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Entre imprévu et détermination
Premier temps. Asako (Erika Karata) s’éprend d’un homme tombé de nulle part, Baku. C’est l’amour fou. Ils ne peuvent plus se quitter, sûrs de s’aimer toute la vie. Ils s’installent ensemble à Osaka. Mais le garçon a la fâcheuse habitude de disparaître de loin en loin. Pour Asako, son absence est intolérable. Elle en est désespérée. Baku lui explique que cela lui arrivera de nouveau, et cherche à la persuader qu’il reviendra toujours : elle peut compter avec confiance sur son retour. Mais il disparaît derechef, et Asako connaît, de nouveau, l’angoisse et le désespoir. Les sentiments ne se choisissent pas. Ellipse. Deuxième temps. Deux ans plus tard, à Tokyo, Asako rencontre un homme qui est le sosie de son premier amant (les deux personnages sont incarnés par l’acteur Masahiro Higashide). L’homme, Ryohei, tombe amoureux d’elle, mais elle se refuse à lui, mystérieusement. Soigneusement, elle évite toute occasion de le croiser. À force de douce insistance, de gentillesse et d’attention, l’homme finit par obtenir quelques rendez-vous successifs, avec Asako et sa meilleure amie. Mais la jeune fille continue à ne rien vouloir savoir des sentiments du jeune homme, et à éviter tout tête-à-tête. Enfin, la douceur du garçon vient à bout de la réserve de la jeune femme. Tous deux s’installent ensemble, avec d’autant plus de joie et de confiance, qu’ils ont beaucoup attendu pour franchir le pas. Troisième temps. Au détour d’un grand magasin, Asako croise une vieille amie d’Osaka. Celle-ci lui révèle la destinée de son premier amant, Baku, devenu une star de la publicité. Il est incroyable qu’Asako n’ait jamais encore aperçu les panneaux immenses à son effigie, qui fleurissent dans toute la ville. C’est alors que le titre du film prend toute son ampleur. Asako ne ressent pas seulement un sentiment violent qui l’emporterait entièrement. Asako est double. Asako n’est pas amoureuse de deux hommes à la fois. Elle est totalement amoureuse. Deux fois. Son sentiment est absolu pour l’un, comme il est absolu pour l’autre. Et ces deux sentiments ne peuvent même se connaître l’un l’autre. Asako est scindée en deux, et ces deux parts d’elle-même sont étrangères l’une à l’autre. Mais entre deux passés, entre deux images, entre deux fantasmes, il est toujours possible de faire un troisième choix : celui du présent.
Au contraire de celui de Garrel, le film annonce d’emblée sa difficulté à saisir d’un seul tenant son personnage éponyme. Film scindé, au cœur même de l’image, d’un malaise profond, d’une fêlure qui rappelle la littérature de Fitzgerald ou de Giraudoux. Mais nous sommes au cinéma, et cette faille n’est pas seulement symbolique, ou métaphorique. Vision des sentiments qui sait enregistrer, au milieu de l’ambiguïté des images, la vérité de l’instant. Hamaguchi instille au cœur de ses plans un doute numérique, qui repose sur la non-substantialité de ses images. Désormais les grands cinéastes doivent faire avec la difficulté d’une substance qui n’en est pas une, et il est réjouissant, bouleversant même, de rencontrer un cinéma d’un nouveau type, qui cultive l’ambition d’enrichir le hors-champ du cinéma d’un fantastique encore inouï, d’un doute sur le visible qui met en relation notre conscience humaine, et notre conscience des images. Preuve évidente qu’un cinéma en numérique, non seulement est possible, mais plus dense, plus profond, plus humain peut-être.
Comment aborder un art aussi neuf, autrement que par des généralités ?
