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Billet de blog 30 juin 2023

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Vidéos et irresponsabilité. Avoir conscience de l’irréversible

Quel rapport rétablir entre les vidéos et le réel ? Sans imaginer revenir en arrière, comment faire comprendre que les actes, filmés, diffusés, ne sont pas des jeux-vidéo modulables à l'infini mais sont des actes irréversibles ?

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Vidéos en ligne et irresponsabilité. Pour revenir à la conscience de l’irréversibilité

La multiplication des images et des vidéos sur les dégradations commises dans les derniers jours est régulièrement liée à l’existence des réseaux sociaux, accusés du meilleur et du pire.

Elle s’inscrit plus, me semble-t-il, dans un courant plus vaste : la « déréalisation » du monde dans lequel nous vivons, où la réalité n’existe que dans les dimensions magiques de la vidéo où il est possible de se mettre en scène dans tous les scénarios possibles, sans limites, en dehors du principe, pourtant immédiat et vital, de l’irréversibilité des actes.

Filmer un acte c’est le rendre vrai, attirant, mais c’est aussi gommer sa dimension dramatique : tout acte est irréparable et engage la responsabilité de la personne qui le commet.

Et, sur ce point, plus que l’importance des fameux réseaux sociaux, celle des jeux vidéo me paraît déterminante. Le jeu-vidéo, historique notamment, habitue à jouer avec le temps et l’histoire, à réinventer une histoire, à brûler cent fois le même bâtiment, à tuer mille fois le même ennemi, sans avoir la moindre responsabilité à endosser, sans craindre la moindre règle, sans devoir rendre le moindre compte. A tout le moins, il convient d’en prendre conscience, surtout d’en faire prendre conscience.

Il ne s’agit ni de se lamenter, ni de prêcher, encore moins d’interdire, mais d’analyser notre réel, dans l’espoir, vain peut-être, de faire revenir à l’habitude d’assumer ses responsabilités, quels que soient les âges et les fonctions d’ailleurs.

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Les pages qui suivent ont été écrites à propos du jeu-vidéo consacré à la Révolution française dans la série Assassins’s Creed Unity d’Ubisoft en 2014. Elles ont été publiées dans le livre Au cœur de la Révolution, Editions Vendémiaire, 2015, p. 23-26.

Comment jouer avec l’histoire ?

Il y a jeu et jeu. Le développement d’Assassin’s Creed par Ubisoft correspond à un moment de la consommation culturelle mondiale, marqué par la diffusion globale de ces produits, touchant des millions de joueurs, légaux et illégaux, qui bâtissent leurs propres relations aux héros et aux séquences, et se relient les uns aux autres au gré de leurs réseaux.

Le jeu n’emprunte pas à l’iconographie traditionnelle, sauf pour la réinterpréter et la transformer radicalement par des effets visuels. Il se dégage de tout réalisme pour définir un héros doté de pouvoirs quasi magiques, et ne respecte qu’approximativement le déroulement des faits connus utilisés en décor. Les objectifs d’apprentissage comptent moins, quoi que Ubisoft puisse en dire, que le simple plaisir de jouer. Cependant avec ce qu’il implique d’interactivité et donc d’intervention dans le « cours de l’histoire », ce jeu introduit un rapport particulier aux événements du passé.

Du jeu dans les rouages de l’histoire

Nous étions habitués à profiter, éventuellement, de la liberté de ne lire ou de ne voir que les productions historiques enracinées dans tel ou tel courant idéologique ou mémoriel. Le jeu nous donne la possibilité quasiment subversive de « fabriquer » l’histoire à notre guise, d’inventer les situations les plus invraisemblables et d’y soumettre les personnages les plus connus, de changer par conséquent le paradigme. Dans les jeux « classiques » sur les batailles napoléoniennes, le joueur peut contrer « ce qui s’est effectivement passé » en transférant des ressources et des soldats, en calculant autrement que ne le firent les généraux sur le terrain. Mais au bout du compte, il sait que ce qui a eu lieu prévaudra : toute son habileté n’est qu’un exercice de virtuosité relevant de l’histoire contrefactuelle ou de l’uchronie – genre qui garde toute sa fraîcheur au sein de l’Université. Avec Assassin’s Creed, l’histoire n’impose plus le cadre de pensée, avec sa rationalité et son contexte ; elle devient le matériau dans lequel le joueur peut puiser à sa guise en contrevenant avec une totale liberté à toutes les règles ordinaires.

Cette possibilité illimitée mérite d’être soulignée. On peut, sur une console, se mouvoir dans toutes les directions du temps, revenir en arrière, imaginer une autre façon de jouer un épisode, avec de nouvelles armes, d’autres contraintes, etc. La dépendance envers le déroulement linéaire du temps est rompue. Il devient possible de tuer éternellement le même ennemi, comme d’explorer toutes les occasions présentées par une situation. Est-ce une innovation caractéristique de la « civilisation » vidéo qui serait devenue la nôtre ? Ou plus simplement est-ce symptomatique de la civilisation mondiale dans laquelle nous vivons tous et dans laquelle notre passé est mêlé avec tous les passés du monde pour que chacun se l’approprie voire le ré-enchante ? Faut-il y voir l’effet destructeur du libéralisme ? Faut-il regretter le temps où l’Histoire, nationale ou universelle, avait un sens, une origine et une finalité ?

La mondialisation, telle que ces jeux la présentent, même de façon biaisée et limitée, en cassant les cadres de pensée nationaux, oblige à réfléchir sur les limites dans lesquelles nous sommes en train de nous enfoncer. Nous rendons-nous compte assez que l’offre d’histoires des temps antérieurs à 1900, voire à 1940, se réduit comme peau de chagrin, que les élèves sortant des lycées ignorent des pans entiers de l’histoire des pays qui comptent et vont compter que ce soient la Chine, le Brésil ou l’Afrique du Sud ? Sans parler du fait que l’histoire de l’Antiquité et celle du Moyen-Âge semblent avoir migré des rayons consacrés dans les librairies à l’histoire universitaire vers ceux de la fantasy, ce genre dans lequel Assassin’s Creed se distingue ?

Où est passé le réel ?

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