Voir en annexe les DEFINITIONS d’Actifs occupés / Actifs totaux ; Chômeurs ; Migrations alternantes et Sortants /Entrants ; Travail sur place ; Pôles et Bassins d’emplois ; Pôles et Bassins de Main-d’œuvre.
N.B. Dans cet article, sauf précision, tous les chiffres INSEE sont issus du dernier recensement de 2019. Par ailleurs, dans les comparaisons actifs /emplois nous comptabilisons toujours ce qu’on appelle les « actifs totaux », c’est-à-dire y compris les chômeurs, puisqu’on prétend que c’est en priorité à leur bénéfice que sont conduites les politiques d’emplois et de transports en commun censés les desservir.
- Transports en commun lourds : au service des pôles économiques ou des bassins de main-d’œuvre ?
Les Français font les plus longues navettes domicile-travail d’Europe, tellement les pôles d’emplois sont concentrés au regard de l’étalement des bassins de population, donc de main-d’œuvre. Et l’Île-de-France bat tous les records : elle est la région la plus riche de France, mais c’est aussi celle qui enregistre les plus fortes inégalités territoriales. Cette concentration s'exprime par la polarisation grandissante des entreprises et richesses économiques - donc des emplois - et à l'explosion des besoins de transports domicile-travail qu'elle génère. En témoignent en cœur d’agglomération parisienne, la santé éblouissante des pôles d’emplois, notamment Paris et son extension La Défense ; à l’inverse, on trouve en périphérie des bassins d’habitat construisant toujours plus de logements malgré une pénurie chronique d’activités, hébergeant une main-d’œuvre corvéable qui pour produire les richesses de ces pôles d’emplois florissants, s’achemine en transports vers ces lieux d’abondance dans des conditions d’inconfort, d’irrégularité et de temps perdu grandissantes. Et les politiques d’aménagement du territoire mises en œuvre ces dernières décennies par bon nombre d'élus cèdent à l'urgence d’une demande de logements grandissante, sans intégrer les effets rebonds à long terme d’un déséquilibre endémique domicile-travail… Autant d’effets pervers qui entraînent l’aggravation massive de toutes les inégalités territoriales : en renforçant les écarts entre les pôles d’emplois - « lieux de production de richesses » - et à l’inverse en négligeant les bassins de main-d’œuvre de banlieue - les « lieux de vie des producteurs de richesses » - qui abritent les ressources humaines qui font fonctionner au quotidien les pôles d’emplois. Voir la carte ci-dessous (Figure 1) qui montre des écarts entre communes beaucoup plus complexes que le fameux déséquilibre « Est-Ouest » souvent évoqué et qui n’est pas une simple traduction spatiale, mais la construction de tout un système de valeurs de surestimation et sous-estimation socio-économiques. Dans les cortèges contestataires sur les retraites, on retrouve celles et ceux qu’on a appelé « les invisibles » devenus un temps « visibles » lors des périodes de confinement, mais rapidement oubliés au sortir de celles-ci. Conséquence regrettable : une explosion des besoins de transports pour relier ces bassins de main-d’œuvre aux pôles d’emplois. D’une façon lapidaire, on peut dire : « L’Ile-de-France concentre les richesses et déplace les pauvres ».

