Un grand « merci » à Edwy Plenel, et d’avoir écrit une très belle préface en introduction à mon dernier livre, Une si vive révolte (éditions de l’Atelier), et d’avoir, le 13 février dernier, publié cette préface sur Mediapart, confirmant ainsi, s’il en était besoin, son incontestable médaille d’or de l’information ! Médaille où Poutine et ses dépenses pharaoniques n’ont aucune part. Comme on est également fort bien servi par soi-même, je profite sans vergogne de ce blog pour m’auto-interviewer. Il s’agit, comme dans l’ouvrage lui-même, de s’interroger sur la manière dont on peut vivre dans une société à la fois démocratique et injuste, en tenant compte de ces deux caractéristiques.
Voici donc le compte rendu de l’interview (exclusive, bien sûr !) de Jean Baubérot par JB.
JB : Il existe une dissonance entre le titre de votre ouvrage qui oriente vers la révolte contre la société, et son contenu où le thème de l’hérésie parcourt le livre.
Jean Baubérot : Effectivement, mais je pense que cette dissonance peut être intéressante. D’ailleurs, en fait, trois figures coexistent dans cet ouvrage et pas seulement deux. Pour moi, la révolte s’est effectuée dès mon adolescence, à la fois face à la guerre d’Algérie et face aux inégalités sociales que je constatais, dans ma ville de Limoges, entre ce que j’appelais la « ville rose » où habitaient les bourgeois et la « ville noire », avec ses bidonvilles.
Comme j’étais protestant, j’ai pris comme modèle Luther, qui a été traité d’hérétique. Qu’est-ce qu’un hérétique ? Quelqu’un qui n’accepte pas les dogmes établis et qui donne un autre sens à la vie et au monde. D’où cette figure de l’hérétique, qui se structure surtout quand je suis étudiant, par la participation à des groupes très contestataires, où nous contribuons, sans le savoir, à faire éclater Mai 68.
Cependant, l’hérésie peut aboutir à un anti système, qui change le contenu mais s’avère aussi dogmatique que ce contre quoi on a combattu. C’est un peu ce qui est arrivé à la mouvance gauchiste après Mai 68, comme je le montre avec des exemples précis. D’où une troisième figure, qui émerge, notamment avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 : celle du franc-tireur qui tente d’avoir un pied dans la société établie et un pied dans la mise en cause de cette société.
JB : la figure du franc-tireur ne risque-t-elle pas de devenir un alibi qui justifie, en fait, une intégration à ce que vous appeliez, adolescent, la « société des gens bien » qui ne s’avoue pas ?
Jean Baubérot : La question vaut pour les trois figures. Le révolté peut finir par s’intégrer, comme l’indique Plenel en remarquant que le début du chemin ne garantit pas l’arrivée ; l’hérétique peut aboutir à une contre-société, avec des règles également très contraignantes. Et quand j’esquisse la dialectique de la proximité et de la distance qui caractérise le franc-tireur, il s’agit moins pour moi de de me justifier que de proposer une piste à débattre.
Je me pose et pose à mes lecteurs la question : comment vivons nous concrètement dans la société française, ceci sans croire à bon compte que nous sommes indemnes de ses aliénations ? Comment tentons-nous d’être libres, sans croire trop facilement l’être définitivement devenu ? Ni le révolté rangé, ni l’hérétique, chef ou le membre d’une petite contre société ne sont véritablement libres : soit ils ont intégré le système, soit ils en ont construit un autre. Or, la morale de l’histoire c’est qu’il faut être le plus possible un SDF : Sans Dogmatique Fixe, qu’il faut parfois se fondre dans un ensemble socialement conforme tout en refusant, de temps à autre, d’avaler la pilule, et en sachant payer le prix de certains refus.
JB : Ma question subsiste, car je ne suis pas sûr que l’adolescent que vous étiez n’ait pas trouvé cette solution de compromis très… compromettante !
Jean Baubérot : Je ne suis assuré de rien et c’est pour cela que je souhaite partager avec d’autres, mettre en débat la posture qui me semble la moins piégeante. Mais mon livre consiste à poser des questions au travers d’un itinéraire, car c’est cet itinéraire, en lien avec l’évolution de la société française, qui m’a conduit là où j’en suis.
Lors de la guerre d’Algérie, les tortures ont été, de fait, cautionnées et ce qui restait de l’Empire colonial fonctionnait de façon très peu démocratique. Il est normal qu’alors et, dans la foulée, pendant les années soixante, ce soit l’aspect injuste de la société qui ait prévalu, à nos yeux. Mais, à partir des années 1970, le fait que la société soit aussi une société démocratique a été de plus en plus pris en compte. Chez certains, ce sont les boat people et les dissidents soviétiques qui ont été le déclencheur de cette prise de conscience. Pour moi, ce fut une conférence sur la Palestine en Irak où, ayant dénoncé l’antisémitisme présent dans le discours des officiels irakiens, j’ai dû être gardé, jour et nuit, par deux amis palestiniens pour ne pas subir un « accident ». Il me semble que l’on ne peut pas contester la société de la même manière quand on vit dans une société démocratique et quand on risque d’être mis en prison, ou pire, pour ce que l’on dit.
Une société démocratique, n’est pas une société sans abus, loin de là. Mais c’est, normalement, un Etat de droit où existent la possibilité de recours, la possibilité d’une contestation interne qui concourt au mouvement de la société. Une société démocratique doit être capable de se réformer continuellement, et…
JB (l’interrompant) : De fait de révolutionnaire, vous être devenu ce que vous considériez comme horrible dans votre jeunesse : un affreux réformiste, et la société vous a récompensé en vous donnant des positions de pouvoir.
Jean Baubérot : Peut-être, mais l’alternative risquait fort de se réduire à deux positions : d’une part devenir un soixante-huitard attardé et vieillissant où la marginalité devenait une valeur en soi, ou alors, d’autre part, se montrer dynamique et fonctionnel, rechercher la réussite sociale dans une société qui, ayant elle aussi tourné le dos aux utopies, ne vous le reprocherait certes pas.
JB : On vous a confié des responsabilités, et vous les avez acceptées. Reconnaissez donc que vous avez penché vers le second volet de cette alternative.
Jean Baubérot : Volontiers. Mais j’ai tenté d’échapper à ses pièges de trois manières. D’abord en cherchant à exercer mes responsabilités de façon non conformiste : ce que je raconte de mon passage dans un Cabinet ministériel en est un exemple parmi d’autres. Ensuite en faisant preuve d’humour dans mes diverses fonctions : parmi mes meilleurs souvenirs racontés dans le livre, il y a la médaille en chocolat que m’ont offerte mes doctorantes et doctorants et le mail humoristique envoyé par des administratifs de l’EPHE quand j’ai quitté la présidence de cet établissement. Cela ne signifiait nullement que les uns et les autres ne me respectaient pas comme directeur de thèse ou comme président, au contraire. Enfin, j’ai cherché à mettre à jour des impensés de la société française et donc en défendant des causes qui sont socialement considérées comme peu légitimes. J’en donne plusieurs exemples. Il me semble, en définitive, qu’il existe un réformisme établi et un réformisme contestataire. Et les personnes qui ne veulent pas pactiser avec l’ordre établi ont tout intérêt à élucider ensemble cette distinction. Le livre tente de préciser ce que peut être un réformisme contestataire.
(À suivre)