l’artiste, s’inspire des miniatures persanes. Elle illustre l’histoire de la pédogénèse telle que racontée par l’agro-écologue Hervé Coves. Au cours de leur parcours migratoire, les oiseaux transportent dans leurs plumes mais aussi leurs fientes des graines et des microorganismes qui vont augmenter l’écosystème de leur destination.
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Suzanne Husky aime à raconter des histoires. Depuis plusieurs années, elle enregistre une série de podcasts intitulée « Ma Mère l’oie et autres histoires de la terre », auscultant l’imaginaire de nos contes pour dresser un inventaire des savoirs de la terre qui y sont présents. En travaillant sur ces contes, elle réalise que très peu ont pour protagoniste le castor alors qu’il est très présent en Californie où elle vit. Depuis deux ans, l’animal, collaborateur de l’humain dans la lutte contre le réchauffement climatique, est au cœur de son travail artistique. Elle en trouve néanmoins la trace en Asie centrale, au niveau de l’actuel Kazakhstan, dans le delta de Syr-daria, considéré comme le pays des castors dans l’Avesta[4]. Anahita, déesse de la fertilité perse puis iranienne, est représentée vêtue de peaux de castors[5]. L’artiste la figure nageant avec au-dessus d’elle une cohorte de castors qui semble l’escorter. La technique choisie, l’aquarelle, rend plus palpable encore la sensation liquide de la scène. En face, une série d’aquarelles évoque l’importance du rôle des castors dont on apprend qu’ils sont hydrologues – les barrages qu’ils construisent sur les cours d’eau permettent un certain nivèlement. Ils sont au cœur du travail actuel de l’artiste et de l’exposition personnelle « La parabole du Bièvre[6] » que lui consacrait récemment le Centre régional d’art contemporain (Crac) 19 à Montbéliard.
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Dans la salle suivante, la série photographique « Ariège against the machine », réalisée en 2009 à l’occasion d’une résidence d’artiste au Mas d’Azil, portraiture des maraîchères, cultivatrices élevant de manière douce, entrant en résistance contre des agricultures intensives et violentes. « Bien que les femmes fassent plus de 50 % du labeur agricole, elles ne possèdent que 5 % des terres à l'échelle mondiale » rappelle Suzanne Husky. En parallèle, le film « Wash » (2011-12), initié en Californie en 2011, s’est construit en fonction des déplacements de l’artiste. Il donne à voir des portraits d’habitants de Californie, d’Ariège et du Lot, vivant en accord avec la nature, de manière alternative et écologique, sans eau courante ni électricité.
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L’installation « Sacred Earth Temple draft » (2019, Frac MECA Nouvelle-Aquitaine) s’inspire des églises médiévales ornées de fleurs et d’animaux. La forme circulaire est censée supprimer les hiérarchies et les quatre éléments – terre, eau, feu, air – sont placés aux quatre points cardinaux. Réalisée en 2010, « Forrest » est la dernière pièce textile de Suzanne Husky qui explique, comme l’ont fait avant elle Marinette Cueco et tant d’autres artistes femmes, que la couture, le textile est ce qu’elle avait chez elle. Pour « Euro War Rug », qui met en scène des zadistes s’opposant aux constructions de « grands projets inutiles », elle s’inspire des tapis de guerre afghans, qui intègrent plein d’éléments militaires, ici, la ZAD du Testet à Sivens où la construction d’un barrage est contestée. Suzanne Husky fait la part belle aux collaborations. En 2016, elle cofonde avec Stéphanie Sagot une fausse entité politique sous le nom de Nouveau ministère de l’agriculture afin de dénoncer avec un humour grinçant le modèle de société extractiviste qui est le nôtre, remettant en question le système de politique agricole française. La Graineterie expose un ensemble représentatif de l’art du duo qui promet un monde agroforestier et écoféministe.
