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Billet de blog 25 mars 2023

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Emmanuel Macron a-t-il retiré Excalibur de son enclume?

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Le Président de la République a-t-il retiré Excalibur de son enclume ?

Hania Kassoul[1]

La légende est bien connue. Beaucoup savent que le Roi Arthur n’aurait jamais été l’illustre monarque dont les mythes chantent la gloire s’il n’avait réussi à passer une célèbre épreuve de légitimité : retirer Excalibur de l'enclume - ou du rocher selon les versions. Le principe est en apparence simple : la légitimité bénéficie à celui qui déloge l’épée. Cette parabole a de multiples enseignements, à commencer par ce que suggère un subtil détail digne d’intérêt. Quand tous les prétendants s’échinent à vouloir, à la force des muscles, arracher l’épée convoitée, celle-ci leur résiste ; alors que, pour sa part, Arthur ne recourt pas à la force. Comme par magie, l’objet lui obéit avec une facilité déconcertante. Un spectateur critique comprendra peut-être la scène de deux façons : soit que la légitimité est acquise au souverain, car il n’a pas usé de la force ; soit que les illégitimes n’ont d’autre choix que d’user de la force.

L’actualité en France pose en quelque sorte la question de savoir si, comme il le prétend, le pouvoir exécutif a vraiment réussi une épreuve de légitimité démocratique. L’épreuve considérée est celle du recours à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution. Alors que le Président de la République a plaisir à évoquer le processus législatif comme un « cheminement », il est pourtant peu convaincant de croire à l’image d’un long fleuve tranquille, un chemin facile et balisé. Peu de gouvernements témoigneraient du contraire, pas même le Roi Arthur. Il est fort à parier que le Chef de l’Etat en a bien conscience. Pourquoi sinon dépêcher sur le front médiatique tant de chevaliers prêts à défendre la « légitimité démocratique » du recours au fameux « 49.3 »?

Ce mot, « légitimité », est paraît-il une « garantie de repos » pour les gouvernements (M. Laurentie, De la légitimité et de l’usurpation, 1830). Or, la France n’est certainement pas reposée aujourd’hui. La légitimité est au cœur d’un bras de fer national. Ce terme féérique, « légitimité », explose dans un feu d’artifice rhétorique, tant dans la rue que dans les discours télévisés. Qui sait pour autant ce qu’il signifie ? Le concept est flottant, son critère fuyant. Il est plus aisé à convoquer qu’à expliquer. Gardons-nous, de toutes parts, des certitudes. Apparaît néanmoins un affrontement conceptuel aussi intéressant que violent, lequel semble cristalliser deux compréhensions de la légitimité : l’une technique, l’autre idéale.

La légitimité technique

La légitimité technique repose sur un argument juridique qui structure constamment la position actuelle du pouvoir exécutif, mais aussi des parlementaires qui le soutiennent. La légitimité aurait ainsi une acception processuelle. Elle reposerait sur le critère de la conformité des actions gouvernementales aux procédures légales et, plus particulièrement, à la norme suprême qu’est la Constitution. Aurore Bergé le rappelait encore sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute : « Les députés ont voté. (…) Le Sénat a voté. (…) Vous ne pouvez pas faire comme si cela n’existait pas ». Il est vrai à cet égard que le processus jusqu’ici mis en œuvre est l’expression pure et simple de ce qu’autorisent nos institutions. Il est parfaitement « légal ». La légalité garantit sans nul doute le fonctionnement ordonné de la Cité. Sans elle, les décisions seraient dépourvues de portée juridique autant qu’elles seraient en proie aux désordres de l’arbitraire. Aussi, ce que d’aucuns dénoncent comme un « passage en force » de l’exécutif, n’en demeure pas moins un mode d'action régulier du gouvernement. Mais ce n’est finalement que par un effet de réduction que la légitimité est ici démontrée. La légitimité est ici strictement réduite à la légalité formelle. La thèse n’est pas originale. Elle exprime un point de vue du positivisme juridique étatique, celui selon lequel il n’y a ni bon ni mauvais droit : il n’y a que la loi qui se suffit à elle-même. L’adage célèbre « dura lex, sed lex » contient d’ailleurs cette dimension. Il serait sur ce plan impossible de nier que le pouvoir exécutif n’a pas fait usage de la force, mais seulement de la loi. Il est donc dans son droit.

Or, enfermer la légitimité dans la légalité, c’est-à-dire dans la technique juridique, c’est aussi la dissoudre dans le juridisme, et donc la faire disparaître. En effet, la question de la légitimité ne se pose plus, si le seul critère de la légalité la supplante. Aussi, dans le champ philosophico-juridique, d’autres conceptions du droit concurrencent une telle approche, considérant que la légalité n’est que la surface du droit. Sous la surface des textes, vibrent les courants de la réalité sociale, de préoccupations éthiques, d’idées philosophiques, de constructions conceptuelles, d’imaginaires politiques. La stricte application de la loi, aussi régulière soit-elle, ne les traduit pas toujours. La réduction technique formerait alors le siège d’une confusion intellectuelle, si ce n’est d’une usurpation. Ce serait par exemple oublier que, si les lois assurent les processus organisant la vie institutionnelle française, elles sont également, ne nous y trompons pas, des instruments de gouvernement. De la sorte, si le contenu des normes juridiques est rarement neutre, il en va de même pour les choix procéduraux employés par les instances gouvernantes. Dans cette approche, la loi n’est plus tant un cadre d’action qu’un outil stratégique. C’est sans doute là que l’on bascule du juridique au politique. Ce basculement signe la distinction assez classique selon laquelle : la légalité est l’affaire du juriste et la légitimité est celle du politique. Or, on peut aisément gager que le modèle de légitimité qui inspire les mouvements de protestation ne se situe pas dans la sphère technique de l’argument juridique, mais bien dans la sphère politique reposant sur un idéal démocratique.

La légitimité selon un idéal

Ce qui distingue la conception technique de la légitimité de sa conception politique, c’est que cette dernière ne s’intéresse pas uniquement à la conformité de l’action gouvernementale aux procédures législatives. La légitimité, parce qu’elle ne se confond qu’imparfaitement avec la légalité, s’étendrait en-dehors de ce seul critère. Elle s’intéresserait à la conformité du choix gouvernemental, fut-il régulier, à des valeurs démocratiques qui trouvent leur source au-delà de la loi. Cet idéal absolu, assurément composite, repose sans doute sur le modèle du « consensus ». Inutile d’avouer qu’un tel idéal relève de l’utopie, ne serait-ce qu’en raison du pluralisme idéologique qui anime fort heureusement la société française : le consensus est le Graal de la quête démocratique. L’impossibilité du consensus n'empêche pas de le rechercher, du moins de se battre pour convaincre. Au bout du compte, sans parfait consensus, la loi démocratique nécessite des arbitrages institutionnels auxquels les sujets de droit devront se soumettre, même les plus mécontents. Ces dernier le font, c'est le jeu ordinaire de voir la minorité accepter la loi de la majorité. Emerge néanmoins ici la face magique de la légitimité, prise comme indice de l’obéissance spontanée des citoyens aux normes, comme Excalibur se soumet docilement à Arthur, car elle reconnaît son maître en lui. La légitimité ce n’est donc pas que la légalité contraignante, c’est aussi la foi en des politiques convaincantes. Qu’est-ce à dire ? Probablement, prosaïquement, que les arbitrages sont réalisés au plus proche de la volonté nationale (parlementaire), mais aussi des inquiétudes populaires. C’est tenir compte des idéaux qui se reflètent à la surface des institutions, mais aussi de la réalité troublée qui nage en-dessous.

