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Billet de blog 15 mars 2023

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Russie/Ukraine : le point de vue d'un Américain

En 1996, Huntington écrit "le Choc des Civilisations", où il livre sa vision de l'avenir et des affrontements entre les civilisations. Un passage assez saisissant décrit la situation entre l'Ukraine et de la Russie et dresse des perspectives qui font écho à notre actualité.

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Illustration 1

"Si on excepte la Russie, l'ex-république soviétique la plus peuplée et la plus importante est l'Ukraine. À des périodes diverses dans l'histoire, elle a été indépendante. Cependant, durant la majeure partie de l'ère moderne, elle a fait partie d'une entité politique gouvernée par Moscou. [...]"

C'est ainsi que débute Huntington sur l'Ukraine dans le chapitre VII ( Etats phares, cercles concentriques et ordre des civilisations). L'auteur va s'efforcer pendant toute  la suite de son analyse des rapports entre l'Ukraine et la Russie de démontrer qu'elle ne remet pas en cause sa théorie du "clash des civilisations", mais au contraire l'appuie, car selon lui l'Ukraine serait le terrain d'affrontement entre deux civilisations : occidentale et orthodoxe. 

La division de l'Ukraine entre l'est et l'ouest

Huntington explique la séparation culturelle entre l'est et l'ouest de l'Ukraine : 

"Cependant, c'est un pays déchiré par deux cultures distinctes. La frontière civilisationnelle entre l'Occident et l'orthodoxie passe en plein cœur de l'Ukraine et ce depuis des siècles. Pendant certaines périodes, dans le passé, l'ouest de l'Ukraine a fait partie de la Pologne, de la Lituanie et de l'Empire austro-hongrois. Une grande part de sa population a adhéré à l'Église uniate, qui pratique le rituel orthodoxe mais reconnaît l'autorité du pape. Historiquement, les Ukrainiens de l'Ouest parlaient l'ukrainien et étaient très nationalistes. Les habitants de l'est du pays, au contraire, étaient surtout orthodoxes et parlaient en majorité le russe." [...]

A la lecture du choc des civilisations écrit en 1996, on lit une analyse qui a presque 30 ans et qui pourtant semble toujours d'actualité : 

"Les différences entre l'est et l'ouest de l'Ukraine sont manifestes dans l'attitude de leur population. Fin 1992, par exemple, un tiers des Russes à l'ouest de l'Ukraine, mais seulement 10 % à Kiev, disaient qu'ils souffraient d'une certaine animosité antirusse. La coupure est/ouest a été évidente aux élections présidentielles de juillet 1994. Le sortant, Leonid Kravtchouk, qui se présentait comme un nationaliste même s'il avait travaillé de façon très proche avec les dirigeants russes, a gagné dans les treize provinces de l'ouest, avec une majorité qui a parfois atteint 90 %. Son adversaire, Leonid Koutchma, qui avait pris des leçons d'ukrainien pendant la campagne, a conquis les treize provinces de l'Est avec des majorités comparables. Koutchma a finalement gagné par 52 % des voix." [...]

Illustration 2

Fort de ce constat, Huntington envisage trois hypothèses sur l'avenir de l'Ukraine. Il est vrai que proposer 3 scénarios diminue les chances de se tromper, mais l'objectif de ce billet n'est pas de faire l'éloge de la perspicacité de l'auteur, mais plutôt de montrer que dés les années 90, les spécialistes de la géopolitique avaient déjà conscience d'une possibilité d'embrasement entre la Russie et l'Ukraine, même si ce n'était pas l'hypothèse la plus probable. 

Les prévisions de l'auteur du clash des civilisations 

Huntington a parfaitement conscience des sources de tensions entre l'Ukraine et la Russie : 
"Au début des années quatre-vingt-dix, des problèmes importants se posaient entre les deux pays à propos des armements nucléaires, de la Crimée, des droits des Russes en Ukraine, de la flotte de la mer Noire et des relations économiques. Beaucoup pensaient qu'un conflit armé était possible, ce qui a conduit certains analystes occidentaux à défendre l'idée que l'Occident devait aider l'Ukraine à avoir des armes nucléaires pour éviter une agression russe."