Dans un article paru dans « Métropolitiques »[1], j’avais produit une carte de l’Ile-de-France, montrant que 19 communes sur 1274 (1,5%) cumulent la MOITIE de L’EMPLOI régional. Sur la carte jointe (Figure 2), on voit dans un vaste océan gris une grande tache rouge centrale regroupant Paris et ses adjacences – au premier rang desquelles trône le pôle de La Défense (Courbevoie, Nanterre, Puteaux) élargi à Neuilly-sur-Seine et Rueil-Malmaison sans compter les communes dans le sillage de cette énorme conurbation de Paris-ouest-Défense : Clichy et Levallois-Perret. Relevons au sud-ouest le pôle florissant de Boulogne qui s'est adjoint son alter-ego Issy-les-Moulineaux (laissant orphelin son bassin de main-d'oeuvre, dont le nom grandiose "Vallée Sud Grand Paris" ne saurait illusionner sur sa pénurie d'emplois et sa dépendance économique), au nord celui de Saint-Denis / Saint-Ouen (devenu de plus en plus une extension de Paris-Nord et de moins en moins un pôle de Seine-Saint-Denis). Rajoutons à l’inventaire d’anciens pôles industriels isolés de petite couronne : au sud-est la ville de Montreuil ou encore au nord-ouest le cœur logistique francilien de Gennevilliers. Puis on observe quelques étroites plages rouges éparses en grande couronne : Roissy au Nord, Versailles en poisson rouge avec son poisson-pilote Vélizy-Villacoublay au sud-ouest, Évry au sud, Créteil au sud-est. Notons que la grande couronne est fort mal lotie : deux départements n’ont qu’une commune suffisamment dotée en activités pour figurer sur cette carte (Val d’Oise, Essonne) ; aucun pôle ne subsiste en Seine-et-Marne avec cette classification : des villes comme Meaux ou Melun ne possédant pas une taille suffisante pour paraître ici. Au total, la réactualisation - avec le recensement de 2019 - des chiffres du tableau joint montre une concentration aggravée des 19 communes en six ans (2013-2019), avec un gain de 70 000 emplois, absorbant 68% de la croissance de l'emploi observée en Ile-de-France...

La reconfiguration du réseau de transports en commun francilien (dont le GPE constitue le fleuron) est conçu d'abord au service de cette concentration économique, bien davantage qu’au service des usagers (malgré l'attribut "en commun !) Car il faut se méfier des étiquettes mensongères dont se parent certains projets de transports, fort éloignés de l’intérêt collectif… La tendance à cette instrumentalisation s’est profondément aggravée avec l’avènement du Grand Paris de Nicolas Sarkozy lancé en 2007 et inscrit dans la loi en 2010, ce qui a permis à l’État de reprendre la main au détriment de la région, au moment stratégique de la révision du Schéma Directeur de la Région Ile-de-France (SDRIF). En effet, au nom d’une course à « l’excellence » internationale, afin que la capitale renforce son rang de « Ville-monde » et « joue dans la cour des grands » aux côtés de Londres, New York, Shangaï ou Tokyo, il a été décidé de relier tous les pôles majeurs d’emplois ensemble par un grand réseau « structurant » de métro, le Grand Paris Express (GPE). Malheureusement, les populations découvrent qu’il s’agit d’un cadeau empoisonné : la priorité accordée à la « grandeur » et « l’excellence » relègue par différence en queue de peloton les besoins des « petits, des obscurs et des sans grade »[2]. Celles et ceux qu’on appelle les « premiers de corvée », les navetteurs des banlieues populaires, qui occupent des postes non télétravaillables et qui ont fait fonctionner pendant la pandémie les entreprises et activités de production et de services franciliennes. Celles et ceux qui occupent les métiers d’exécution des filières sanitaire et sociale, éducation-formation, administration des entreprises et du secteur public… sans oublier les cohortes sous-payées des préparateurs de commandes, vendeurs, livreurs, agents de sécurité et de gardiennage, personnels de nettoyage et d’entretien et autres producteurs et productrices d’ « ESSENTIEL », comme le proclame la députée Rachel Kéké [3]...
Dans un tel contexte de déni des besoins de cette main-d'oeuvre industrieuse et productive, faire figurer sur la carte initiale des grands pôles desservis par le GPE (intitulé à l'époque le "Grand Huit"), au milieu d'une brochette de pôles d'emplois majeurs, une gare à Clichy-Montfermeil, octroyée au titre de la ligne 16 du Grand Paris Express, constitue un véritable camouflet. Comme si la présentation de ce cas unique de pôle de main-d'oeuvre desservi dans un bassin de pénurie - choisi sans doute comme représentatif dans l'imaginaire collectif d'un modèle de banlieue-dortoir- ne peut apparaître autrement que comme un lot de consolation dérisoire...
2. Relier des pôles d’emplois entre eux : 3% des besoins
Problème trop oublié par les politiques et les aménageurs : les flux entre pôles d’emplois ne représentent que 3% des besoins de déplacements en Ile-de-France[4]. Qu’on nous explique l’utilité par exemple de dépenser 3 milliards pour une ligne 17 Nord qui a pour fonction de relier le 1er aéroport d’affaires européen, Le Bourget - accueillant les jets privés des ultrariches qui ne prennent jamais le métro - à Roissy 10e aéroport mondial « grand public ». Ou encore quelle utilité de vouloir rattacher la ville de Versailles à La Défense par le prolongement de la ligne de métro 18 du GPE ? Versailles est une capitale historique, administrative et culturelle des Yvelines, dont la palette diversifiée des filières d’activités, notamment du secteur public - permet à 33% des Versaillais d’habiter et de travailler dans leur commune de résidence – et à un autre tiers d’occuper un poste situé à l’intérieur de l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines /Versailles. Un parfait exemple de ce que nous appelons une « zone cohérente » en Ile-de-France [5], avec le meilleur taux régional d’adéquation emploi /main-d’œuvre dans son bassin de proximité. Nul besoin donc d’une offre de transport lourd supplémentaire, surtout vers le nord, alors que les principaux flux domicile-travail entre cette ville et la capitale et la proche couronne suivent une direction sud-ouest nord-est et s’effectuent dans un quadrant[6] déterminé par le quartier des ministères (7e arrondissement), prolongé par le pôle Montparnasse (15e-14e) et ses communes adjacentes des Hauts-de-Seine et des Yvelines (Meudon, Clamart, Viroflay), comme on peut le voir sur la carte [7] ci-dessous (Figure 3).

De son côté La Défense, 1er quartier d’affaires d’Europe, paradis du secteur privé, spécialisé dans les filières Banques et Assurances, Énergie, sièges sociaux d’entreprises et leurs fonctions support (juridique, comptabilité, publicité, conseil, ressources humaines, etc.), bénéficie déjà d’une excellente desserte et fonctionne en étroite relation avec la capitale, dont bien évidemment avec son puissant homologue le Quartier Central des Affaires parisien (QCA, qui regroupe les 1er-2e, 8e-9e, 16e-17e arrondissements). La main-d’œuvre peu qualifiée qui travaille à La Défense provient du quadrant ouest de la capitale (vallée de la Seine-aval, de Mantes-la-Jolie à Carrières-sous-Poissy) et sera remarquablement desservie comme on peut le voir sur la carte ci-dessous (Figure 4), à l’achèvement des travaux de la ligne du RER E (Éole). Ainsi, rajouter une liaison Versailles/La Défense (alors que celle qui existe déjà est largement suffisante) revient à un mariage de la carpe et du lapin qui n’a aucune chance de réussir un jour.

3. Une forte aggravation des inégalités territoriales
Les questions se posent bien différemment dans les banlieues populaires. Qu’est-ce qui justifie qu’un travailleur de Sevran dispose de 108 fois moins d’emplois par tête d’actif qu’un habitant de Roissy [8], à quelques km ? Et à l’heure où 70% des Français se scandalisent de repousser de deux ans l’âge de la retraite, qu’est-ce qui justifie qu’un migrant alternant de Villiers-le-Bel passe - au long de sa vie d’actif - l’équivalent de 7 années supplémentaires de travail, en temps perdu dans les transports ? Même contraste au sud de l’Ile-de France, entre une zone de pénurie comme la vallée de l’Orge en Essonne et le pôle d’Orly-Rungis tout proche. En témoigne l’écart de 1 à 28 entre le nombre d’emplois par actif à Savigny-sur-Orge (37 000 habitants, 18400 actifs et 5800 emplois) et à Rungis (5700 habitants, 3100 actifs, 27 200 emplois).
