L'OMBRE DE L'ÉCARLATE (XI)
- Premières révélations -
Gustave, rassuré par l’ignorance du prêtre, se ressert un peu de la purée maison de Paulette.
À ce moment précis, elle débarque, tire une chaise et s’assied sans même demander. Ce genre de spontanéité met Simon Applegood mal à l’aise — il n’a pas l’habitude.
Gustave, lui, est au contraire ravi de ce détournement d’attention.
— Alors Gustave, toujours pas de nouvelle conquête ?
Il comprend aussitôt qu’elle cherche à le taquiner. Et bien sûr, devant le curé.
— Tu sais, Paulette… à mon âge, et puis je manque de temps. J’aimerais surtout terminer mon livre.
— Ah oui, ton truc… comment ça s’appelle déjà ?
Le curé, curieux, redresse la tête. Et Gustave, ravi, sent que la conversation a bifurqué comme il l’espérait.
— Les transformations de la langue française au XIXe, sur les traces de mon ancêtre, Ferdinand. J’ai presque fini le préambule.
— Ferdinand ? s’étonne le prêtre. Celui qui est mort en 71 ?
— C’est bien lui. Mon père.
— J’ai lu ce livre. Un travail remarquable.
— Merci pour lui, mon père.
Le prêtre consulte sa montre d’un geste machinal.
— Oh, déjà plus de quatorze heures… Je dois vous laisser, j’ai rendez-vous à l’Oratoire.
Gustave arque un sourcil.
— Celui du Louvre ?
— Mon fils, j’ai toujours entretenu de bons rapports avec nos frères réformés. Je n’ai pas attendu notre bon Jean XXIII pour ça.
— Alors Gustave, murmure Paulette dès que le prêtre s’éloigne, il n’est pas au courant ?
— Pas le moindre soupçon.
— Même pas pour ta femme... ta défunte femme ?
***
20 décembre 1881.
Le commissaire reste figé, abasourdi.
— Il a… 92 ans !
— Je sais. Mais il est en forme. Depuis toujours, d’ailleurs.
Le commissaire a comme un sourire en coin. Il repense à ce duel dont toute la presse satirique avait parlé, Le Charivari en tête.
— Mars ne lui a pas fait de cadeau cet été, c’est vrai, après son duel contre Clemenceau... Mais là, c’est autre chose.
— Mais ce duel, souvenez-vous, c’est mon “beau-grand-père” qui l’a remporté.
Latue reste assis, pensif.
— Oui, mais... que voulez-vous que je fasse ? Je ne peux pas enquêter sur une icône nationale.
— Je peux vous prouver qu’il a tenté de me faire tuer. Il a proposé à un ami, en échange de l’effacement d’une dette envers mon beau-grand-père, de m’assassiner. Et ce n’était pas la première fois.
— Comment ça ?
— Il avait fait la même offre à une autre de mes connaissances. Elle a refusé, et me l’a raconté.
— Et c’était qui, cette personne ?
— Alceste Thiard.
Un long silence.
— Celui qu’on a retrouvé mort le 1er octobre dernier ?
***
Tenzin sourit paternellement à Madeleine, qui reste étonnée de ne plus se souvenir pourquoi elle avait peur.
— Parce que ça n’est pas arrivé… à l’époque, je veux dire à “ton” époque. Mais avant ta naissance.
Madeleine est pétrifiée.
— Pourquoi serais-je allée en 1881, alors que je n’étais au courant de rien, Rinpoche ?
— Tu ne te rappelles pas d’une autre personne ?
— Quelle “autre personne” ?
— La personne qui a pris possession de toi pour commettre des choses dont tu n’es pas responsable.
Madeleine reste figée.
— Si… je me souviens maintenant.
***
Bureau du docteur Ballet.
L’Hôtel-Dieu est en pleine agitation matinale, mais dans le bureau où se tiennent Madeleine et sa mère, tout est calme. Gilbert Ballet regarde la petite fille droit dans les yeux, après avoir entendu son histoire.
Il se tourne enfin vers Colette.
— Ainsi, vous avez foi en ce que raconte votre fille ?
Colette est partagée entre son amour maternel et son respect pour l’autorité que représente l’ancien collaborateur du docteur Charcot.
— C’est-à-dire que...
Elle est soudainement interrompue quand une lumière aveuglante, orangée, apparaît dans le bureau et qu’un cri l’accompagne alors que le corps d’une femme se forme devant eux.
(suite au prochain épisode...)