
Je commence ici la publication d’une série de cinq articles sur les assassinats commandés par Staline en 1937 et 1938 en Europe et tout particulièrement en France. Ces années 1937 et 1938 furent aussi les années de la grande terreur stalinienne en Russie (Voir : « La grande terreur en URSS »). Pendant 500 jours Staline a fait fusiller en moyenne 1500 personnes par jour pendant qu’il en déportait 1600 autres. Dans le même temps, il lui fallait, pour faire disparaître tout risque de révolution contre sa dictature, supprimer toute l’avant-garde du mouvement ouvrier dans le monde. Il ne suffisait pas de salir les trotskystes par un flot de calomnies, il fallait aussi que la terreur stalinienne s’exprime par l’élimination physique de l’avant-garde révolutionnaire.
Voici les titres des cinq articles prévus.
- 1ère Les tueurs de Staline en Europe
- 2ème L’assassinat d’Erwin Wolf
- 3ème L’assassinat d’Ignace Reiss
- 4ème L’assassinat de Léon Sedov
- 5ème L’assassinat de Rudolph Klement.
Jean Dugenêt, le 31 janvier 2023
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Trotsky rejoint la Norvège et son fils s’installe à Paris
Léon Sedov, le fils de Trotsky que nous appellerons souvent Liova comme le fait son père et tous ses proches, vit à Paris depuis mars/avril 1933. Il a suivi son père dont il est le plus proche collaborateur au cours de son exil d’abord à Alma-Ata (Kazakhstan) puis à Prinkipo (Turquie). Il a ensuite installé son père à Saint-Palais-sur-Mer près de Royan, quand celui-ci est arrivé en France. Trotsky a ensuite trouvé des hébergements à Barbizon en Seine et Marne puis à Domène près de Grenoble.
Léon Sedov, de son côté, a fait ensuite un séjour de deux ans à Berlin où il a entrepris à partir de 1931 des études d’ingénieur. Il est expulsé d’Allemagne le 27 mars 1933, après la prise de pouvoir d’Hitler. Il est revenu à Paris où il vit avec Jeanne Martin, l’épouse de Raymond Molinier et son neveu de 7 ans. C’est le fils de sa sœur Zina décédée en Allemagne en 1933. Nous l’appellerons Siéva comme le font tous ses proches. Liova loge du 1er au 16 avril 1933 au 1, place de la Sorbonne, puis il loue une pièce meublée chez l’un de ses amis libertaire, André Savanier. Liova aura l’occasion de revoir Hélène, l'épouse d'André Savanier.
Nous avons vu que le NKVD a réussi à placer un de ses agents, nommé Zborowski, comme collaborateur régulier de Léon Sedov. (Voir : « Les provocateurs staliniens infiltrés chez les trotskystes »). Il informe régulièrement le NKVD des faits et gestes de Léon Sedov depuis 1935 quand il s’est fait embaucher par Liova principalement comme traducteur. Il avait approché auparavant Jeanne Martin. Mais, la principale collaboratrice de Liova est Lilia Ya Ginzberg (1898‑1981), appelée Lola. Elle était née en Lettonie, le 25 juillet 1898, et y avait fait ses études jusqu'en 1914. C’est une personne de confiance bien qu’elle ait épousé un militant menchevique, Samuel Estrine, qu'elle accompagna à Moscou où elle termina ses études et devint avocate. Elle fut soupçonnée et accusée d’être, elle aussi, un agent du NKVD mais la preuve est aujourd’hui établie qu’il n’en a rien été. (Voir aussi à ce sujet l’article « Lola Dallin dans le n° 9 des cahiers Léon Trotsky p. 3).
Revenons maintenant à Trotsky. En juin 1935, il est chassé de France et part en Norvège avec Natalia et Van Heijenoort qui fut son secrétaire pendant sept ans. Ils passent à Anvers où Jan Frankel se joint à eux. Ce dernier a été engagé comme secrétaire lors du séjour à Prinkipo. Ils arrivent tous les quatre à Oslo le 18 juin 1935. Ils sont accueillis chez Konrad Knudsen, un journaliste socialiste qui les installe dans une maison de campagne à Honefoss situé à 60 km d’Oslo. Ils font la connaissance de son épouse et de leurs deux enfants un garçon de 14 ans et une fille de 21 ans. Jan Frankel doit repartir car ses papiers ne sont pas vraiment en règle. Il a gratté sur son passeport la mention de son expulsion de France en février 1934.
Le 16 novembre, Erwin Wolf arrive pour le remplacer. Il est issu d’une famille bourgeoise et il a choisi de se mettre au service de la révolution en vivant sur ses propres deniers. Il a pour cela céder une part d’héritage à un frère. En cela déjà, il est exceptionnel. Il avait fait ce choix avant même de se mettre au service de Trotsky. Il militait alors dans une organisation d’exilés qui avaient fui l’Allemagne après la prise du pouvoir par Hitler. Plus tard, il a légué dans un testament tout ce qui lui resterait en héritage à la IVème internationale. Il aurait pu vivre aisément et même dans le luxe mais il a choisi la seule voie raisonnable dans un monde qui risque d’aller à sa perte. Il a choisi la voie de la révolution socialiste et il y a entièrement sacrifié sa vie.
Trotsky explique pourquoi il a choisi de le prendre comme secrétaire (Interview a un journal norvégien le 19 octobre 1937):
« Wolf était un Tchécoslovaque, d’une famille de gros commerçants. C’était un homme d’une intégrité absolue, et généreux. Sa collaboration avec moi était totalement désintéressée. Il est venu m’aider dans mon travail de sa propre initiative. Il a toujours aidé les exilés allemands persécutés par les nazis. Il avait de grands dons pour les langues étrangères et a appris en très peu de temps le norvégien, et il avait la plus chaude sympathie pour le peuple norvégien. »
Précisons, qu’il avait des raisons personnelles pour apprendre très vite à parler le norvégien. Il est en effet tombé sous le charme de la fille ainée de la famille, Hjordis Knudsen qu’il a d’ailleurs épousé. Liova dira plus tard que c’était « une blonde aux yeux d’enfant ». Cette charmante jeune femme va se trouver embarquée dans leur tragédie.
Les directions successives des services secrets russes
Voyons maintenant où en sont les ennemis c’est-à-dire le NKVD car Léon Trotsky et Léon Sedov sont leurs deux principales cibles. Le GPU est dissous en 1934 et remplacé par le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) mais nombreux sont ceux qui continueront à parler du GPU. Ce sera notamment le cas pour Trotsky. Ces services secrets se sont appelés successivement Tchéka, GPU, NKVD, KGB, FSB. Voyons précisément qui dirigea les services secrets russes pendant la période qui nous intéresse c’est-à-dire de 1934 à 1938. Les chefs furent successivement Menjinsky, Iagoda, Iejov et Béria. Chacun des trois derniers a fait fusiller son prédécesseur.
- Viatcheslav Menjinsky est en poste du 20 juillet 1926 jusqu’à sa mort mystérieuse le 10 mai 1934. Il dirige le Guépéou après la disparition de Félix Dzerjinski le 20 juillet 1926. Il meurt mystérieusement le 10 mai 1934 et il est remplacé peu de temps après par Guenrikh Iagoda.
- Guenrikh Iagoda est directeur du NKVD de juillet 1934 à septembre 1936. Après la révolution d’octobre 1917, il devint membre de la Tchéka puis il en fut « administrateur » dès décembre 1920. Il est donc entré dans les services secrets avant toute déviance stalinienne à une époque où la Tchéka devait traquer les « blancs » adversaires de la révolution. En 1934, il est nommé vice-président du GPU. Il succède à Viatcheslav Menjinski qui meurt opportunément d'un arrêt cardiaque selon certaines sources. En août 1936, sur ordre de Staline, il mène de bout en bout le Premier Procès de Moscou qui se conclut par la condamnation et l'exécution de Grigori Zinoviev, Lev Kamenev… (Voir mon article « La grande terreur »). Toujours sur ordre de Staline, il est destitué de son poste et nommé brièvement Commissaire du Peuple à la Poste. Il est arrêté le 3 avril 1937 par Nikolaï Iejov qui fut d'abord son adjoint, puis son successeur. Il était accusé de vol de diamants, de corruption et d’avoir tenté d’empoisonner Iejov en aspergeant les rideaux de son bureau avec du mercure. Iagoda fut jugé au troisième et dernier Procès de Moscou dit « Procès des 21 ». Au cours du procès, il a « avoué » avoir empoisonné son prédécesseur. La mort de ce dernier reste donc très mystérieuse. Iagoda a été fusillé le 15 mars 1938. Il a donc assurément servi Staline jusqu’en 1936 avant que celui-ci estime qu’il était devenu dangereux parce qu’il connaissait trop bien les rouages de la politique stalinienne avec notamment l’exploitation de l’assassinat de Kirov pour lancer une première vague de répression. De plus, Iagoda faisait partie de la génération des bolchéviques de la révolution de 1917. Or, Staline considérait maintenant que tous ces anciens révolutionnaires étaient potentiellement dangereux.
- Iejov est chef suprême du NKVD de septembre 1936 à novembre 1938. Il fut l’homme de la grande terreur (voir mon article sur ce sujet). Il est à son tour démis de ses fonctions en décembre 1938. Il est remplacé par son second : Lavrenti Beria. Il est mis à l’écart du processus de répression en étant nommé commissaire du peuple aux Transports maritimes et fluviaux. Il ne peut exercer longtemps ses nouvelles fonctions car il sombre dans la dépression et l'alcoolisme. Arrêté en 1939, Iejov, lors de son procès, reconnaît comme crime la « purge » des 14 000 tchékistes ce qui lui vaut d'être exécuté en février 1940, dans sa prison, sur ordre de Staline et de Lavrenti Beria.
- Beria est nommé à la tête du NKVD par Staline en novembre 1938. Bras droit et homme de confiance de Staline pendant 15 ans (de 1938 à 1953), il devint la principale figure du régime stalinien. En fait, Beria s'est assuré une place de choix dans l'entourage de Staline en écrivant une « histoire » où le « Père des peuples » devint le moteur du parti communiste en Transcaucasie (Staline était d’origine Géorgienne) et en éliminant les vieux bolcheviques qui pourraient contester cette version. En décembre 1934, Beria dirige les purges politiques dans l'ensemble de la Transcaucasie. Lorsqu’il remplace Iejov en 1938, il met fin aux Grandes Purges qui avaient décimé l'armée et rendaient l'URSS vulnérable aux visées hitlériennes. Il fait sortir du Goulag de nombreux officiers, sur demande du nouveau chef d'État-Major, le maréchal Chapochnikov. Néanmoins, il organise lui aussi des arrestations en masse et des exécutions de dissidents mais en moins grand nombre que son prédécesseur. Parallèlement, il purge l'appareil policier des hommes de Iejov et organise des procès contre eux, ce qui lui vaut pendant quelque temps une certaine popularité. Personnage cruel et sadique, il n'hésite pas à diriger lui-même, comme le faisait Iejov, certaines séances de torture dans son bureau de la Loubianka ou dans la prison de Lefortovo. Précisons, bien que cela sorte de la période qui nous intéresse, que lorsque l'Union soviétique s'étend en Pologne, en Finlande, en Moldavie et aux pays Baltes en application du Pacte germano-soviétique, Beria planifie les déportations massives de centaines de milliers d'habitants de ces contrées. Il a aussi fait déporter les tatars de Crimée. Il est l'un des responsables du massacre de Katyn. Il reste membre du Politburo de 1946 à sa mort (1953), et contrôle l'ensemble de la sécurité intérieure et extérieure de l'Union soviétique. Il meurt assassiné, peu après la mort de Staline, au moment où se posait la question de la succession de Staline par ceux qui étaient en concurrence avec lui.
Voyons maintenant quels sont successivement les subalternes des chefs du NKVD chargés de diriger l'espionnage à l'extérieur de l'Union soviétique. Ce sont donc les directeurs de la branche du NKVD appelée « Intelligence étrangère » ou INO (Département des affaires étrangères de l’OGPU).
- Artur Artouzov est né le 18 février 1891 à Oustinovo (gouvernement de Tver). Il a été « officier spécial » de la Tchéka (mai 1919-1922), chef du service de contre-espionnage (1922-1927), chef adjoint de la section « opérations secrètes » (1927-1931) et directeur du département « renseignement extérieur » (du 1er août 1931 à 1935). En mai 1935, Artouzov quitte définitivement l’OGPU et n’est plus affecté qu’au GRU. A la fin de novembre 1935 il est nommé commissaire divisionnaire. Il est mort fusillé le 21 août 1937 à la « Kommunarka » près de Moscou dans le cadre de la Grande Terreur sous Iejov.
- Abram Sloutski remplace Artur Artuzov, à partir de mai 1935 à la direction de l’INO. Sloutski avait rejoint le parti bolchévique en 1917 et la Tchéka en 1920. Spiegelglass est son subordonné en France. Alexander Orlov et Eitington travaillent sous ses ordres en Espagne. Ces agents ont été impliqués dans les assassinats de trotskystes et de militants du POUM en Espagne. Eitington sera aussi impliqué dans l’assassinat de Trotsky.
- En 1930, il devient chef de poste du Guépéou à Paris. Il a comme couverture la propriété d'une poissonnerie à Montmartre. Son nom de code est « Douglas ». Par la suite il retourne à Moscou, où il entraîne de nouveaux agents en contre-espionnage, et est nommé directeur-adjoint du département Étranger, sous la direction d'Abram Sloutsky. Lorsqu'Abram Sloutsky meurt en février 1938, empoisonné sur l'ordre de Staline et de Iejov, Spiegelglass devient de fait le directeur de l'espionnage du NKVD à l'extérieur de l'Union soviétique.
- Soudoplatov. Fin 1933, il est chargé de la surveillance des exilés ukrainiens dans les pays d'Europe de l’Ouest. Après avoir été formé par Sergueï Speigelglass, il est envoyé clandestinement, de 1934 à 1938, en Finlande, puis à Berlin, à Leipzig et à Paris pour infiltrer l'Organisation des nationalistes ukrainiens. En août 1938, il est nommé assistant spécial du directeur du Département Étranger du NKVD. Il est en effet entré dans l'orbite de Beria, nouveau chef du NKVD. Trois mois après, début novembre 1938, à la suite de l'arrestation de Sergueï Spiegelglass, il est promu chef intérimaire du service des renseignements étrangers. Il est relevé de ce poste un mois après et remplacé par Vladimir Dekanozov. Faisant l'objet d'une enquête, il est mis « au placard » en janvier et février 1939, mais réintégré en mars 1939, alors que les Grandes purges viennent de prendre fin. Il est personnellement chargé par Staline d'organiser depuis Moscou l'assassinat de Léon Trotsky.
- Vladimir Dekanozov est nommé directeur du département étranger du NKVD (INO) quand Soudoplatov est relevé de ce poste en décembre 1938. Il y restera jusqu’en mars 1939. Il sera alors nommé 1939 vice-commissaire du peuple aux affaires étrangères sous l'autorité de Molotov.
En combinant l’ensemble de ces données nous avons les binômes et trinômes de direction suivants. En première colonne : le directeur du Guépéou ou NKVD, en deuxième colonne le Directeur du département « renseignements extérieurs » du NKVD ou Directeur de l’INO (Département des affaires étrangères de l’OGPU), en troisième colonne le directeur-adjoint du département extérieurs (INO) ou son assistant spécial.
- Juillet 1934 à mai 35 Iagoda => Artuzov
- Mai 1935 à sept 36 Iagoda => Sloutsky => Spiegelglass
- Sept 1936 à fév 38 Iejov => Sloutsky => Spiegelglass
- Fév 1938 à août 38 : Iejov => Spiegelglass
- Août 1938 à nov 38 Iejov => Spiegelglass => Soudoplatov
- Nov 1938 à déc 38 : Beria => Soudoplatov
- Déc 1938 à mars 39 Beria => Dekanosov
- Depuis mars 1939 Beria => Soudoplatov
Parmi ces multiples évolutions des services secrets, celle de la fin 1936 avec l’arrivée de Iejov fut particulièrement importante et elle intervient au moment où se situe le début de notre récit. Nikolaï Iejov (ou Nikolai Yezhov) succède à Guenrikh Iagoda sur le poste de chef suprême du NKVD du 25 septembre 1936 au 24 novembre 1938. Il est le principal artisan de la mise en œuvre des grandes purges staliniennes avec plus de 750 000 personnes exécutées entre 1937 et 1938. Les procès de Moscou seront la face visible de ces grandes purges (Voir l’article « La Grande Terreur en URSS »). Le premier procès va se dérouler à Moscou du 19 août 1936 au 24 août 1936.
Les agents secrets recrutés dans la décennie qui a suivi la révolution étaient attachés aux conquêtes d’octobre au moins lors de leur recrutement. Ils deviennent, à ce moment, suspects pour Iejov qui considère que cet attachement à la lutte révolutionnaire pourrait les amener à se révolter contre le régime actuel. Les espions de cette époque sont jugés dangereux autant que les anciens bolchéviques et les généraux de l’Armée Rouge vainqueurs de la guerre civile. Nilolaï Iejov va s’employer à les supprimer.
Rappelons que, pour cette nouvelle période, Abram Sloutski (né en 1898) est le chef du service de renseignements extérieurs soviétiques (INO). Celui-ci prend comme adjoint Sergeï Mikhailovich Spiegelglass, né en 1897, qui a une bonne expérience de l’espionnage en France. Il était déjà chef de poste du GPU à Paris depuis 1930 avec comme couverture la propriété d'une poissonnerie à Montmartre. C’est lui l'officier traitant de Mark Zborowski, la taupe du NKVD qui surveille Léon Sedov.
Une équipe de tueurs au service de Staline
(Sources principales : « Paris dans les années 30. Sur Serge Efron et quelques agents du NKVD » et « Trotsky » de Pierre Broué p. 869 et 670)
Entre 1934 et 1936, Spiegelglass installe à Paris tout un nid d’agents du NKVD avec pour couverture une organisation de russes blancs nommée « l'Union pour le rapatriement des Russes en Russie ». Elle a ses locaux au 12 rue de Buci, dans le VIe arrondissement, à proximité du Boulevard Saint-Germain.

Mais en 1930, une organisation similaire appelée « l’Union pour le retour dans la Patrie » est déjà très active au château d’Arcine (parfois orthographié Arsine). Son nom provient du nom d’un des propriétaires au XIXe siècle, les Collomb d'Arcine et il s’appelle aussi château de Rumilly ou château de Rumilly-sous-Cornillon. Il se situe sur la commune de Saint-Pierre-en-Faucilly, dans le triangle formé par Genève, Annecy et Chamonix. Il est au nord du massif préalpin des Bornes, près de la ville de Bonneville et de la rivière l’Arve qui rejoint le Rhône à Genève. Un document sur les châteaux de la région indique que : « Cyrille d'Ennemond d'Aurémont de Coiffy de Fresnes, né en Russie, en 1851, marié à Anne, née de Gavrilow en 1855 à Saint-Pétersbourg permettra par cette acquisition de créer un foyer d'émigration russe, jusqu'en 1948 ». Cette information se retrouve dans le livre « Les secrets du château d’Arsine » et sur la page de la Wikipédia consacrée à ce château puisqu’on peut y lire : « Noter qu'entre 1920 et 1939, le château d'Arcine va servir de plateforme aux agents du NKVD pour tenter de "rapatrier" des russes blancs ». Ce château avait alors la réputation justifiée d’être un nid d’espions russes recrutés parmi les russes blancs.
En 1930, le château fait office de sanatorium. La plupart des 43 pensionnaires sont russes. Le commandant de cette communauté était un certain Mickaïl Schtrange. Son nom est plus souvent orthographié Michel Strangue. C’est ici que Sergueï Efron est recruté pour le NKVD par ce Michel Strangue et non pas l’inverse comme il est dit dans l’article « Paris dans les années 30. Sur Serge Efron et quelques agents du NKVD ».
La poétesse russe Marina Tsvetaeva mariée à Sergueï Efron est venue plusieurs fois dans ce château. Elle y a passé les étés 1930 et 1936 avec ses enfants. Elle s’est logée dans un appartement d’un quartier proche du château ou dans le château lui-même parfois dans une modeste chambre située sous le grenier. En 1934, le château ne fait plus office de sanatorium. C’est alors une pension de famille qui est gérée par les parents de Michel Strangue.
Quelques précisions à son sujet : Il est né en 1907 à Kazan, décline pour toute activité d’avoir été inscrit à la Sorbonne de 1933 à 1939. Son père était colonel dans l’armée impériale. Lui-même deviendra inexplicablement officier soviétique... en ayant effectué toute sa « carrière militaire » en France. Il a publié des livres historiques en URSS. Il est mort dans les années 60 à Moscou.
Sergueï Efron est revenu souvent au château. Le registre de la commune de Saint-Pierre indique qu'il est venu y faire au moins six séjours à partir de 1935. Il participe au recrutement de nouveaux agents. La technique est celle qui a été utilisée pour recruter Zborowski. Tous les migrants ont plus ou moins le « mal du pays ». Il faut les encourager dans cette voie en les convainquant qu’ils vivront mieux en Russie qu’en France. Nous avons vu que vers les années 1925-30 non seulement le capitalisme n’a pas disparu en Russie mais une nouvelle caste de privilégiés est apparue : les « nepmen » (Voir l’article « La vie en Russie vers 1927/1930 »). Il est réaliste de faire miroiter qu’il est possible en Russie de faire des affaires pour vivre à l’européenne avec des belles voitures, en mangeant au restaurant… Grace (ou « à cause de ») la propagande du PCF, le fait qu’une famine se répand en 1934-1936 peut rester caché. De même, personne n’imagine l’ampleur de la terreur stalinienne qui va culminer en 1937-1938. Convaincus par un tableau idyllique de la vie en Russie, il faut alors expliquer aux candidats que le privilège de rentrer en Russie doit se mériter par des services rendus aux nouveaux dirigeants. Ces services seront d’ailleurs rémunérés. Les candidats sont alors invités à faire des filatures, à espionner des personnes ou des entreprises. Ils doivent rendre des rapports sur leurs observations… Bref ! Ils deviennent des agents du NKVD.
« l'Union pour le rapatriement des Russes en Russie » est ainsi une couverture très pratique pour recruter de nouveaux agents parmi les russes blancs avec cette méthode. Ceux qui se présentent à l’ambassade sont invités à s’adresser à cette organisation.
Quand Spiegelglass prend ses fonctions, il bénéficie déjà de tout un réseau d’espions en France dont quelques-uns ont été recrutés au château d’Arcine. Dressons une liste de ceux qui fréquentent les locaux de la rue de Buci. Spiegelglass en désigne quelques-uns comme étant le « Groupe Mobile ». Ils peuvent en effet se déplacer pour commettre des assassinats n’importe où dans le monde au moment où le chef du NKVD a de nombreuses « cibles » hors de la Russie.
- Sergueï Efron, né le 29 septembre 1893 (11 octobre 1993 dans le calendrier grégorien) à Moscou, est officiellement écrivain ce qui ne lui donne pas des revenus suffisant pour vivre. Il est le fils d’une famille de réfugiés russes. Il est le plus connu du groupe en tant qu’époux de Marina Tsvetaeva. C’est un ancien officier blanc employé de l'union pour le rapatriement des Russes. Il a un rôle de chef dans l’équipe. Il reste en contact avec Michel Strangle mais ce dernier ne fait pas partie du groupe de la rue de Buci.
- Piotr (Pierre) Schwarzenberg, réfugié russe né le 14 mai 1896 à Kiev. Secrétaire adjoint de l'union pour le rapatriement des Russes. II était de nationalité russe, mais était né en Allemagne. En octobre 1936, il part pour l’Espagne où il disparaît.
- Roland Abbiate (ou Abbiat). Il voyage avec un passeport au nom de François Rossi. Il est aussi appelé Vladimir Pravdin. Il est Monégasque, né à Londres en 1905. Ses parents (sa mère était russe) avaient fui la guerre civile et s'étaient établis en 1920 à Monaco. Depuis, sa mère habite à Paris. Tour à tour chevalier d’industrie en Russie, hôtelier à Prague, instituteur ou commerçant, soupçonné de trafic d’armes. Il a été condamné à deux ans de prisons aux USA en 1925. Il a séjourné en URSS. Il est resté en contact avec sa sœur Mireille longtemps mariée à un conservateur de musée nommé Boris Erikalov lequel a exercé ce métier à Leningrad puis à Moscou. À partir de 1929, il travaille pour le NKVD sur la Côte d'Azur et à Belgrade. De 1932 à 1934, il tenait à Belgrade un restaurant de luxe, couverture d’activités d’espionnage. Il a aussi tenu un bar chic à Belgrade. Il s’enfuit après l’assassinat du roi Alexandre auquel il semble avoir été mêlé (voir « Trotsky » de Pierre Broué, note en bas de la page 869). Il mène un train de vie incompatible avec ses ressources avouées. C’est un agent du NKVD opérant sous les ordres de Spiegelglass.
- Charles-Etienne Martignat, né en 1900 à Culhat dans le Puy de Dôme. Utilise le pseudo « André ». Après avoir été employé d'hôtel, il a travaillé comme manœuvre chauffagiste à l'usine à gaz de Clichy mais il s’offre des vacances dans des hôtels luxueux. Décrit par tous les témoins comme un « petit gros à la tête rentrée dans les épaules ». On ne sait presque rien de lui. Il réside depuis 1931 au N° 18 Avenue Anatole France, Clichy, Paris. C‘est probablement un simple tueur à gage recruté par Abbiate. Il l’accompagne partout dans ses missions. Il ne semble guère avoir d’autres motivations que l’appât du gain. Son niveau de vie laisse penser qu’il a déjà perçu des rémunérations.
- Nikolaï (Nicolas) Pozniakoff. Ingénieur chimiste. Il était officier dans l'armée de Wrangel pendant la guerre civile et y avait fait la connaissance de Dimitri Smirensky. C’est aussi un tueur. Il fut un temps, avec Efron, le supérieur de J.P. Ducomet et Renata Steiner (voir ci-dessous). A l’automne 1936, il part en Espagne combattre aux côtés des républicains. Là aussi, il semble avoir travaillé avec les unités spéciales du NKVD.
- Larine, la secrétaire de « l'Union pour le rapatriement des Russes en Russie ». Elle était donc officiellement la secrétaire de Schwarzenberg et c’est elle qui, en principe, recevait les candidats à l’émigration qui se présentaient au local.
- Pierre-Louis (Robert ou encore Jean-Pierre) Ducomet dit « Bob », français né le 18 janvier 1902. Photographe de l’équipe. Avant son recrutement par le NKVD, il vivait de travaux occasionnels. Il est recruté par Nicolas Pozniakoff en 1936.
- Dimitri Smirensky, dit « Marcel », « Cadek » ou « Marcel Rollin », russe blanc, fils d’un pope, né en 24 octobre 1897 dans le Caucase. Il a combattu dans l’armée blanche de Dénikine. II avait émigré en France en 1921 (ou 1922), avait été chauffeur de taxi puis menuisier chez Panhard-Levassor. Il a aussi travaillé chez Renault. