
Sur la scène de l’Odéon aux Ateliers Berthier sont disposés des meubles, les cloisons et autres murs qui séparent les habitants les uns des autres sont simulés par des lignes blanches tracées au sol. Christiane Jatahy reprend le décor de « Dogville[1] », le film tourné par Lars von Trier en 2003, dont la scénographie singulière, inédite au cinéma, emprunte les codes du théâtre. D’emblée, la metteuse en scène brésilienne propose une étonnante mise en abime du spectacle vivant par le biais de l’œil cinématographique. « Lars von Trier utilise le théâtre pour faire son film, et moi je joue avec le cinéma pour faire du théâtre[2] » confie-t-elle. Pour la première fois, elle réunit un casting francophone à l’exception de Julia Bernat, son double scénique, comédienne centrale de ses pièces, « l’incarnation de mon langage » affirme-t-elle. Dans un prologue servant de préalable à la pièce, le personnage de Tom s’adresse au public afin de lui formuler l’expérience scénique qui va être menée ici et maintenant. Il introduit les protagonistes de la pièce, membres d’une petite communauté reculée, se tenant loin des tumultes du monde. Dans sa rapide présentation, Tom énonce les qualités mais aussi les défauts de chacun à leur grand dam. « Nous allons filmer et essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire » dit-il. A partir du film du cinéaste danois, qui met à nu les racines du mal, Jatahy tente d’écrire une autre histoire. La pièce interroge notre rapport à l’hospitalité. Comment accueillir l’autre ? Comment lui faire confiance ? Dans le film, Grace se réfugie à Dogville, bourgade isolée des États-Unis, fuyant les gangsters et la police. Les habitants acceptent de la cacher en échange de diverses tâches tels que des travaux ménagers, la garde d’enfants ou encore la cueillette des pommes. Mais très vite, les masques tombent et le charmant village se transforme en prison pour la jeune femme.

« Le seul moyen de changer l’histoire, c’est de continuer »
Sur scène, Grace devient Graça, personnage qu’interprète avec justesse Julia Bernat. La jeune femme fuit la dictature de son pays, le Brésil. Tom lui propose de s’installer dans la communauté, à laquelle il la présente. Après avoir fait sa connaissance et en avoir discuté ensemble, ses membres votent à l’unanimité pour l’accueillir. Au début du banquet organisé pour l’occasion et dressé sur l’air de « I will survive » de Gloria Gaynor – le décor étant déplacé à vue par les comédiens qui, tout au long de la pièce, en changeront régulièrement la disposition – Graça et Tom s’avouent leur attirance l’un pour l’autre. Ils ne sont visiblement pas assez en retrait du groupe qui, malgré lui, entend la conversation amoureuse. Celle-ci n’est pas du goût de la maitresse de Tom qui, après quelques recherches sur internet, découvre un article présentant l’étrangère comme une dangereuse hors-la-loi recherchée par les autorités de son pays pour un crime qu’elle dit ne pas avoir commis. Graça va alors se retrouver prise au piège de la petite communauté qui désormais l’accuse de tous les maux et va l’utiliser comme femme à tout faire, l’exploitant toujours un peu plus, laissant libre cours à une haine ordinaire. Lorsqu’elle est libérée, la cruauté peut conduire à la destruction de l’humanité. Ainsi, Achille, l’enfant qu’elle garde, n’est présent qu’à travers la vidéo. Apparition, fantôme, il porte en lui la perversité des humains lorsqu’il demande à Graça de le frapper, lui affirmant, dans un petit sourire glacial, qu’il la dénoncera à son père même si elle ne le tape pas. L’enfant est caché sous son lit lorsque son père entre dans la chambre et viole brutalement Graça, crime qu’elle sera accusée d’avoir provoqué. L’étrangère est coupable de tout. Elle se précipite alors dans les bras de Tom. L’image forte des deux amants réfugiés sur un lit aménagé au sommet d’un empilement mobilier, leurs pieds pendant dans le vide comme au-dessus d’un précipice, s’impose telle la métaphore parfaite de leur situation en déséquilibre précaire. Pourtant, l’attitude ambivalente de Tom engendre le trouble. Il pousse Graça à poursuivre l’expérience alors qu’elle souhaite quitter le plateau d’une pièce jouée d’avance. « Le seul moyen de changer l’histoire, c’est de continuer » lui dit-il. En refusant d’aller plus loin, elle dénonce les préjugés et les assignations qui condamnent à la reproduction sociale, dont elle casse symboliquement les mécanismes en sortant du rôle.

Sortir du rôle pour écrire une autre histoire
Christiane Jatahy construit une œuvre puissante à la croisée du théâtre et du cinéma, dans laquelle la caméra se met au service du spectacle vivant et en prolonge les possibilités en rendant visible ce qui ne pouvait l’être jusque-là, autorisant par exemple l’intimité d’une scène de sexe comme celle torride de « Julia[3] », la pièce qui révéla Jatahy au public français en 2013. Elle permet aussi la multiplication des points de vue au plus près des comédiens. Une même histoire, selon qu’elle est jouée ou filmée, sera perçue différemment, ce que montre de façon spectaculaire « What if they went to Moscow ?[4] » (2016). Tout est affaire de subjectivité. Les images racontent ce que l’on veut bien leur faire dire. Dans ses œuvres scéniques, Jatahy mêle trois états temporels qui sont autant de filtres complémentaires agissant sur le récit. À l’immédiateté du théâtre se superposent le présent des images filmées en direct ainsi que celui des séquences vidéo enregistrées. La metteuse en scène brésilienne, l’une des premières à utiliser une caméra sur scène, se garde bien des effets de style, des images faciles. Elle utilise le médium cinématographique parce qu’il l’autorise à repenser le théâtre. « Le cinéma me permet de mettre en contact l’intérieur et l’extérieur, le réel et l’imaginaire, le passé et le présent[5] » explique-t-elle. « Il autorise des ouvertures à d’autres points de vue et à d’autres possibilités dans la construction dramaturgique ». Jatahy propose ici un nouvel usage de l’image filmique, celui de la continuité du récit lorsque ce dernier déraille. Quand Graça choisit de ne plus jouer le jeu et de quitter la pièce, celle-ci se poursuit sur l’écran géant installé en fond de scène. En provoquant ainsi une sorte de bug dans l’espace-temps, elle invente une dimension parallèle. Cette dualité permet de traduire la sortie de scène du personnage en refus des assignations auxquelles la société le condamne. Dès lors, deux récits se poursuivent simultanément : celui sur l’écran géant inspiré par « Dogville » qui, parce qu’il a déjà été joué auparavant, n'appartient plus au présent et se déroule donc immuablement, et celui créé par Graça au moment où elle s’en va. Sortir de l’histoire pour rester debout, dire non, refuser le fascisme au moment où celui-ci est à nos portes ou est déjà au pouvoir comme c’est le cas au Brésil depuis l’élection de Bolsonaro. « Ce qui m’importe, c’est de montrer comment pareille situation – l’accueil d’une étrangère exploitée jusqu’à la violence, le viol, la déshumanisation, avec les excès propres au capitalisme – est proche de nous[6] » explique Christiane Jatahy avant de préciser : « Si être Brésilienne conditionne aujourd’hui plus que jamais mon travail, je pense que le fascisme peut se réveiller dans n’importe quel pays ». Dans la deuxième partie de la pièce, un flash info à la radio rappelle très distinctement la date, imminente, du premier tour des élections présidentielles françaises.

« Entre chien et loup » pose une question inhérente à tous les spectacles de Christiane Jatahy : comment briser le cercle vicieux qui nous entraîne vers le pire, que mettons-nous en place pour changer véritablement ? Il ne s’agit pas ici de créer une adaptation du film de Lars von Trier, mais « de penser à partir de lui, de le discuter et (d’essayer) d’en changer l’histoire[7] ». À la fin de la pièce, en guise d’épilogue, le personnage de Julia Bernat lit face au public et dans sa langue natale un texte bouleversant écrit quelques semaines auparavant par Christiane Jatahy décrivant la façon dont le Brésil en est arrivé là : des manifestations populaires de 2013 aux mouvements nationalistes d’extrême droite et à l’élection de Bolsonaro. « Le risque de cette récupération de revendications populaires par l’extrême droite existe aussi en France... Comment peut-on imaginer un mouvement révolutionnaire, non pas en faveur d’un petit groupe de personnes, mais au service du collectif ?[8] » indique Jatahy qui prône une utilisation de tous les outils à notre disposition pour combattre le fascisme. Elle conçoit le théâtre comme un espace d’échange, une agora. « Je parle du fascisme dans la fiction dans l’espoir qu’il n’advienne pas dans la vie[9] » précise-t-elle. L’histoire se répète. « Êtes-vous sûrs de vouloir continuer ? pourquoi n’arrête-t-on pas le cours de l’action si on sait déjà où cela va nous mener ? » demande Graça vers la fin de la pièce. Nous sommes tous responsables des balbutiements de l’histoire, des défaillances de la mémoire humaine. Ne laissons pas se banaliser le mal.

[1] Premier film d’une trilogie sur les États-Unis intitulée USA – Land of opportunities, que l’échec commercial de Manderlay en 2005, empêchera : Washington,le troisième volet ne sera jamais tourné.
[2] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, propos recueillis par Raphaëlle Tchamitchian le 13 décembre 2021, reproduit dans le dossier de presse du spectacle.
[3] Transposition de « Mademoiselle Julie » d’August Strinberg dans le Brésil contemporain. Guillaume Lasserre, « Julia, la révolution Jatahy », Un certain regard sur la culture, 21 octobre 2017, https://blogs.mediapart.fr/guillaume-lasserre/blog/181017/julia-la-revolution-jatahy
[4] Proposition librement adaptée des « Trois sœurs » d’Anton Tchekhov, donnant à voir à la suite la pièce de théâtre puis le film tiré de celle-ci, ou l’inverse, selon que vous étiez dans le premier ou le second groupe de spectateurs. Le résultat, saisissant, n’avait rien à voir avec la répétition à laquelle on pouvait s’attendre. Au contraire, grâce aux choix opérés lors du montage effectué en direct, la pièce et le film devenaient les deux faces complémentaires d’une seule et même œuvre, augmentée de façon vertigineuse.
[5] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, op. cit.
[6] Cité dans le dossier de presse du spectacle.
[7] « Le théâtre comme une agora ». Entretien avec Christiane Jatahy, op. cit.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
ENTRE CHIEN ET LOUP - Avec : Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa. D’après le film Dogville de Lars von Trier. Adaptation, mise en scène et réalisation filmique Christiane Jatahy. Collaboration artistique, scénographie et lumière Thomas Walgrave Direction de la photographie Paulo Camacho. Musique Vitor Araujo. Costumes Anna Van Brée. Vidéo Julio Parente, Charlélie Chauvel. Son Jean Keraudren. Collaboration et assistanat Henrique Mariano. Assistanat à la mise en scène Stella Rabello. Avec la participation de Harry Blättler Bordas Remerciements Martine Bornoz, Adèle Lista, Arthur Lista. Régie générale Frédérico Ramos Lopes. Régie lumière Serge Levi. Régie son Jean Keraudren. Régie vidéo Charlélie Chauvel. Direction de production Julie Bordez. Chargé de production Gautier Fournier. Diffusion Emmanuelle Ossena (EPOC Productions). Production Comédie de Genève. Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Italie), Théâtre national de Bretagne (Rennes), Le Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne. Avec le soutien de Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture. Construction décors Ateliers de la Comédie de Genève. Lars Von Trier est représenté en Europe francophone par Marie Cécile Renauld, MCR Agence Littéraire en accord avec Nordiska ApS. Christiane Jatahy est artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), au Centquatre-Paris, au Schauspielhaus Zürich, au Arts Emerson - Boston et au Piccolo Teatro di Milano. Spectacle créé le 5 juillet 2021 au Festival d’Avignon.
Du 5 mars au 1er avril 2022.
Odéon - Théâtre de l'Europe
Ateliers Berthier - 1, rue André Suares
75 017 Paris
5 et 6 mai – Théâtre Anne de Bretagne, Vannes
18 au 20 mai – Piccolo Teatro, Milan (Italie)
3 et 4 juin – De Singel, Anvers (Belgique)
27 et 28 juin – Greek Festival, Athènes (Grèce) 13 au 21 octobre – Théâtre national de Bretagne, Rennes
9 et 10 novembre – Bonlieu scène nationale, Annecy
25 au 27 novembre – Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne)