La thèse de Silvia Grünig Irribaren , soutenue en 2013 , sous la direction de Thierry Paquot avec pour titre : « Ivan Illich : la ville conviviale » : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00849958/ a tout pour figurer dans cette recherche. Cette somme impressionnante de documents sur Illich, et sur ses positions en la matière, illustrée de nombreux exemples, notamment barcelonais, de tentatives pour rendre la ville plus conviviale, résiste à un résumé aussi bref que cette page, qui risque de transformer en quelques slogans plus de 500 pages denses. J’invite donc qui veut à aller voir de plus près… Quelques lignes cependant de cette thèse , pour tenter ici un résumé :
C’est d’abord le constat cruel d’un modèle imposé, mais inefficace : « Le mythe de l’urbanisation universelle et obligatoire comme condition nécessaire à l’abolition des inégalités est utilisée comme alibi des processus de concentration urbaine de base économique, inhérents à la logique capitaliste de la rareté, de l’accumulation et de la croissance, en même temps qu’il cache la violence -qu’elle soit militaire, économique ou psychologique- qui les impose et les soutient. »SGI
« L’espace habité résultant de ce devoir systémique d’urbanisation, l’urbain systémique, est une entreprise urbaine. Si la contre-productivité est définie par Illich comme « la perversion de l’outil devenu sa propre fin » et dont les effets, au-delà d’un seuil, sont opposés à ceux qu’il prétendait obtenir, l’entreprise urbaine, ayant dépassé tous les seuils et toutes les limites serait, en l’occurrence, contre-productive. »SGI
Une passivité entretenue, même au nom des meilleures causes, crée le pire : « La dépendance institutionnelle de très haute complexité qui se substitue à faire sa demeure, se déplacer, se nourrir, apprendre, se soigner, guérir, mourir, sous la forme de : le logement, les mobilités, l’alimentation, la formation permanente, la médicalisation des soins et de la prévention, la mort assistée, renforce aussi chez les gens, la conviction qu’ils sont des machines dont la survie et la durabilité dépend de l’efficacité et du développement de chaque élément de ce système, dont les consignes de base sont : consommation, spécialisation, sécurité et contrôle, assurances, homologation et mise aux normes.. Dans une société sur-industrialisée à ce point, les gens sont conditionnés à obtenir des choses et non à les faire. Ce qu’ils veulent c’est être éduqués, transportés, soignés ou guidés, plutôt que d’apprendre, de se déplacer, de guérir et de trouver sa propre voie. »SGI
« Ce qui gît à la base c’est la confusion industrialiste entre la demeure et le logement, la perversion capitalistique de l’identification du chez-soi à un bien d’investissement (qu’Illich cernera dans l’opposition entre l’art d’habiter et le « garage humain »), le passage du seuil qui distingue l’« art d’habiter » d’une activité économique. »SGI
Peut-on imaginer comment se traduirait le « droit à s’installer » défendu ici ? « Le « droit au logement », dit Illich, « va à l’encontre du droit d’une communauté de se constituer et de s’installer selon ses capacités et ses talents » dans un espace où « les gens peuvent faire leur demeure » Ainsi :
- Les logés n’ont ni la compétence ni encore moins le droit de construire et maintenir leurs maisons.
- Les logés deviennent incapables d’imaginer une autre manière d’habiter en dehors des types pré-formatés par l’association de l’industrie et l’administration. »SGI
L’auteur trouve ici une image frappante de l’accumulation : « En même temps, la perte du savoir vernaculaire d’habiter, la surconsommation et la sur-accumulation, font qu’un bon nombre de logements modernes, même de haut niveau économique, sont difficiles à vivre. Le monde encombré du développement illichien trouve son symbole dans les foyers encombrés du XXIè siècle : des chercheurs ont compté une moyenne de 200 objets dans une maison paysanne du XIXe siècle, tandis que quelque 1500 objets encombrent la chambre d’un nouveau-né dans un appartement moderne. »SGI
Dans une seconde partie, Silvia Grünig Irribaren développe et illustre des perspectives :
« J’ai le sentiment profond que l’on peut reconquérir un art de vivre contemporain. »IvIl
« « Je ne propose pas une « utopie normative », mais les conditions formelles d’une procédure qui permette à chaque collectivité de choisir continuellement son utopie réalisable. »IvIl
Que chaque vigne donne son propre vin, en somme !