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Amplifier la vie avec le peuple des marécages
À Montbéliard, elle prolongeait ses réflexions autour du castor menées lors d’une résidence de recherche et de production et présentées au CAP Saint-Fons à l’occasion de la dernière Biennale de Lyon. « C’est en explorant les liens entre le folklore, l’artisanat et les rituels qu’elle a fait cette rencontre décisive avec le castor[7] » indique Adeline Lépine, directrice du Crac 19 depuis quelques mois et commissaire de l’exposition. Comment transmettre les savoirs accumulés par les castors ? L’exposition proposait de réenvisager une coexistence avec le castor hydrologue, d’apprendre ses savoir-faire techniques. Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a lui aussi préconisé la collaboration avec les castors pour lutter contre le réchauffement climatique dans son rapport de 2022. Des t-shirts récupérés en friperie arborent désormais le logo de l’association belfortaine Ressourcerie 90. « Une rivière naturelle est une succession de barrages de castors », l’affirmation est écrite à même le mur pour bien faire comprendre que l’animal est indispensable à l’écosystème de nos zones humides. Le film « The sound of the new waterfall » (2022), présenté également à Houilles, fait le portrait de la naturaliste Patti Smith[8]. Avec une extrême douceur, elle explique comment elle a modifié son comportement pour se mettre au contact des nombreux animaux qu’elle rencontre. Elle parle de sa fascination pour les castors. Suzanne Husky a déjà produit la suite du film qui est actuellement en montage.
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« Artiste, jardinière et maman » : c’est ainsi que Suzanne Husky se présente. L’artiste paysagiste cherche à réinventer, à travers la création plastique, des modes de vie au diapason de la nature. L’exposition de la Graineterie permet, en embrassant plus de quinze ans de création, d’affirmer la grande cohérence de sa démarche, une invitation à penser et panser les liens avec le vivant. Il faut écouter ses intuitions, tendre l’oreille pour entendre la terre nous appeler. « Ce que tu cherches te cherche aussi ».
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[1] Créé en 1955 par la municipalité, la Salon de Montrouge révèle la scène artistique contemporaine émergente.
[2] Interview de Suzanne Husky, propos recueillis par Alice Audoin, Impact Art News n° 16, février 2020, https://artofchange21.com/fr/suzannehusky/
[3] Adeline Lépine, texte accompagnant l’exposition personnelle de Suzanne Husky, La parabole du Bièvre, Le 19, Crac de Montbéliard, du 18 février au 30 avril 2023.
[4] Ensemble des textes sacrés de la religion mazdéenne, formant le livre sacré, le code sacerdotal des zoroastriens.
[5] Alexandra Liarsou. Approche diachronique et interdisciplinaire des représentations symboliques du castor : différenciation sexuelle et figure du Féminin.2013. https://shs.hal.science/halshs-00798587v2
[6] Du 18 février au 30 avril 2023, Crac 19, Montbéliard. Bièvre est un synonyme de Castor.
[7] Adeline Lépine, op.cit.
[8] Patti Smith est naturaliste au Bonnyvale Environmental Education Center et écrivaine. Elle a écrit The Beavers of Popples's Pond.
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« SUZANNE HUSKY. CE QUE TU CHERCHES TE CHERCHE AUSSI » - commissariat : Julie Sicault-Maillé.
Jusqu'au 27 mai 2023. Mardi, jeudi et vendredi, de 15h à 18h, mercredi et samedi de 10h à 13h et de 15h à 18h.
La Graineterie
27, rue Gabriel Péri
78 800 Houilles
« SUZANNE HUSKY. LA PARABOLE DU BIÈVRE » - commissariat : Adeline Lépine, directrice du 19, centre régional d'art contemporain, Montbéliard.
Jusqu'au 30 avril 2023. Du mardi au samedi de 14h à 18h, le dimanche, de 15h à 18h. Entrée libre.
Le 19 Centre régional d'art contemporain
19, avenue des Alliés
25 200 Montbéliard
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