On effleure là tout le paradoxe de l’idéal démocratique : faire que la démocratie ne soit pas qu’un idéal, qu’un tableau exposé dans les couloirs de Palais, mais aussi une réalité vécue ; une réalité en tension entre ce que l’humanité a imaginé de plus élevé et ce qu’elle expérimente de plus humble. Le droit, non réduit à la littéralité des textes, est d’ailleurs l’expression par excellence du phénomène social. Il se raconte tant par ses présupposés théoriques d’ordre culturel et philosophique, que par des pratiques spontanées, socio-économiques et historiques.

Le besoin de réalité 

On pourrait craindre qu’Emmanuel Macron, attaché à une rhétorique purement légaliste, ait perdu de vue la spontanéité du phénomène juridique, à moins qu’il ne l’occulte positivement, lui qui pourtant se veut préoccupé par le « principe de réalité ». Par exemple, en renvoyant dos à dos le « peuple » et la « foule », ne range-t-il pas précisément la légitimité du côté des abstractions théoriques, déconnectées de la réalité ? Opposer le « peuple » à la « foule » procède de la même technique qui consisterait à dissocier à outrance l’homme élu et la fonction présidentielle qu’il exerce. Ce serait aussi un mauvais procès fait aux manifestants. Le peuple n’est-il pas la confédération des individus qui forme la foule, et la foule n’est-elle pas l’une des manifestations spontanées du peuple ? Certainement pas une expression absolue, cela va sans dire. Faut-il pour autant lui nier toute once de légitimité ? Le peuple, ce n’est certes pas que la foule, mais la foule c’est aussi le peuple. La foule qui se rassemble pour célébrer l’histoire nationale ou pour voter malgré un fort taux d’abstention, n’est-elle pas le peuple dans sa forme brute, incarnée, morcelée ? Un peuple sans doute démystifié ou fracturé. Un peuple qui fait désordre. Comme certains sont, dit-on, amoureux de l’idée de l’amour, le Président de la République aimerait-il davantage l’idée qu’il se fait du peuple, que le peuple lui-même ? Car, un imaginaire où le peuple serait une entité purement incorporelle n’est-il pas tout aussi fantasmé qu’un idéal démocratique qui ne serait fait que de consensus ? Dans cette image amoureuse davantage de l’Etat-Nation que de la souveraineté populaire, qui pourrait alors bien se prévaloir d’être le peuple ? Où serait-il, ce peuple ? Pourrait-on rencontrer cette vaste personne abstraite ? Nous ne le pourrions pas, si ce n’est sur le papier. Rencontrer ses « représentants », ça nous le pouvons.

Or, opportunément peut-être, selon le Président, seul ce « peuple », et non la « foule », bénéficie d’une légitimité, car le peuple « s’exprime à travers ses élus ». Cette proposition n’est pas excentrique, elle repose sur le moins mauvais des régimes que nourrit le système de la représentation nationale. On pourrait néanmoins se demander si elle n’opère pas ici aussi une maladroite réduction conceptuelle : le peuple ne « s’exprimerait » que par ses élus. Ce ne serait alors que les élus qui fonderaient la légitimité de l’expression populaire. N’est-ce pas là une subversion du fondement même de la démocratie dont le principe consacre le peuple comme source de la légitimité des élus, et non l’inverse ? N’est-ce pas là aussi taire que le peuple « s’exprime » aussi autrement que par le vote, comme le lui garantissent ses droits de manifester, de faire grève, d’avoir une opinion et de l’exprimer ? C’est précisément cette inversion de l’idéal démocratique, supposément servi par le droit. L’effet de subversion nourrit la gronde populaire confrontée à des institutions déshabillées de leurs idéaux, mais aussi décrites de façon désincarnée et éloignée de la réalité de la Cité.