Le film s’ouvre, comme celui de Garrel, par une rencontre. Le parti pris formel, ostensible, est toutefois bien différent : quelques plans de la ville d’Osaka au Japon donnent d’emblée l’impression très forte de se situer dans la plus exacte contemporanéité, soit dans un monde complexe et labile où les humains communiquent sur de multiples réseaux, routes, ponts et cours d’eau qui se croisent, s’enchevêtrent. Un groupe d’enfants est occupé à faire éclater des chapelets de pétards. Une jeune femme traverse le champ à plusieurs reprises. Bientôt, elle l’occupe en compagnie d’un deuxième personnage, un jeune homme. Leur rencontre semble inscrite par avance dans le programme, et dans la succession des images, comme pour en nier le caractère fortuit. C’est ainsi que dès les premiers plans du film se manifeste une hésitation troublante et fantastique, qui vient tout à la fois dénoncer le programme scénaristique, souligner l’artifice de la mise en scène, et questionner notre croyance de spectateur. Lorsque les deux personnages se retrouvent en haut du même escalier, sur un palier intermédiaire, au milieu d’un monde de passerelles et d’allées et venues incessantes, le ralenti des images semble arrêter le temps, interrompre la continuité de l’enregistrement. Le temps n’est plus tout à fait réel, et cette rencontre hors du temps devient ouvertement artificielle. Le spectateur est libre alors de croire à une intervention surnaturelle, mais il ne pourra jamais, au cours du film, décider de son origine.
Toujours est-il que le cinéaste présente ainsi clairement son sujet, pour le moins ambitieux : essayer de faire tenir ensemble les différents plans d’une vie humaine et sentimentale. Eternel sujet truffaldien (Les Deux Anglaises et le Continent) : « la vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas ». La vie n’est jamais entièrement vécue. Il y manque toujours un plan. C’est ainsi que l’architecture d’une portion de la grande cité japonaise, découpant le cadre lui-même en de multiples ensembles disjoints et pourtant reliés entre eux, figurait déjà ce morcellement du temps et des émotions d’une vie. Durant les deux premières parties du film, cela se passe de façon chronologique, linéaire. Puis la troisième partie vient tout remettre en cause, enregistrant progressivement le retour de l’époque première du film (sans le moindre recours au flash-back), époque passée mais pas tout à fait révolue. La question posée, partiellement irrésolue, est la suivante : le souvenir pourrait-il être plus présent que le présent, plus vivant que la vie présente ? Cinéma des sentiments, et comment ! Car pour Hamaguchi le sentiment jamais ne s’éteint, ni ne s’abîme totalement dans l’oubli, ne reviendrait-il qu’au plus profond de nos rêves. La première partie du film, semblant toujours glisser vers le fantastique, sans jamais atteindre au surnaturel – ce qui est bien le propre du fantastique, ou du sentiment fantastique – ni même à l’inexplicable, s’apparente ainsi au rêve. Le personnage d’Asako s’y montre passif, comme en état de fascination. Celui qui exerce ouvertement sur elle un tel charme, depuis leur première rencontre, est tout juste un personnage. Figure d’amant idéal, apparu comme par enchantement, il disparaîtra de même. Au détour d’un plan.
On pourrait filer longuement la détermination comparée des deux amants : l’un est lunaire, l’autre solaire, l’un romantique, l’autre pragmatique, Baku est sanguin quand Ryohei est réfléchi, le premier est absolu, idéaliste et morbide, quand l’autre est enthousiaste, loyal et simple. Cette façon binaire de présenter les personnages, et les deux premières parties du film, ne rendrait pourtant pas justice à la mise en scène, soit à ce qui se produit ici d’essentiel, et qui n’a rien à voir avec le caractère des êtres, ni même avec leurs désirs. C’est alors qu’Asako I & II apparaît comme un très grand film : il semble que le parcours des personnages ne puisse jamais se réduire à aucun discours déterminé, à aucun scénario ni programme. Non seulement ce qui se joue dans la séquence vient toujours d’une façon ou d’une autre nous prendre de cours, mais l’enjeu reste à chaque plan d’enregistrer quelque trace de l’émergence du sentiment ou de l’émotion, particulièrement lorsqu’ils sont fugaces, inexplicables ou incompréhensibles.