Elle rajoute : « La convivialité est multiforme » »SGI
Pour conclure : «Une ville conviviale est une ville poreuse où l’hospitalité est à même de fleurir : celle qui n’a pas abandonné l’espace humain où il est possible de regarder l’autre face à face pour sortir de la logique du challenge industrialiste et aller vers une « structure conviviale des outils et des institutions ».
La ville conviviale est une ville éducatrice, qui s’ouvre et qui favorise « l’enfantement de la conscience » et la rencontre de l’autre.
La ville conviviale est une ville gratuite, ouverte à la surprise, à la liberté d’aller vers son prochain, dans laquelle les actes de gratuité et de don peuvent se manifester libres des blocages dans un terrain fertile. Un contexte « favorable à la confiance et donc à la solidarité » pour sortir de l’économicisme et recouvrer une éthique à partir de la distinction entre valeurs, biens et bénédictions, dans « une société décente ».
« Bénédictions et rencontre de l’autre ne peuvent pas être produites, elles ne trouvent leur accomplissement que dans la reconstitution d’espaces de grâce, de confiance, de gratuité et de don. »SGI
Ivan Illich, lui, après la série d’essais conclue par « La convivialité », se tourna vers l’histoire, en quête du moment du « partage des eaux », où pivota le monde occidental : «Toujours en historien, Illich comprend que « c’est en remontant au Moyen Age européen qu’il prendrait le plus grand recul par rapport aux postulats admis à l’époque moderne » dans le but de comprendre les « partages des eaux » entre les cultures de survie et la culture industrielle. Époque charnière, « c’est au XIIè siècle que je vois poindre plusieurs de ces présupposés qui sont devenus les certitudes d’aujourd’hui »IvIl
Pour réfléchir au deuxième volet, laissons-nous emmener par Illich dans un parcours historique jusqu’au XIIè siècle pour observer la genèse des villes médiévales européennes : «Illich renvoie à son ami Paolo Prodi pour constater que la ville médiévale occidentale est issue d’une « conjuratio conspirative », de la tension entre deux concepts « également uniques hérités du Ier millénaire de la chrétienté »: « conspiratio », respirer dans un autre …« la production d’une atmosphère commune, hors toute hiérarchie, d’un esprit fraternel »; « conjuratio », le pacte social sur lequel se dressa la société contractuelle issue des changements qui commencèrent à poindre au XIIè siècle. « Cette forme spécifique de fondation créait une tension inhérente. L’urbanité européenne se distingue des formes urbaines qu’on trouve ailleurs par sa tension dynamique singulière entre l’atmosphère de « conspiratio » et son ordre légal et constitutionnel » SGI
Le coup de grâce à ce moment historique sera donné par la peste de 1347 (qui tua 500 fois plus que le Covid19), mais aussi par les « enclosures » :
« Les « enclosures » des communaux représente un changement majeur, d’ordre économique
certainement, mais surtout l’institution d’un nouvel ordre écologique : la considération de l’environnement comme une ressource productive, et par conséquent rare, « la forme plus fondamentale de dégradation qu’il puisse subir », le facteur environnemental qui paralyse l’art d’habiter ; et en conséquence le glissement de la pauvreté vers la misère pour une grande partie de l’humanité. « La mesure dans laquelle notre monde est devenu inhabitable –affirme Illich– est une conséquence manifeste de la destruction des communaux »»SGI
(Destruction dont nous avons parlé dans les Traces 21 et 22)
Nous explorerons dans un second volet les communes italiennes du Moyen-Age, par la lecture de « Les villes vivantes- Italie XIII° XV° siècle » (2009) de Elisabeth Crouzet-Pavan en la complétant par un regard sur Sienne....Illich déplorait que les enfants des villes n’aient pas l’occasion de voir circuler des eaux vives. Il y en aura, des eaux vives !