Exercice 2. A donne à B l’ordre de danser d’une certaine façon. Qu’est-ce que A attend de B ?
1. Imagine le cas où A, de ses mains, se servirait du corps de B comme d’une marionnette, et guiderait tous ses mouvements. A pourrait le faire pour apprendre à B la manière correcte de danser. Et peut-être que A, dans sa frustration de voir B danser incorrectement, se mettrait derrière elle et guiderait ainsi ses gestes.
L’ordre donné est-il donc une manière de guider tous les gestes de quelqu’un, ou un carcan qui contraindrait tous les gestes ? Est-ce que A attend de B la conformité parfaite de ses actions avec l’ordre qu’elle lui a donné ?
Dans la situation où A guide les gestes de B, ce n’est pas B qui exécute l’ordre, mais c’est A. Attendre la conformité parfaite à un ordre serait ainsi comme se donner un ordre à soi-même, puis le faire. Cela est-il seulement possible
Avant de traiter cette question, il faut faire attention : si l’on ne considère pas abstraitement la situation de guidage, comme une sorte de moule de l’action ordonnée, mais plutôt comme elle aurait lieu en effet, alors on se rend tout de suite compte que le problème ne semble pas se poser. La situation est assez comparable à celle d’un marionnettiste, et on aime s’imaginer ces gens comme les maîtres absolus du mouvement de leurs marionnettes. Or, ils ne le sont pas : ils doivent lutter avec l’inertie des mouvements de leurs pantins, le moment angulaire des pièces et des fils, le poids relatif des diverses parties, etc. C’est un métier compliqué : il faut apprendre à composer avec ces diverses forces pour guider les mouvements de la marionnette selon ce qu’on souhaite. De la même façon, A, si elle guidait les gestes de B, aurait à composer avec les diverses résistances de son corps, sans parler de la gêne de B, du frisson dans ses épaules, de ce qu’elle s’est raidie brutalement, etc. Et même si A mettait B dans une armure ou un carcan qui la contraindrait à une exécution parfaite, il y aurait encore toutes sortes de résistances, qui conduiraient à toutes sortes d’imperfections. Tu vois bien donc que même si l’on suppose que ce qu’on attend d’un ordre, c’est qu’il soit exécuté comme si l’on était guidé par un carcan ou suspendu à des fils, ce n’est pas ce qu’il se passe, et ce n’est donc pas une exécution pour ainsi dire ‘‘parfaite’’ que l’on attend d’un ordre.
2. Mais peut-être que tu me répondras que en fait on ne peut pas attendre l’exécution parfaite d’un ordre, mais qu’on a cependant le droit de le faire ; qu’un ordre est plus ou moins bien exécuté selon qu’il s’approche plus ou moins de la perfection.
Il faut donc considérer tout de même une situation où l’ordre serait parfaitement exécuté, comme s’il y avait un guidage, un carcan, des fils, etc. Comme si c’était l’ordre lui-même qui se manifestait effectivement. Est-ce, ou n’est-ce pas, une situation semblable à celle où l’on se donne un ordre à soi-même ? Quand je m’ordonne de penser quelque chose, il n’y a pas un temps, une pause, entre le moment de l’ordre, et la pensée : je ne m’ordonne pas de penser quelque chose, je le pense simplement. Et de même, est-ce que je me dis à moi-même « prends ce verre », quand je le prends ? Il semble que cela ressemble à ce que serait l’exécution parfaite d’un ordre : l’ordre et son exécution y sont identiques.
3. Mais cela a-t-il encore un sens de dire qu’il y a là, un ordre, et une exécution ? Il y a certainement toujours une différence entre l’ordre et son exécution ; mais j’incline aussi à penser que cela impliquerait une différence entre la personne qui ordonne et celle qui exécute, ou, du moins, l’impossibilité logique, absolue, d’une perfection de l’exécution. Attention à ce glissement insensible ! Il te conduirait à plusieurs aveuglements : d’abord, au fait que l’on s’ordonne parfois des choses à soi-même (quand mon corps ne me répond plus, que je suis ivre, que je n’arrive plus à écrire ou à réfléchir) ; ensuite, au fait que nous félicitons les gens quand ils ont bien exécuté un commandement ; enfin, et surtout, cela te conduirait à l’idée fausse que les ordres ne constituent pas en eux-mêmes une contrainte qui pèse sur l’action, et qu’un ordre n’est en quelque sorte qu’une simple norme, ou qu’un conseil, à laquelle on n’est nullement obligé de se conformer1. Or, il est vrai que parfois, les ordres sont de simples conseils. Mais ce serait oublier qu’il y a des ordres qui ne le sont pas
(A titre d’exercice supplémentaire : trouve des exemples d’ordres qui ne seraient pas de simples conseils sans la menace de l’épée, mais qui ont en eux-mêmes la faculté de contraindre. J’ai trouvé le cas suivant : on me dit, sans aucunement me menacer pour me contraindre « Tue le ! » (en désignant quelqu’un) : un ordre de ce genre, on se contente rarement de l’ignorer, mais on y résiste activement, par exemple en insultant la personne qui nous l’a donné, et cette résistance implique qu’il y a une contrainte intrinsèque à l’ordre. (C’est une réaction du genre « Comment as-tu pu croire que je le ferais ! »). Je reviendrai là dessus quand je m’intéresserai au caractère contraignant de l’ordre.)