Plus encore : Asako est incarnée par Erika Karata à la manière de la jeune fille blonde d’Oliveira, aux énigmatiques singularités (Singularités d’une jeune fille blonde, 2009). De sorte qu’à la fin du film, alors qu’il semble que pour la première fois elle fasse de son plein gré, et surtout en toute conscience, deux choix successifs et cruciaux, nous assistons à une forme de révélation, par nature inattendue. Du fait de cette énigmatique incarnation du personnage, et pour tout dire, de cette présence de l’actrice qui est à la fois fascinante et comme désincarnée, il semble tout à fait impossible de prévoir les réactions du personnage à la réapparition de Baku, et encore moins les choix conscients qu’elle pourrait faire, puisqu’elle n’en a pas vraiment fait jusqu’ici, et s’est contentée d’accepter les choses qui lui arrivaient, fût-ce avec un certain délai.
Un cinéma du sentiment
Les premières séquences du film donnent comme on l’a dit à l’émergence du sentiment une origine presque fantastique : inexplicable et inexpliqué, l’amour entre ces deux êtres lancés à la rencontre l’un de l’autre semble provenir d’un hors-champ incertain, et obéir à des lois invisibles. Pourtant, il paraît aussitôt tangible dans chacun des plans, comme dans chacune des séquences successives. C’est ici que la comparaison avec le cinéma de Philippe Garrel devient opérante : dans J’entends plus la guitare, les premières séquences nous introduisaient immédiatement, au cours de plans denses et prolongés, à une sorte de balancement indécidable entre le prosaïsme de la vie domestique, et l’idéal amoureux, entre la domesticité et l’intimité : de certains plans, montrant tantôt un seul personnage en sa solitude, tantôt les deux réunis, émergeait ainsi le vertige du sentiment. La lumière elle-même semblait participer, dans chaque prise de vue, de ce balancement. De la lumière à l’ombre, d’un corps à l’autre, la caméra suivait avec une attention douce et obstinée les moindres variations de la lumière sur les corps, et sur les murs de l’appartement ou de la maison, comme si le ressac successif de la lumière venait concrétiser exactement le mouvement des sentiments de l’un ou de l’autre.
Pour Garrel l’amour est une grève que viennent tour à tour recouvrir et mettre à nu les vagues des sentiments. L’absence même, et la disparition de l’être aimé, semblaient également révélatrices de la force irrésistible du sentiment amoureux, tantôt tangible, presque visible, et tantôt justifié par l’invisibilité du personnage. Mais l’absence même de Marianne (Johanna ter Steege), partie pour une aventure amoureuse hors-champ, avec un autre homme, déclenchait dans le champ le désespoir de Gérard (Benoît Régent), d’autant plus puissant et irrémédiable. C’était alors comme si, au retour inattendu de la jeune femme, les deux êtres étaient entraînés dans un seul et même désespoir, sans que l’on puisse savoir qui des deux entraînait l’autre. En effet, dans le cinéma de Philippe Garrel, les amants ne cessent jamais d’être deux : deux corps, deux consciences, deux cœurs. Le sentiment reste obstinément individuel.
Chez Hamaguchi, la vision de l’amour est plus optimiste. Le sentiment chez lui se partage, se traverse parfois seul, mais souvent à deux. Ici, non seulement la joie existe, non seulement il advient au sein même du plan que les amants soient réunis en une même émotion, que leur complicité soit manifeste, mais le sentiment est une chose qui dure. Longtemps. D’évidence, ni Hamaguchi, ni Garrel ne sont des cinéastes du désir : aucun des deux ne le nie, bien au contraire, mais le désir reste chez tous deux indéchiffrable, et n’est jamais interrogé : on se contente de constater sa présence, ou son absence. Chez le japonais le désir est là d’emblée, précède toujours la séquence, et constitue une donnée incontournable. Chez le Français, il va, il vient, entre deux plans, entre deux séquences, souvent dans l’ellipse entre deux périodes, sans que jamais la question de le définir ou de l’expliquer n’intéresse le cinéaste, uniquement occupé à observer l’émergence du sentiment, qu’il a désigné parfois comme La naissance de l’amour.
Cependant, pour le japonais, ledit sentiment est moins labile, moins fluctuant. Beaucoup plus discret aussi. Disons qu’en termes de polarités (ce qui intéressera directement la mise en scène, au cœur de chaque séquence) Hamaguchi est attiré par le côté terrien, concret de l’amour, qui s’ancre dans l’habitude et la domesticité, et reste entièrement accessible, perméable au temps long, et aux espaces familiers. Chez Hamaguchi l’amour résiste au temps, semble même immanent, et son apparition a d’ailleurs quelque chose de mystique. Pour le français au contraire l’amour ne vaut que par l’instant, et peut très bien se faire la malle en un raccord, entre deux plans. Garrel est un idéaliste : ses personnages aiment d’ailleurs à théoriser, analyser, gloser à propos de l’amour. Hamaguchi, d’une façon sans doute extrême-orientale, aime à s’inscrire dans le temps long, au-delà de la séquence, et considère que l’amour gagne à durer, quand Garrel, d’une certaine façon, est convaincu qu’il est voué à se dégrader. Pour Hamaguchi, la durée et les espaces familiers sont des alliés, presque des ferments du sentiments. Pour Garrel, ils sont d’intimes ennemis qui finissent par dévorer le couple, et laisser les corps des amants effarés, épuisés, sur la grève de l’amour, abandonnés par leur propre sentiment, comme par celui de l’autre. Il en va ainsi des murs lépreux de l’appartement principal de J’entends plus la guitare, qui à la fois figurent le délitement du sentiment, la misère ou la détresse amoureuse, et désignent souvent dans l’espace, que ce soit dans le même plan ou d’un champ à son contrechamp, la distance atroce qui sépare les corps des deux amants.
Rien de tel chez Hamaguchi : tout au contraire, dans une séquence du début du film, on voit les deux amants complices étendre du linge, et se cacher du regard de leur ami qui les interpelle depuis le balcon. Le linge blanc, les draps et sous-vêtements (matière même à la fois de l’intimité et de la domesticité) deviennent alors des adjuvants directs du sentiment, et d’un jeu amoureux qui consiste précisément à se procurer des émotions, douces, intenses et familières, à jouer à disparaître, puis à réapparaître, à créer chez l’autre, chez soi, de l’attente, du plaisir et de la joie. Façon de mettre en scène directement les fluctuations plus ou moins régulières, tantôt paisibles, tantôt intenses, du sentiment, au cœur de la vie la plus concrète (dans l’espace, dans le temps). C’est ainsi que la disparition de Baku au détour d’un plan n’a rien à voir avec son équivalent chez Garrel : elle est à jamais inexpliquée, ne révèle aucun sentiment – ni détachement amoureux, ni nouvelle aventure amoureuse qui serait vécue hors-champ. L’apparition et/ou la disparition de l’amour semblent chez Hamaguchi absolues, fantastiques, voire magiques, quand elles sont au contraire chez Garrel, terriblement, durablement concrètes et tangibles. Encore une fois, c’est une question de polarités : les personnages, chez l’un comme chez l’autre, ne peuvent que se mouvoir entre prosaïsme et idéal, entre domesticité et liberté, entre temps court et temps long. Chez le japonais, le temps court est un allié, le temps long est donné. L’éphémère confine à l’éternel. Au contraire chez Garrel, l’idéal d’un amour durable est inaccessible, franchement impossible, et le quotidien, l’instant, la durée concrète sont d’intimes ennemis contre lesquels on se débat sans cesse. Le premier est aussi optimiste que le second est pessimiste. Et tous deux sont des radicaux, qui pratiquent un cinéma au présent, qui ne saurait se dérouler qu’au présent : voilà pourquoi Le Sel des larmes paraît bizarrement artificiel ou forcé. Le cinéma de Garrel – ses films au présent du moins – n’a jamais cédé à la mélancolie. La douleur comme la joie s’y manifestent exclusivement dans l’instant, et dans la durée du plan. La voix-off, les plans-tableaux et le trajet romantique du personnage principal du Sel des larmes ne conduisent sans doute qu’à une mélancolie factice, et trahissent ce qui faisait la beauté même de ce cinéma jusqu’aux années quatre-vingt-dix.
Dans Asako I & II, donc, l’amour est magique : il est donné, révélé, et ne se justifie par rien. Il est à jamais incongru, étrange (voire étranger : c’est le sens de la troisième partie, au cours de laquelle Asako fait un choix entre deux hommes, deux univers, deux caractères qui sont l’un à l’autre, mais peut-être aussi à elle-même, absolument étrangers). Une scène semble ainsi plus incongrue que fantastique : l’accident de scooter, au tout début de l’histoire d’Asako et de Baku. Ils auraient pu mourir. Ils sont peut-être blessés. Leur inquiétude est nulle pourtant. Leurs sentiments sont tout autres : ou plutôt leur sentiment, au singulier, consiste ici, dans le paradoxe de cette situation, à trouver la joie d’être toujours ensemble après un accident de la route. Les conséquences directes de la situation sont métaphysiques : ils pourraient être morts, mais cela ne changerait rien à leur sentiment. Ils seraient toujours ensemble, et heureux de l’être. Ils en rient de joie. Puis Baku disparaît. Puis Baku s’obstine à disparaître. Cette disparition, elle, n’est pas seulement incongrue, pas seulement paradoxale : elle est absurde et magique, en un mot fantastique. Comment Baku peut-il disparaître, et renoncer ainsi au bonheur ? Son détachement, pourtant, sera le même à la fin du film, lorsque la jeune fille choisira de retourner auprès de Ryohei. Preuve peut-être que pour Hamaguchi, l’amour absolu existe bel et bien : ainsi Baku est-il heureux du bonheur d’Asako, même si celle-ci le trouve avec un autre.
Le sel de la vie
« Désolé. J’ai acheté du pain, et je suis tombé sur de vieux bains publics. Alors je suis entré. J’ai rencontré un vieil homme, je l’ai suivi chez lui pour boire et je me suis endormi. » (Baku, Hasako I&II.)
Ce qu’il y a de plus beau, de plus cinématographique dans le film, ce n’est pas tant son aspect fantastique, que sa manière concrète de mettre en scène le sentiment, dans l’espace et le temps du plan, comme dans l’espace et le temps du quotidien, et de la domesticité. Comme avec Garrel (comme également, avec un Cassavetes ou un Bergman), on est à des années-lumières de la mise en scène de sitcom. La domesticité n’y est ni mesquine, ni comique, ni belle, ni laide : elle est simplement l’élément concret majoritaire de l’existence, son lieu le plus incontournable et récurrent, au sein duquel se déploient les grandeurs comme les misères de la vie humaine, qui peut être aussi bien un allié qu’un ennemi, mais qui jamais ne se réduit à une trivialité navrante et univoque. Rarement en tout cas, jusqu’au cinéma d’Hamaguchi, on aura eu ce sentiment, alors que deux amants sont côte à côte dans le même plan, autour de l’évier de la cuisine, que l’amour pouvait être à la fois aussi simple, aussi émouvant, et se manifester par des signes et des gestes aussi concrets. Il n’est sans doute pas étonnant que le seul cinéaste qui, à n’en pas douter, ait réalisé un cinéma aussi singulier à l’intérieur de la proverbiale exiguïté de l’espace domestique, soit lui aussi japonais : il s’agit bien sûr d’Ozu.
La mise en scène des deux amants, debout à la vaisselle, face caméra, met magnifiquement en pratique cette mise en scène des sentiments qui est l’enjeu du présent article et du précédent. Il s’y déroule un triple aveu : l’aveu de son premier amour de la part d’Asako, interrompu par un double aveu de la part de Ryohei, qui révèle à la fois au spectateur et à sa compagne qu’il a deviné le passé d’Asako depuis longtemps, et qu’il l’accepte avec reconnaissance, sachant qu’il ne doit qu’à sa ressemblance avec Baku la curiosité puis l’amour qu’il a suscités chez Asako. Scène d’aveu entre amants, ce plan long et bouleversant ne vaut-il que par la vérité que se révèlent l’un à l’autre les deux amants ? Ne vaut-il que par le retournement de situation qui rend caduque la révélation d’Asako à son compagnon, mais permet à ce dernier de faire à son tour une révélation personnelle à la jeune femme ? En tout cas, nous en apprenons bien davantage ici que par le simple contenu des paroles échangées, et la beauté du plan n’a que peu à voir avec les idées de révélation ou de vérité.