Mais il s'efforce aussi d'analyser la situation d'après sa théorie des rapports civilisationnels : 

"Cependant, si le point de vue civilisationnel prévaut, un conflit entre Ukrainiens et Russes est peu probable. Ce sont deux peuples slaves, avant tout orthodoxes, qui ont eu des relations intimes pendant des siècles et au sein desquels les mariages mixtes sont chose commune. Malgré la gravité des problèmes et la pression des extrémistes nationalistes des deux camps, les dirigeants de ces deux pays œuvrent avec succès à modérer leurs différends." [...]

Il voit comme un signe d'apaisement l'élection d'un président clairement prorusse en 1994 et note avec cette remarque qui laisse aujourd'hui songeur :"Musulmans et chrétiens se battent partout dans l'ex-Union soviétique. Les tensions sont vives entre Russes et peuples baltes, et il y a même des combats. Mais, aucun affrontement violent n'a pour l'instant eu lieu entre Russes et Ukrainiens."

Le deuxième scénario imaginé par Huntington est finalement celui des accords de Minsk de 2014 :  

"Deuxième possibilité, un peu plus probable: l'Ukraine pourrait se diviser le long de la ligne de partage qui sépare les deux entités la composant, l'Est se fondant avec la Russie."

Il revient longuement sur les velléités de sécession de la Crimée dans les années 90 suite à l'éclatement de l'URSS. 

"Le problème de la sécession s'est posé pour la première fois à propos de la Crimée. Le public de Crimée, qui est russe à 70 %, a soutenu l'indépendance de l'Ukraine au référendum de décembre 1991. En mai 1992, le parlement de Crimée a aussi voté une déclaration d'indépendance vis-à-vis de l'Ukraine et, sous la pression ukrainienne, est revenu sur ce vote. Le parlement russe, cependant, a voté l'annulation de la cession de la Crimée à l'Ukraine en 1994. En janvier 1994, les Criméens ont élu un Président qui avait fait campagne en faveur de «l'unité avec la Russie)}.[...]"

Finalement les tensions s'étaient refroidies grâce à l'élection d'un président Ukrainien prorusse, qui par contre donnait à l'ouest du pays des envies de sécession :
"Cette élection pourrait cependant conduire l'ouest du pays à faire sécession vis-à-vis d'une Ukraine de plus en plus proche de la Russie.
Certains Russes y seraient favorables. Comme le disait un général russe, « dans cinq, dix ou quinze ans, l'Ukraine, ou plutôt l'est de l'Ukraine, reviendra vers nous. L'Ouest n'a qu'à aller se faire voir! »." [...]

Quelque part, Samuel Huntington entrevoit la révolution orange de 2004 contre un autre président prorusse, Ianoukovitch. Il ajoute que cette Ukraine aura besoin d'un fort soutien de l'Occident pour être viable : 

"Une Ukraine uniate et pro-occidentale ne serait pourtant viable qu'avec un fort soutien de l'Occident. Cela ne serait possible que si les relations de l'Occident avec la Russie se détérioraient gravement pour ressembler à ce qu'elles étaient à l'époque de la guerre froide."

Finalement, il penche pour un hypothèse plus optimiste, celle de la paix :

"Troisième scénario, plus probable encore : l'Ukraine restera unie, restera déchirée, restera indépendante et coopérera intimement avec la Russie."

Ainsi, il espère que les proximités culturelles entre les deux peuples permettront d'éviter des conflits : 

"Une fois résolus les problèmes de transition en matière nucléaire et militaire, le problème, à long terme, le plus sérieux sera économique, et sa résolution sera facilitée par la communauté culturelle et les liens personnels qui unissent les deux pays. Les relations russo-ukrainiennes sont en Europe de l'Est, comme le soulignait John Morrlson, ce que les relations franco-allemandes sont à l'Europe de l'Ouest. Ces dernières forment le noyau de l'Union européenne, alors que les premières fournissent la base de l'unité dans le monde orthodoxe.[...]"

Je ressors de cette relecture avec un curieux mélange d'intérêt et de désaccord pour ce grand professeur d'Harvard, qui avait vu beaucoup de choses, mais n'en avait pas forcément tirées les bonnes conclusions. L'actualité de sa description est aussi la preuve de la persistance des tensions entre Kiev et le Donbass depuis la chute du mur.

Mais un désaccord aussi, car je trouve que la thèse principale du clash des civilisations a vieilli : il pensait qu'à la guerre froide, se succèderaient des affrontements entre civilisations et nous assistons peut-être avec la guerre en Ukraine au retour de la guerre froide, avec comme nouvelle bipolarisation, le duel entre les Etats-Unis et la Chine.

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