4. Puis-je m’ordonner quelque chose à moi-même ? Considère le cas d’une liste de courses (« Quand tu seras au marché, achète des légumes ! Achète du pain ! Etc. »). Un philosophe un peu naïf pourrait me dire qu’il ne s’agit pas d’ordres à moi-même, car entre le moment où j’ai écrit la liste, et le moment où je suis au marché, il s’est produit une série de changements infimes qui feront que le ‘moi’ du présent et le ‘moi’ du passé sont deux personnes différentes. Un philosophe un peu plus fin pourrait soutenir la même thèse, mais la justifierait plutôt en disant que le ‘‘moi’’ passé et le ‘‘moi’’ futur sont bien quantitativement distincts dans le temps, et ne sont donc pas identiques. À ses yeux, une liste de courses n’est pas faites d’ordres à soi-même, mais d’ordres donnés entre deux personnes identiques, mais distinctes, comme sont distinctes deux gouttes d’eau identiques, lorsqu’elles sont en deux lieux distincts.
Ces deux arguments font comme si l’éloignement dans le temps était la même chose qu’un éloignement dans l’espace ; qu’un ordre à soi-même différé était la même chose qu’un ordre à quelqu’un d’autre, même si cet ‘‘autre’’ m’est ‘‘identique’’. Or ce n’est pas le cas, si l’on parle bien, en tout cas, de la liste de course qu’on fait pour soi-même, et pas celle qu’on aimante au frigo pour que le premier venu s’en serve : c’est bien à soi qu’on parle, et l’éloignement dans le temps ne change rien à l’affaire. – Mais un aide mémoire n’est pourtant pas un ordre ! C’est plutôt une sorte d’indication qu’on a laissé sur un papier, un peu comme le plan de quelques rues qu’on dessine sur un mouchoir pour s’aider à s’orienter ; un chose qui sert à produire certaines pensées, et non pas un ordre qui oblige à le faire volontairement. Il n’y a pas dans l’aide mémoire le trait étrange de l’ordre, qui fait qu’il commande comme quelque chose d’extérieur ! – C’est, certes, souvent le cas, mais est-ce impossible qu’un aide mémoire ne soit pas, en même temps, un ordre ? Considère le cas de quelqu’un qui oublierait tous ses projets à court terme dès qu’elle les formule, et qui, pour se souvenir d’aller chercher sa fille à l’école à 17h30, se l’écrirait sur un petit papier2. Dans ce cas, il ne s’agirait pas d’une simple indication : elle obéirait à son aide mémoire, et irait chercher sa fille, sans chercher à retrouver dans son esprit le souvenir de son projet.
5. Quand on se donne un ordre à soi-même, on se donne bien un ordre : on y trouve bien cet étonnant caractère obligatoire ; l’exécution est bien distincte du commandement ; et pourtant, c’est bien à soi-même que l’on se donne un ordre. De cela, tu peux conclure qu’on attend d’un ordre qu’il soit exécuté, et pas qu’il se manifeste dans une action comme si elle était coulée dans un moule invisible. La frustration qu’on peut éprouver quand on voit une mauvaise exécution, vient peut-être plutôt de ce qu’on voudrait le faire soi-même, et pas de ce qu’on voudrait voir l’ordre lui-même se manifester.
– J’ajouterais cependant ceci : cet exercice n’est pas un bavardage frivole. On considère généralement le fait de donner des ordres comme une action politique fondamentale. Hobbes, par exemple, fonde toute la politique sur la capacité de quelqu’un à se faire obéir, et il exclut de la politique ce qui ne peut pas être ramené à cette capacité. En me demandant si l’on peut se donner des ordres à soi-même, je me demande donc si l’on peut avoir une relation politique avec soi-même, ou si on est forcément deux. En me demandant si l’on peut obéir parfaitement à un ordre, je cherche ce que signifie le fait d’être libre de mal obéir à un ordre, si c’est la marque d’une liberté politique fondamentale, ou, au contraire, le propre de l’ordre et donc de l’obéissance. En me demandant ce que l’on peut attendre d’un ordre, je commence à me demander ce que cela signifie de gouverner.
Notes:
1. Thèse classique en droit (p. ex (mdr) l’article 40 de la Constitution de la Vème qui oblige toute loi à être gagée, par exemple) et en philosophie du droit (p. ex Thomas HOBBES, Leviathan, chap. XVII « Les pactes sans l’épée ne sont que des mots, et ne sont d’aucune force pour assurer un homme »).
2. Court métrage émouvant qui montre une situation proche : https://www.youtube.com/watch?v=CyGGpsbN55A&ab_channel=GOBELINSParis