Confinement, interdiction de rassemblements publics, fermeture d’écoles, d’universités, de magasins, de frontières : en France, en Europe et aux Etats-Unis, des mesures coercitives particulièrement graves en démocratie sont prises sans faire l’objet de consultation. Dans bien des cas, elles ne font même pas l’objet de discussion publique : est-ce efficace ? Opportun ? Proportionné au danger ?
Ces décisions portent pourtant atteinte à des libertés fondamentales : droit de se réunir, de s’éduquer, de commercer, de manifester, de se déplacer. Face à la contamination du Covid-19, l’inquiétude semble tout emporter, et en premier lieu, l’interrogation sur le bon dispositif de décision face à l’urgence sanitaire : qui doit en décider et sur la base de quels arguments ? Avec quelle place accordée au débat contradictoire ? Et pendant combien de temps ?
Le ministre de la santé, Olivier Véran, a ainsi pu annoncer dimanche 8 mars que les rassemblements de plus de mille personnes étaient interdits en France, à l’exception des « manifestations utiles à l’activité de la Nation ». Cette déclaration a suivi la réunion exceptionnelle d’un Conseil de défense – depuis quand les ministères des armées et des affaires étrangères sont-ils connus pour leurs compétences en épidémiologie ? Le lendemain un décret est publié (lire à ce sujet l’article de ma conseur Camille Polloni).

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L’interdiction court jusqu’au 15 avril, en intérieur comme en extérieur. Mais qu’est-ce qui est « utile » à « la nation » ? Et pourquoi choisir ces termes là, si productivistes et paternalistes ? Les préfets sont chargés de dresser la liste de ces événements consacrés. Y verra-t-on les rassemblements de gilets jaunes ? Les cantines de rue pour les migrant·e·s ? Les marches pour le climat ? Les manifs de chercheurs et de précaires contre la casse de l’enseignement supérieur ? Les queues devant et à l’intérieur des agences Pôle Emploi ?
De son côté, un médecin et enseignant de l’université Johns Hopkins, Marty Makary, explique dans un article très documenté qu’« il suffit d’écouter les données et de placer les experts médicaux en première ligne au lieu de diffuser des opinions ».
Mais la raison médicale, aussi logique et légitime soit-elle, peut-elle être la seule à commander nos règles de vie commune ? Peut-on mettre en pause la panique générale pendant quelques minutes et réfléchir aux conséquences de cette situation ? Cela reviendrait à s’en remettre aux expert·e·s, comme s’iels disaient unanimement la même chose et comme si les critères médicaux étaient supérieurs aux autres aspects de la vie sociale. Pourtant, les soignant·e·s sont partagé·es sur l’efficacité du confinement, notamment au regard du choix contraire fait par la Corée du sud – comme en témoigne par exemple ce thread d’une médecin généraliste.
Surtout, cela nous habitue à nous en remettre aux professionnel·le·s, aux chef·fe·s, et aux militaires face au danger qui vient. Plus besoin de parlement, de débat à l’Assemblée nationale, de mission d’enquête sénatoriale, de réunions d’associations et de syndicats, de vidéos YouTube ou Instagram, ni de forums en ligne. Il suffirait de rester chez soi, entouré de ses provisions et de ses enfants branchés sur leurs cours en ligne, et d’attendre que la situation redevienne normale.
On pourrait pourtant plaider pour la réponse inverse : face aux menaces sanitaires comme face aux irréversibles impacts des dérèglements climatiques, il faut plus de solidarité que jamais, et donc du collectif. Et donc de la démocratie : des réunions entre voisin·ne·s pour aider les plus âgé·e·s et les malades, des AG de quartiers pour éviter les razzias anxiogènes dans les rayons des grandes surfaces (voir à ce sujet l’article de mon confrère Romaric Godin), des assemblées de parents d’élèves et d’enseignant·e·s sur la poursuite des écoles, etc. Rester chez soi, déserter l’espace public et s’en remettre à des chef·fe·s et à des spécialistes est un acte de faiblesse démocratique. Pourquoi s’y résoudre alors que le Covid-19 semble se soigner dans l’immense majorité des cas, et que de nombreuses personnes contaminées pourraient rester asymptomatiques, si l’on en croit les bilans quotidiens des institutions sanitaires ? Cela représente-t-il un tel risque sanitaire qu’il ne soit même pas possible d’en débattre ?
Les mouvements et les pensées de justice environnementale nous enseignent que nous sommes inégaux face aux dangers sanitaires. Certain·e·s sont plus en danger que d’autres : personnes âgés, souffrant de problèmes respiratoires, de déficience immunitaires, et autres pathologies. De même que les personnes les plus précaires, les moins suivies médicalement, les plus isolées, les plus exposées à des environnements de vie et de travail toxiques. N’est-ce pas vers elles et eux que les efforts de « la nation » devraient être mis en priorité afin d’être « utiles », si l’on reprend la sémantique du gouvernement français ? C’est pour cela que nous avons besoin de cadre collectif, d’hôpitaux publics forts, et de protection sociale en bon état.
Il faut du collectif et pourtant nous sommes interdépendants et pouvons nous contaminer les un·e·s et les autres. C’est toute la difficulté de la situation. L’écologie nous apprend qu’ humains, animaux et végétaux existons dans un écosystème de vivants qui nous relie et nous rend interdépendant·e·s. C’est ainsi que le Covid-19 nous contamine, ayant selon toute vraisemblance franchi la barrière des espèces. On ne peut échapper à l’entremêlement de nos existences. Ce n’est que par la compréhension de ces connections du vivant que nous pourrons continuer d’habiter la Terre en sécurité et en liberté.
Une fois passée la crise du Covid-19, d’autres épidémies virales se produiront. La catastrophe climatique va se poursuivre, et avec elle, son lot de désastres : canicules meurtrières, cyclones dévastateurs, sécheresses ravageuses, méga feux, inondations chroniques.
S’y préparer, c’est entendre l’alerte de l’expérience du coronavirus : elle n’est pas uniquement sanitaire. Elle révèle aujourd’hui à quel point nos systèmes de défense sociaux sont défaillants : pas assez de moyens dans les hôpitaux pour soigner et accompagner les patient·e·s ; pas assez de moyens dans les écoles pour remplacer les enseignant·e·s malades ou épuisé·e·s –et pendant qu’on y est, fournir savon et papier toilette dans toutes les toilettes scolaires; pas assez de production locale de biens pour être autonomes des flux de la mondialisation. Et pas assez de culture démocratique.