Pendant que la banlieue se couvre des multiples chantiers du GPE qui aggravent la galère des usagers des RER et autres transports du quotidien, les richesses économiques continuent à se concentrer en cœur d’agglomération. Paris a perdu de la population entre les deux recensements 2013-2019, soit -2,9%, mais en chiffres absolus, le différentiel représente quand même une perte de 64 200 habitants, soit un chiffre supérieur à la population de Neuilly-sur-Seine. A l’inverse, la capitale gagne toujours des emplois, passant de 1,805 million de postes en 2013 à 1,846 million en 2019, ce qui représente une croissance relative modeste de +2,28%, mais qui constitue quand même un gain de 41 200 postes, soit l’équivalent en six ans de l’ensemble des emplois de la ville d’Évry. En comparant ce pactole de postes de travail avec le 1,043 million d’actifs occupés résidant dans la capitale, on voit (Figure 5) que Paris constitue le plus gros pôle employeur de Banlieue, puisqu’il fonctionne avec 1,11 million de navetteurs extérieurs [9], contre 735 000 Parisiens qui habitent et travaillent dans leur commune de résidence.

Au cours des deux dernières décennies – de 1999 à 2019, la population active occupée à Paris est passée de 980 000 travailleurs à 1, 043 million ; dans l’intervalle l’emploi a bondi de 991 000 en 1999… à 1,846 million en 2019. Soit un gain de +6,4% pour les travailleurs parisiens en activité, à comparer à +86,3% en ce qui concerne les emplois ! L’excédent « emplois moins actifs occupés » est passé de 11 000 à 804 000… Bien entendu, cette croissance considérable n’a pu se faire qu’en faisant appel massivement à la main-d’œuvre de petite et grande couronne, avec la hausse des déplacements et les émissions de gaz à effet de serre qui l’accompagnent.
Et à l’intérieur de Paris, le Quartier Central des Affaires de Paris (QCA) bat tous les records de concentration des emplois. Il cumule un nombre de postes de travail (664 000) double de celui de La Défense élargie (353 000). Sur le graphique ci-dessous (Figure 6) on observe qu'en deux décennies (1999-2019), il a gagné 67 000 emplois et a encore vu sa croissance s’accélérer, avec un bond de 42 000 emplois de 2013-2019, soit l’équivalent en six ans de l’effectif en postes de travail de la ville de Rueil-Malmaison ! Et il faut s’attendre à une nouvelle augmentation des emplois du quartier des Batignolles (17e), avec le déménagement des activités de l’île de la Cité anciennement situées dans le 4e arrondissement (TGI, 36 quai des Orfèvres), sans compter l’implantation de nouvelles grandes surfaces, petits commerces et services qui ont accompagné la construction de logements. Remarquons au passage que le premier tronçon du Grand Paris Express – réseau soi-disant destiné à desservir les banlieues – inauguré en décembre 2021, dessert… ce même QCA (Saint-Lazare /Mairie de Saint-Ouen), avec les stations Pont-Cardinet et Porte de Clichy au cœur du nouvel écoquartier. Cette urbanisation dans un quartier de gare programmé fait partie des objectifs de la Société du Grand Paris (SGP) d’exacerber encore la concentration des activités dans la zone dense parisienne, permettant d’invoquer l’alibi faussement écologique de faire « de la ville sur la ville ».

4. La « ville du quart d’heure », un privilège de populations aisées
Cette question montre la complexité des enjeux et la nécessité d'une approche globale. Défendre « la ville du quart d’heure », prônée par l’universitaire Carlos Moreno et validée à juste titre par la maire de Paris, réclamée au nom de l’urgence climatique par le « Réseau mondial des villes pour le climat » revient à encourager… à Paris l’habitant du 8ème qui réside et travaille dans son arrondissement dans 45% des cas, ce qui constitue un taux record au sein de la capitale. Sans compter 26% de veinards qui exercent leur activité dans un autre arrondissement, ce qui porte le taux d’emploi « sur place » à 71,6%… Rien d’étonnant dans ces conditions qu’on observe sur le graphique ci-dessous (Figure 7) le comportement vertueux des résidents du 8ème qui se déplacent pour 1/3 en modes doux (à pied ou à vélo) ou travaillent à domicile. Ils profitent également de l’abondance de l’offre en transports en commun de la capitale dans 47% des cas, tandis que le recours à une voiture ne leur est guère utile (14%). A l’inverse, l’habitant de Mantes-la-Jolie est pénalisé par sa situation en banlieue périphérique, ne travaillant sur place que dans 29,6% des cas. Il parcourt des distances bien plus grandes, dispose d’une offre de transports en commun dont l’insuffisance et/ou l’inadéquation expliquent un score inférieur (41%) à celui du chanceux du 8e (travail hors heures ouvrables, éloignement de la gare de départ et/ou d’arrivée, ruptures de charge, etc.) D’où le recours à l’usage prépondérant d’un véhicule (44%, soit trois fois plus que le score du 8e), répondant peut-être à une nécessité professionnelle (métiers d’artisanat ou petit commerce, livraisons, multi-activités…), mais qui peut se voir refuser l’accès du cœur de l'agglomération pour cause de pollution de l'air. Cependant encourager la « ville du ¼ d’heure » ne concourt pas forcément au bénéfice de la cause climatique, car rien ne garantit que le comportement vertueux du travailleur du 8e arrondissement s'étende à l'ensemble de son mode de vie : il peut s'agir d'un cadre supérieur à hauts revenus, avec des choix de vie - auxquels ne peut accéder son collègue Mantois - fortement émetteurs de GES (déplacements professionnels ou voyages d'agrément lointains, résidence secondaire, propriétaire de grosse cylindrée… et pourquoi pas utilisateur d'un jet privé ou d’un yacht énergivore ?)…

La ville du 1/4 h, y compris pour les 20 ou 30% de banlieusards qui travaillent sur place n'existe guère dans bien des communes, faute d'équipements adaptés. Par exemple la sous-préfecture de Sarcelles qui a bénéficié de récents travaux de voirie n'offre pas de piste cyclable à ses administrés. On encore les habitants de Goussainville, ville adjacente à l'aéroport de Roissy, ne peuvent accéder en vélo à leur emploi, faute d'un réseau cyclable desservant la plateforme. Ces différents exemples contradictoires plaident pour une politique d'aménagement du territoire globale et cohérente.
De même, l’instauration d’une ZFE « zone à faibles émissions » à l’intérieur de l’autoroute urbaine A 86 (Figure 8) qui se justifie par l’objectif « Climat » régional pose des problèmes éthiques. Il suffit de comparer cette carte avec celle de la Figure 1… Paris et ses villes adjacentes acceptent la force de travail des banlieusards qui contribuent à les faire accéder au rang de communes « aisées » ou « très aisées », mais renvoient aux classes populaires le soin d’assumer les conséquences de leur pauvreté : ceux qui habitent des bassins d’habitat sans emplois - donc éloignés des axes de transports lourds - ont-ils les moyens d’accéder à des véhicules plus propres, mais bien plus onéreux ?

5. En banlieue, la multiplication de « villes dissociées »
On connaissait les « villes-dortoirs » avec une pénurie d’emplois qui oblige les habitants à de fastidieuses migrations alternantes pour aller quérir leur activité au loin, mais j’avais remarqué l’apparition d’une nouvelle catégorie d’inégalités territoriales, que j’avais intitulé « villes dissociées », dans un petit livre numérique qui proposait de « Balayer les idées reçues sur l’emploi et le travail »[10]. Elles se caractérisent par le phénomène suivant : « l’habitant n’y travaille pas, le travailleur n’y réside pas »[11], ce qui se traduit par la croissance conjuguée du nombre de ses emplois et de son chômage… Par exemple, Gonesse en 20 ans (1999-2019) a vu ses emplois augmenter de 29% (+3344 postes), mais son nombre de chômeurs a gagné 11%. Et pire encore, les Gonessiens qui travaillent dans leur commune ont diminué de 8,5%, tandis que le nombre d’actifs extérieurs venant y travailler a explosé à +107%. Ceci se traduit également par une forte dissociation Emploi /Main-d’œuvre en termes de familles de métiers et de catégories socio-professionnelles, analysées dans la partie III de l’article de ce blog cité plus haut 11].
De même Évry-Courcouronnes, pourtant une ancienne « Ville nouvelle » accuse une dissociation grandissante, comme on peut le voir sur ce graphique (Figure 9). Malgré un nombre conséquent d’emplois (40 800) - soit le score appréciable de 1,4 emploi pour un actif occupé - 69% des travailleurs résidents partent ailleurs exercer leur activité, pendant que près de 33 000 navetteurs viennent de l’extérieur occuper les emplois locaux. Avec 12% de recoupement entre les deux systèmes, l’Emploi (l’économique) et le Travail (le social, la main-d’œuvre), les besoins de transports explosent. Bien que la ville comptabilise un excédent de 9400 postes de travail, la dissociation socio-économique engendre un besoin de déplacements en flux croisés aller-retour supérieur à 100 000…

CONCLUSION
Déplacer les actifs des zones de pénurie vers les pôles de richesses ne répare pas les inégalités territoriales. Voire même une offre de transports nouvelle, en rendant la pilule moins amère, peut encourager leur pérennisation… En faisant du GPE la mesure-phare du Grand Paris, les pouvoirs publics ont choisi une stratégie à courte vue qui repousse le problème sans le résoudre. Face au défi d’atteindre l’objectif de « zéro émission nette » (ZEN) intégré dans le nouveau Schéma Directeur d’Ile-de-France - affublé désormais d’un « E » comme environnement (SDRIF-E) - les élus et aménageurs se réjouissent de la diminution des besoins de transports, grâce au télétravail. Mais quel bilan en termes de GES engendrés par la multiplication des communes-dortoirs et autres villes dissociées, générant des migrations alternantes en constante augmentation, aggravée par une nouvelle offre de transports déconnectée des besoins des habitants (lignes 17 Nord et 18 Ouest) ? Seule la relocalisation d’activités et de transports de proximité dans les zones de pénurie ou de dissociation pourraient entraîner une diminution des besoins de transports à la source.
Ceci soulève une question de fond bien plus vaste : quelle est la pertinence aujourd’hui en Ile-de-France - dans un contexte aussi bouleversé – de continuer à accorder la primauté au développement économique, à l’attractivité et au rayonnement mondial ? Alors que des finalités de démocratie et d’éthique, tout autant que d’urgence climatique réclameraient d’accorder aux préoccupations sociales et écologiques (d’ailleurs étroitement liées) une importance au moins égale à celle des préoccupations économiques. Et la politique des transports en commun franciliens devrait s’inscrire en priorité dans la recherche de la délicate adéquation, que doit mettre le SDRIF-E que je préfère renommer "E comme écologie", combinant à la fois l'économique, le social et l'environnemental.
ANNEXE
DEFINITIONS
Pôle d’emploi / Bassin d’emploi
Un « pôle d’emploi » est une concentration d’activités économiques et d’emplois sur un espace géographique restreint. Un « bassin d’emploi » est l’aire d’attraction d’un pôle d’emploi, qui génère une attraction positive de population en activité sur son territoire environnant (les flux sont centripètes).
Pôle de main-d’œuvre / Bassin de main-d’œuvre
Un « pôle de main-d’œuvre » est une concentration de population active (ayant un emploi ou en recherchant un) sur un espace géographique restreint. Un « bassin de main-d’œuvre » est l’aire de diffusion d’un pôle de main-d’œuvre occupée sur son espace environnant (les flux sont centrifuges).
Actifs occupés / Actifs totaux
La population active « occupée » comprend l’ensemble des actifs ayant un emploi. La population active « totale » comprend les actifs occupés et les chômeurs.
Chômeurs
La population active « au chômage » comprend l’ensemble des personnes qui se déclarent à la recherche d’un emploi.
N.B. Je privilégie les statistiques Insee bien que moins récentes, plutôt que celles de Pôle Emploi. Lors des recensements Insee, ce sont les "chômeurs" eux-mêmes qui se déclarent à la recherche d'un emploi ; à Pôle Emploi, c'est l'administration qui accorde ou non le statut de "demandeur d'emploi", selon des critères de plus en plus restrictifs.
Migrations alternantes
Déplacements quotidiens entre le domicile et le travail. On les appelle aussi « mouvements pendulaires ». Les actifs qui effectuent ces déplacements s’appellent des « migrants alternants » ou encore des « navetteurs », faisant chaque jour deux navettes aller et retour.
Sortants / Entrants
Les « sortants » sont des actifs ayant un emploi, qui quittent leur commune de résidence pour aller travailler. Par opposition aux « entrants », qui viennent de l’extérieur occuper un poste situé en dehors de leur lieu d’habitat.
Travail « sur place »
Il désigne le travail rémunéré de ceux qui exercent leur activité dans leur commune de résidence.
NOTES
[1] Jacqueline Lorthiois & Harm Smit, « Les écueils du Grand Paris Express », Métropolitiques, 27 juin 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Les-ecueils-du-Grand-Paris-Express.html
[2] Citation d’Edmond Rostand, prononcée par le personnage de Flambeau, dans L’Aiglon.
[3] Rachel Kéké, "C'est nous les essentielles", https://www.youtube.com/watch?v=s6bHE-1MloM
[4] Source : Enquête Globale des Transports Ile-de-France.
[5] J. Lorthiois et H. Smit, "Zone cohérente", in Forum Vies Mobiles
https://forumviesmobiles.org/dictionnaire/13686/zone-coherente
[6] J. Lorthiois, "Pour une approche quadrant en Ile-de-France", site www.j-lorthiois.fr
https://j-lorthiois.fr/pour-une-approche-quadrant-en-ile-de-france-2/
[7] La carte du bassin d'emploi de Versailles est un peu ancienne, mais j’ai observé que les relations emploi/main-d’œuvre sont conservées le plus souvent dans le temps. Par ailleurs, j'ai observé que lorsque le bassin d'emploi s'inscrit dans un quadrant francilien, le bassin de main-d'oeuvre possède une configuration assez semblable.
[8] Écart entre Roissy (75 000 emplois pour 1827 actifs totaux) et Sevran (8816 emplois pour 23 261 actifs totaux).
[9] Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer l’apport des départements hors IDF, dont le nombre risque d’être fortement modifié, avec la hausse de télétravailleurs franciliens partis habiter d’autres régions.
[10] J. Lorthiois, "Balayer les idées reçues sur l'emploi et le travail", site www.j-lorthiois.fr
https://j-lorthiois.fr/balayer-les-idees-recues-sur-lemploi-et-le-travail/
[11] J. Lorthiois, "Gonesse, ville dissociée : "l'habitant n'y travaille pas, le travailleur n'y réside pas", in Mediapart
https://blogs.mediapart.fr/j-lorthiois/blog/240122/gonesse-ville-dissociee-lhabitant-ny-travaille-pas-le-travailleur-ny-reside-pas