D’ailleurs, paradoxe ultime, une élue, la députée et présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée Nationale, Aurore Bergé, confessait elle-même en direct à la télévision qu’elle « déteste l’expression « le peuple ». Il y a des Français », après avoir longuement insisté sur son attachement à la Constitution. Le parti présidentiel aurait-il négligé de relire le Préambule de ce texte tant sacralisé, et ainsi oublié que les premiers mots de la Constitution française sont « le peuple français » (et non « les élus ») ? Les élus sont certes, conformément à la Constitution, les seuls dépositaires de la souveraineté nationale (et non populaire). L’article 3 du texte suprême le prévoit : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ». Est-ce pour autant que le peuple ne peut se prévaloir que d’une légitimité indirecte, tronquée, dysfonctionnelle ? Peut-il à ce point faire cadeau à ses représentants, par la voie du pacte social, d’une légitimité qu’il ne pourrait conserver, ne serait-ce qu’un peu, directement pour lui-même ? La légitimité populaire est-elle purement et totalement soluble dans les institutions nationales, aussi représentatives qu’elles puissent être ? Le pouvoir exécutif se plaît à rappeler, sans citer l’article 3 mais pensant peut-être en mobiliser l’esprit, que seul le Parlement est légitime. Il faut tout de même souligner que, dans le texte précité, les institutions ne sont que l’organe de la souveraineté (la souveraineté y est « exercée »), tandis que cette souveraineté « appartient » au peuple – c’est-à-dire qu’elle « n’appartient pas », en conséquence, à ses représentants. N’est-ce pas in fine ce principe premier du contrat social que revendique et tente d’exprimer « la foule » : si la souveraineté est exercée par des représentants, elle ne leur appartient pas. Pourquoi faudrait-il alors que l’organe juridique monopolise la légitimité du corps populaire ?

L'Insoutenable inconsistance de l'argument de légitimité 

Aussi est-il indispensable de reconnaître qu'en cédant à une vision excessivement populaire de la légitimité, sans doute serions-nous nous-mêmes les auteurs d’une autre sorte de confusion, celle consistant à considérer comme illégitime tout ce qui serait impopulaire. Or, l’impopularité d’un choix politique ne peut suffire en soi à guider le critère du légitime, sauf à laisser la chose publique entre les mains des politiques les plus démagogiques. Un équilibre doit être recherché. Mais l’argument est encore une fois maladroitement manié dans les discours politiques. Aurore Bergé, en réaction aux désaccords syndicaux et aux sondages révélant l’impopularité des choix gouvernementaux, assénait que l’opinion publique, ce n’est pas l’avis de « tout le monde ». Faut-il rappeler qu’elle a pourtant été prompte à invoquer à loisir, comme l’ont fait tant d’autres durant la crise sanitaire ou à d’autres occasions, dans et hors l’hémicycle, cet argument légitimateur prodigieux : « l’opinion des français ». On ne compte plus les recours à ce bouclier rhétorique pour justifier les projets, contrer les critiques adressées à la politique du gouvernement et motiver les oppositions au Parlement. Aussi contradictoires que soient ces arguments et stratagèmes rhétoriques, ils témoignent de ce que la légitimité populaire est inconsistante dans le discours politique. Tantôt maîtresse des débats, tantôt dissoute dans les institutions. Elle fait l’objet de tous les opportunismes et ne peut donc que partir en fumée.

Les contestations sociales qui s’expriment aujourd’hui nous montrent que l’idéal démocratique ne peut qu’en être frustré. Le message véhiculé ne passe pas, car le juridisme fait de la démocratie une machine au service de la loi, et cette dernière l’alpha et l’omega de l’art de gouverner – sauf dans les domaines dans lesquels, selon Emmanuel Macron, « on passe trop par la loi dans notre République ».

A ce stade, on observe que la force tant explicative que persuasive de la loi, supposément neutre, ne suffit pas à garantir l’acceptabilité des politiques juridiques, qui elles ne sont pas neutres. Le pouvoir, exécutif, comme le pouvoir législatif, est par nature l’expression d’un jeu d’alliances partisanes, de pressions, de lobbies, de forces, de compétences et d’enjeux nettement plus politiques que juridiques. Cela explique probablement que le sens du vent fasse tourner la girouette de la légitimité.  C’est dire finalement combien l’exercice démocratique de l’Etat ne peut se résumer en agitant les textes de loi et en ramenant la bonne marche de la Cité à la seule appréciation experte des juristes. Le politique trop amoureux des théories juridiques n’aurait d’ailleurs l’allure que d’un faux dévot. D’éminents juristes nous ont eux-mêmes mis en garde contre la tendance redoutable que peuvent entretenir nos technocraties : en arriver à ne pouvoir envisager les sociétés humaines comme autre chose que de stricts rapports juridiques. La mise en garde est forte, au point que le Doyen Carbonnier préconisait d’inscrire en tête du Titre préliminaire de notre Code civil un article zéro selon lequel « l’amour du droit est réductible en cas d’excès ». Y aurait-il d’ailleurs un recours excessif au si décrié « 49.3 » ?

L’aveu d’illégitimité ?

Nous assistons au centième recours à l’article 49, alinéa 3 de la Constitution depuis la naissance de la Vème République, comme s’est plu à le rappeler Emmanuel Macron à 13h sur France 2. Indépendamment du phénomène qu’il peut objectivement traduire, ce chiffre ainsi argué semble devoir justifier un événement entré dans les mœurs de la République gaullienne. La récurrence, dont la portée resterait à vérifier, est-elle censée banaliser le recours au texte comme mode naturel de gouvernement ? L’hypothèse d’un mode « banal » de gouvernement n’est certes pas à délaisser. Elle appelle néanmoins deux préoccupations.

- Premièrement,

elle pose le problème de l’usage inapproprié d’institutions elles-mêmes équilibrées en leur principe. L’article dit « 49.3 » a-t-il été pensé comme un mode habituel de gouvernement ? On pourrait le défendre. Une telle banalisation, défendue notamment par Aurore Bergé, consistant à véhiculer l’idée que le rejet d’une motion de censure aurait la même valeur politique que tout autre processus législatif, peut néanmoins paraître contraire à la philosophie de l’édifice textuel échafaudé en 1958. Même les juristes le savent : il y a la lettre de la loi, et il y a son esprit. Aussi, transformer les outils constitutionnels en appareil de forçage parlementaire, est-ce conforme à l’idéal démocratique ? Il est vrai que le gouvernement qui engage sa responsabilité prend le risque de s'exposer à une motion de censure. Il s’installe sur un siège éjectable. Toutefois, le « 49.3 » ajoute une contrainte au débat : il lui ôte tout sérénité dans le choix qu’il sera amené à dégager.

L’Assemblée Nationale ne doit plus arbitrer sur l’opportunité d’un projet de loi, elle doit se prononcer de facto, dans un champ délibératif autrement plus restreint, sur la stabilité du pays. Les élus sont naturellement craintifs à l’idée de mettre en danger la stabilité institutionnelle française ; peut-on le leur reprocher sans réserve ? Le trouble institutionnel qui plane alors comme une épée de Damoclès sur la République laisse ramper dans l’hémicycle une menace dissuasive, particulièrement en période d’agitation sociale. Dès lors, est-ce vraiment faire preuve d’un « esprit de responsabilité » - autre élément de langage du pouvoir exécutif - que de traiter une loi clivante par une telle mécanique ?

Or, si la légitimité d’un texte, tout comme celle du choix gouvernemental, peut être sacrifiée en faveur de la stabilité, c’est donc que le « 49.3 » a tout d’un outil exceptionnel, et non habituel, de gouvernement de la Cité.

D’ailleurs, les termes de la Constitution sont révélateurs d’une simulation démocratique : quand la motion de censure est rejetée, la loi est « considérée comme adoptée », ce qui signifie que la loi n’a pas pu l’être. On fait cependant « comme si » elle l’avait été. Cette fiction démocratique peut avoir une pleine utilité, relue à la lumière de l’histoire de la Ve République. Elle est un outil d’équilibrage dans la séparation des pouvoirs et l’administration du pays. Est-ce pour autant qu’elle peut toujours tout légitimer, selon le contexte politique dans lequel elle peut trouver à s’appliquer, et traduire parfaitement la quête un idéal démocratique ? A cet égard, la légitimité non technique dont se prévalent les opposants au « 49.3 » ne fait-elle pas preuve d’une compréhension plus qualitative, plus exigeante de nos institutions ? Car, oui, la loi peut être abusée par tout un chacun, de même qu’elle peut être trahie par des stratégies qui en détournent la bonne fin. La loi purgée de son esprit n’est autre qu’un prétexte. La conséquence d’un tel phénomène est sans doute d’ajouter à la crise de la représentation que traverse la France, dans un contexte où l’offre électorale ne paraît plus convenir aux électeurs, une crise de la normativité. À trop vouloir jouer la carte du légalisme, le gouvernement ne pave-t-il pas le chemin vers une contestation non plus de ses seuls choix politiques, mais des institutions elles-mêmes ? C’est bel et bien la stabilité de la Ve République qui s’en trouverait paradoxalement et durement menacée.

- Deuxièmement,

elle pose la question des contours contemporains du pouvoir exécutif. L’utilisation banalisée du « 49.3 » traduit une conception verticale du gouvernement, soit le souhait d’imposer sa volonté politique « quoi qu’il en coûte » (une motion de censure ou bien un évitement de la procédure parlementaire ordinaire). La préoccupation n’est pas que française. La doctrine américaine s’intéresse de façon croissante ces dernières décennies, sous le regard attentif de la doctrine française, à l’usage outre-Atlantique des fameux « executive orders ». Ces décrets présidentiels ont permis, hors processus législatif, dès les premiers jours de leur mandat, à de nombreux Présidents, dont le singulier Donald Trump, de faire la démonstration de leur autorité et de leur vision du monde en l’absence de soutien suffisant du Parlement. Les deux instruments juridiques que sont le décret présidentiel américain et le « 49.3 », malgré leurs évidentes différences et sous toutes réserves, n’ont-ils pas pour point commun de transformer les lois en de purs actes de puissance étatique ? A l’instar de l’usage trumpien des executive orders, la banalisation revendiquée de l’article 49, alinéa 3 exprime le choix, certes aux risques et périls du gouvernement, de court-circuiter les voies d'une création législative délibérative, présomption de bonne santé démocratique, en faveur d’un procédé révélateur d’une crise politique. Le gouvernement, qui cherche à pallier son manque de soutien sur le fond du texte, est guidé par la peur de son désaveu par la souveraineté nationale. Il justifie une stratégie marquée intrinsèquement par une forme d'échec démocratique, à savoir son incapacité à rassembler. Aussi la rhétorique en vogue au sein des élus mérite-t-elle d’être déconstruite. Elle pourrait bien avoir l’effet inverse de celui désiré, se heurtant à deux écueils : montrer que le juridisme est un aveu de faiblesse politique et accuser la Constitution de tous les maux actuels.

***

Sur ce terrain ô combien difficile qu’est la question de la légitimité, indépendamment de l’avis personnel que chacun peut cultiver tant sur le fond de la réforme des retraites que sur les évènements animant le processus législatif, on peut finalement suspecter que le pari de l’ultimatum n’est qu’un aveu symptomatique du défaut de légitimité.

Abandonné par l’effet magique de la légitimité, que reste-t-il alors au pouvoir exécutif, sinon le passage en force face au peuple et à la foule ?

Le Président de la République n’a pas réussi à retirer l’épée. Il se bat donc avec l’enclume.

[1] Docteure en droit, actuellement Maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Côte d’Azur, rattachée au Centre d’Etude et de Recherche en Droit Privé, autrice de « La norme et l’argument de légitimité », in A. Cukier et H. Kassoul (dir.), Dossier : Normativité et légitimité, Hors-série, Revue Droit et Philosophie, Annuaire de l’Institut Michel Villey, 2021. Je n’entends ici me prévaloir d’aucune approbation ni improbation de mon Université aux positions que je défends, ni m’exprimer au nom des enseignants-chercheurs en droit.

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