L’échange entre les deux amants est marqué par un pragmatisme étroit, sur le mode bourgeois des intérêts bien compris : la femme a caché des éléments de son passé à son mari, et reconnaît une forme de malhonnêteté. L’homme à son tour déclare tout accepter de ce passé, et de la conduite de sa femme à son endroit. Mais face à ce plan, pas une seconde le spectateur ne songe à une sorte de contrat moral entre les deux époux. La mise en scène, le souffle même de ce cinéma se situent ailleurs, sur un plan tout différent. Du reste Ryohei, révélant qu’il accepte tout, humblement et sans réserve, du passé d’Asako, ne demande rien en échange. Au contraire, il dit son bonheur et sa chance. Ce pourrait être sur un mode de léger dépit, ou de mélancolie, mais il n’en est rien : dans le grain de sa voix, dans la musicalité grave de sa parole, dans son geste continué de laver les assiettes, dans son regard timide et fier à la fois, dans l’écoute particulière, inquiète puis émue, que lui accorde sa compagne, se révèle tout simplement le sentiment. Un sentiment singulier, beau et surtout : entier. On a la conviction alors, non seulement qu’il aime Asako, mais qu’il l’aime sans partage, sans regret ni crainte. Au-delà : la réunion des deux amants dans la largeur du plan, soulignée par le cadre de la fenêtre, finit par les unifier dans un même sentiment. Or si ce sentiment est inexplicable en termes logiques, et impossible à justifier de façon pragmatique, il semble pourtant rendu évident par la mise en scène elle-même, et par ce qui semble bien se produire ici d’immédiat. Autant que les gestes, le regard et la voix de Ryohei, comptent ici ceux de la jeune femme, qui non seulement le regarde et l’écoute, mais passe d’une forme de culpabilité et de contrainte, à une liberté qui rejoint celle de son amant. C’est comme si le sentiment de l’homme se communiquait à la femme, puis de la femme à l’homme.
Pourtant, le plan et la mise en scène sont ancrés dans la domesticité, la quotidienneté, la réalité prosaïque du couple. Pourtant, les deux amants sont encadrés deux fois ici, et ne quittent jamais ce double cadre. Peut-être est-ce exagéré d’affirmer que cette vision de l’amour est propre à une éthique japonaise. En tout cas, par ce plan, les deux amants accèdent à une liberté du sentiment, non pas en s’affranchissant des nécessités (nécessités morales bourgeoises, et nécessités de la vie domestique), mais en les acceptant de telle sorte qu’elles participent de leur joie, qu’elles en deviennent consubstantielles. Dans un tel plan, en effet, le temps court rejoint le temps long, la vie linéaire rejoint la vie spirituelle, le prosaïsme et l’idéal sont intrinsèquement liés. Ainsi des « plans avec chat » du film : tous sont singuliers, et laissent cette impression toute cinématographique, que le chat n’a pas été dirigé, que sa présence est à peine le fruit d’une mise en scène, et qu’il a rejoint le champ, non pas seulement par hasard, mais comme de son plein gré. Du reste, si jamais il occupe le champ dès le début du plan, alors c’est qu’on a placé la caméra en fonction de lui. Et si le metteur en scène du film, c’était lui ? Si le parcours d’Asako était vu à travers des yeux de chat ? Le chat, c’est à la fois la liberté, et la nécessité, l’indépendance, et la domesticité, l’imprévu, et l’habitude.
On pourrait ainsi, sans le moindre doute, analyser presque toutes les séquences, et bien souvent les plans longs du film. Chacune propose une mise en scène des sentiments qui fait surgir l’émotion du beau milieu du champ, de façon à la fois très préparée (mise en scène, mais aussi méditée) et impromptue. Il ne s’agit pas directement d’improvisation, car tout au contraire les comédiens jouent magnifiquement leur partition, mais il s’agit en tout cas de révéler l’émotion du ou des personnages. Même lorsque ceux-ci ne sont pas directement présent dans le champ, des éléments naturels, comme la rivière au bord de la maison à la fin du film, viennent exprimer cette émotion toute subjective, et prolongent l’émotion du spectateur.
Réconcilier Lumière et Méliès ?
Restent les questions de la trace lumineuse, de l’enregistrement numérique, et du fantastique. C’est un peu comme si le cinéma en numérique gagnait du côté du fantastique et/ou du mystique, ce qu’il perd du côté de la trace charnelle. Cependant, le film est magnifiquement photographié, et nombreux sont les plans qui émeuvent par leur restitution sensible de l’espace, du temps, des bruits et des mouvements les plus imperceptibles. Comme on l’a dit, toute émotion, toute vérité du sentiment ne peut naître ici que de la durée, du cadre et de l’instant. Par définition, il s’agit de cinéma, et d’un cinéma au présent. Et pourtant, l’auteur a toujours eu l’intuition que les images numériques étaient privées d’une part irremplaçable de la présence des corps (évidemment, pas seulement des corps humains, mais corps végétaux, animaux, animés, inanimés, infimes, microscopiques même), voire de l’érotisation du cadre, et de sa composition même par le truchement des variations lumineuses. Certains plans de J’entends plus la guitare restituent directement, par la trace lumineuse, la présence d’un souffle, d’un mouvement des jambes, de la nuque ou des mains, d’un hochement de visage, quand le numérique ne sait que la reproduire fidèlement. Et pourtant le dernier Garrel paraît artificiel. Et pourtant Hamaguchi filme au présent.
Si l’on pose ici à nouveau cette lancinante question de la substance des images, c’est que le cinéma d’Hamaguchi semble bien y apporter sa propre réponse. Comme on l’a dit, il s’agit de la part fantastique du film, qui principalement porte un nom : Baku. « Il est bizarre », disent de lui deux personnages féminins. Mais il n’est pas seulement un personnage étrange : il est celui qui a la capacité d’apparaître et de disparaître à l’envie. Lorsqu’il fait retour dans la trajectoire du film, il a le pouvoir d’entraîner Asako avec lui quand il l’a décidé, à la manière du joueur de flûte d’Hamelin. Cette part de magie, cachée derrière la limite du hors-champ, depuis toujours investie, dans l’histoire du cinéma, de la croyance et de la crainte du spectateur, magie qui a bien souvent, de Méliès à Matrix, en passant par l’Odyssée de l’Espace, envahi le champ cinématographique, cette magie est l’un des pôles de l’amour, ou du sentiment amoureux, ou encore, du sel de la vie. L’autre pôle, c’est celui des frères Lumière, de la lumière, de l’enregistrement. Pour déporter légèrement l’équilibre du cinéma du côté de la magie, vers un peu moins de croyance dans le champ, et un peu plus dans le hors-champ, le cinéma numérique n’en fait pas moins cinéma. On pourrait même dire que ce qu’il perd de charnel, il le gagne du côté du spirituel.
Le prologue du film, qui retrace quelques fugaces moments de l’histoire d’amour entre Baku et Asako, est comme sur-mis en scène : comme on l’a dit, chaque mouvement, geste, parole, cadrage ou champ-contrechamp semble artificiel, méticuleusement préparé. C’est que la rencontre entre Asako et Baku est merveilleuse, tient du miracle ou du destin, comme le dit à plusieurs reprises le jeune homme. Tous deux croient aux astres, ainsi qu’à une certaine mystique de l’onomastique (Asako comporte le signifiant « matin », tandis que Baku vient semble-t-il de « blé ») dans laquelle ils voient une parfaite justification de leur amour et de leur bonheur sans faille. Or malgré cet artifice, ou plutôt parce que cet artifice est pleinement assumé par le cinéaste, et sans doute mis en évidence comme la simple conséquence du mysticisme des personnages (ainsi que d’une mystique amoureuse partagée par les deux amants), nous voilà bientôt, nous spectateurs, fascinés par cette mise en scène, qui pour une fois ne cherche pas à effacer ses traces, ni même à donner l’illusion d’une littéralité naturaliste de l’image, mais tout au contraire s’assume comme stricte mise en scène des choses. Du coup, pour un peu, au bout des dix-huit minutes du prologue, le spectateur lui-même finirait par croire à la magie.
Mais le cinéma de Hamaguchi n’en reste pas là : à l’image de son personnage, Asako, il fait le choix de l’enregistrement, le choix de la raison et de l’épreuve du temps (du temps du plan au temps d’une vie). Asako ne refuse pas la magie en se détournant de Baku, mais elle refuse de renoncer à la vie, au linéaire, au temporel. Elle refuse de renoncer au ronronnement du chat.
Toutefois, il est important d’observer que lorsque Baku revient, il le fait en tant que star, en tant qu’icône publicitaire. Il n’est plus du côté de la magie alors, mais du côté du fantasme, du délire, de la perte de réalité. Ce trait est d’ailleurs lourdement souligné par certains personnages, par les grands placards publicitaires qui occupent la ville, par son spot télévisé, ainsi que par la mise en scène de sa non-apparition, dans un jardin public, derrière des vitres teintées. Alors, si Asako finit par renoncer à lui, peut-être n’est-ce pas du tout parce qu’elle a mûri, changé, gagné en sagesse, et qu’elle est d’ailleurs passée à quelqu’un d’autre (comme elle le lui crie en courant derrière sa voiture, tandis que son corps dément ses paroles), mais tout simplement parce que le sentiment toujours aussi vif qui la porte vers Baku n’a plus rien à voir avec Baku au présent. Cela revient à dire que Baku n’a plus rien de magique, mais également, qu’il n’a plus rien de charnel. C’est dire aussi que cette dimension magique, si prégnante dans le cinéma en numérique, n’a rien à voir avec l’imagerie et le fantasme publicitaires, ni avec le simulacre : bien au contraire, il s’agit de remettre en perspective toute l’histoire de la croyance et du doute dans la substantialité même des images.
Baku est un personnage inquiétant, dont la meilleure amie d’Asako ne cesse de remettre en cause la sincérité. Pourtant, on croit, ou on veut croire (ce qui revient au même) à l’amour qui naît entre la jeune fille et lui. On veut croire à ce coup de foudre. On veut croire en la magie, comme en la substantialité de cet amour : on veut continuer à croire au cinéma, et à ce qui advient dans le plan. On veut continuer à croire en ce grand écart entre Lumière et Méliès, que le meilleur cinéma contemporain semble vouloir réconcilier.
Communication du sentiment
En effet, si Asako est bien davantage qu’un film de magie, et n’a finalement rien du facile feu d’artifice visuel associé à une mise en scène trop maîtrisée, c’est que Baku comporte son double, son pendant, dans le personnage de Ryohei. Ce dernier, incarné par le même comédien, introduit l’ironie, le bon sens, un peu d’humour et beaucoup de raison dans la mise en scène du film. Autant la rencontre entre Baku et Asako est grave, empreinte de solennité, presque protocolaire, autant celle avec Ryohei est maladroite, triviale, et d’ailleurs manquée (ou plutôt, longtemps et maintes fois reportée). Les deux personnages sont tour à tour interloqués, médusés, effarouchés. Hamaguchi ne se contente jamais de sous-entendre, encore moins d’affirmer, que la réalité est déterminée par des causes insoupçonnables et peut-être surnaturelles : il croit avant tout au cinéma, donc à l’enregistrement, à l’imprévu de la prise, au hasard. En définitive : à la possibilité de se tromper, de changer d’avis, de recommencer. À la possibilité pour deux individus adultes, de communiquer : d’entrer véritablement en communication. Deux amants qui, enfin, réussissent à communiquer : c’est bien ce qui se produit ici de beau, d’inattendu, et de si rare dans le cinéma (toutes périodes confondues), et qui fait d’Asako I & II un film majeur de notre temps. Sorte de double inversé du cinéma d’Antonioni, le cinéma d’Hamaguchi semble s’intéresser précisément à ce qui, dans la relation amoureuse, se trouve tour à tour incidemment, ou comme par miracle, communicable : il continue de croire passionnément, tantôt par la magie, tantôt de manière toute prosaïque, à la possibilité de communiquer. Asako I & II, ou le miracle de la communication retrouvée.
Agrandissement : Illustration 2
Jean-Charles Villata - septembre 2020