17h00. Joie, colère, envie.
Je m’y suis pris un peu tard, un peu trop tard peut être, mais j’ai décidé d’y aller. La France des râleurs, autrefois au bout de leur télécommande et aujourd’hui derrière leurs claviers, ce n’est pas ma vision de la France. Mes ancêtres n’étaient pas tellement gaulois, mais je suis bien réfractaire. Comme quoi, l’assimilation ça fonctionne. Quand j’ai vu que malgré son invitation au peuple souverain à « venir le chercher », le Président de la République n’avait pas daigné quitter le trou dans lequel il s’était terré et avait envoyé ses majordomes des Compagnies Républicaines de Sécurité, je me suis senti obligé d’aller ajouter ma pierre à l’édifice. J’ai cru comprendre que le lancé de pavé était une coutume de la région.
Alors j’ai enfilé mon pull le plus chaud, mon cache cou le plus distingué et un bon vieux jogging à l’ancienne. On notera l’absence de gilet jaune mais bien que j’approuve l’éthique du mouvement, l’esthétique, ça compte. Puis j’ai enfourché mon vélo. Oui, un vélo, pour manifester contre la hausse des prix du carburant ; qu’ils se débrouillent pour me catégoriser avec ça. De toute manière, paraît-il, tous les membres du mouvement sont manipulés par l’extrême droite, même les banlieusards, les bobos en bicyclette et les mémés. Ensuite, j’ai pédalé, pédalé et pédalé encore un petit peu pour arriver à la Place de la Concorde. La banlieue, c’est loin.
18h30. Froid, galère, ennui.
C’est qu’il a fallu les chercher, les gilets jaunes. Celui qui croyait n’avoir qu’à suivre les sirènes, les slogans et les fumigènes aurait plus vite fait de chercher Emmanuel Macron sur un chantier à porter des parpaings. Je les ai trouvés dans un coin de la Place, à la sortie de la rue de Rivoli, une petite centaine de sans-dents devant une série de barrières qui empêchaient les cabriolets de passer tout en laissant filtrer quelques deux-roues. Enfin, dit comme ça, vous pourriez croire que tout le monde était occupé. Je reformule : une dizaine de types bien énervés bloquaient la rue de Rivoli, les CRS bloquaient la rue de la Madeleine et les autres erraient là en fumant des cigarettes et en pissant sur les murs. Cela dit, pour qui savait lire dans l’air, il y’avait un frémissement semblable à celui du lait qui attend la moindre seconde d’inattention pour déborder. La confirmation est arrivée lorsque les forces de sécurité sont venues nous protéger en bloquant la seule ruelle qui nous permettait de nous enfoncer dans Paris et vers l’Elysée : les membres les plus jeunes et les plus vigoureux du mouvement ont immédiatement saisi les barrières les plus proches, bloqué le passage et entrepris de les arroser d’insultes. Ce n’était pas encore les pavés, mais c’était un début. Les autres ont continué leur errance, comme des moutons dans l’enclos que ce petit coin de la Place était en train de devenir. En effet, la ruelle étant bloquée par eux et la rue de Rivoli par nous, les CRS ont libéré la rue de la Madeleine et ont déplacé leurs camions derrière nous. A une autre époque et dans un autre contexte, la branche parisienne du mouvement et sa centaine de membres auraient connu leur fin en deux rafales de mitraillette. Puisque personne d’autre ne semblait l’avoir compris, j’ai entrepris de trouver les éventuelles têtes pensantes du mouvement pour proposer un changement de stratégie, ou une stratégie tout court. Le leader n’était pas difficile à trouver puisque dans toute situation de chaos, l’homme retourne au réflexe hérité de plusieurs millénaires d’évolution : suivre celui qui crie le plus fort. Je me suis donc dirigé vers un grand individu, dépourvu de gilet jaune mais dont le visage était recouvert d’une cagoule du meilleur goût pour lui proposer une alternative au statu quo qui condamnait ce qu’il restait de la manifestation. Sa réponse fût touchante mais insensée :
- Non, non et non ! On est là depuis six heures du matin, on se fait gazer mais on tient ! Cette lâchera rien parce que nous, quand tout ça c’est fini, on retourne à la cité manger des cailloux !
Comme pour ponctuer son propos, le premier fumigène éclata, suivi immédiatement d’un cri repris en chœur :
- Ils chargent !
19h30. Cris, cavale, transpi.
Il faut dire, car les manifestants ont fait là preuve d’une obstination notable, que leur réaction tint plus de la retraite que de la débandade. Ils dégagèrent les barrières pour lâcher les voitures comme on lâche des chiens de course et bloquer l’avancée des CRS puis reculèrent de manière à se recomposer quelques dizaines de mètres plus loin. Les plus lâches couraient, la plupart trottinaient et les plus hargneux saisirent les chaises des restaurants avoisinants pour les jeter sur la route et faire barrage. Ils furent rapidement invectivés par d’autres fuyards :
- On ne casse rien ! On ne casse rien ! Comme ça ils ne pourront rien dire !
Ils obéirent. Le personnage dont ils demandent la démission déclare, narquois, sa satisfaction de voir que les manifestations se déroulent bien dans un esprit « bon enfant », et les manifestants s’en indignent avant de poursuivre dans la même voie. Il ne faudrait pas « qu’ils puissent dire quelque chose ». Pendant ce temps, l’avancée des forces de l’ordre se fit, implacable, et je me figurais le sentiment des barbares face aux légions romaines. La force, la détermination, le courage ne valent rien face à l’organisation et à la discipline. La voix de nos chefs se brouillait dans une cacophonie indéchiffrable et la retraite se fit constante. Nous partîmes plus de cent lorsque nous quittâmes la Concorde, mais par un prompt repli nous nous vîmes moins de dix au bout de Rivoli. Il ne restait que les banlieusards. Plus un seul gilet jaune. Des capuches, des baskets. Ceux qui allaient retourner « manger des pierres » à la fin de la journée. Plus personne pour ne dire de rien casser, et alors que nous arrivions Place Vendôme, les poubelles commençaient à être renversées, les matériaux de travaux éparpillés et les regards face aux vitrines se firent plus alléchés. A l’intérieur des bijouteries de luxe, les vigiles se pressaient de fermer les portes pare-balles et les grilles métalliques commençaient à s’abaisser sous les regards terrifiés des clients bloqués à l’intérieur. On n’aura pas fait peur au gouvernement mais au moins aux deux chinoises millionnaires venues se payer une poignée de diamants du Sierra Leone. Aucun des sept salopards restants ne s’avisa de faire quoi que ce soit. Ces vigiles là ne sont pas les congolais bedonnants de chez LIDL, plutôt des serbes fraîchement sortis de la guerre des balkans qui ne pratiquent pas le Penchak Silat mais craquent des nuques pour 1200 euros net. La course se poursuivit et le groupe perdait un membre à chaque dizaine de mètres, à chaque ruelle, à chaque bouche de métro. Bientôt je me retrouvais seul. Je n’étais plus un manifestant, plus un gilet jaune, juste un badaud. Un banlieusard comme un autre. J’ai tourné pour sortie de la rue de l’Opéra et me suis retrouvé face au Louvres. Plus de cris, plus de fumigènes, plus de barrières. Le bruit d’une sirène au loin en guise de générique de fin. Il est à peine 20 heures. On va remettre la révolution à demain.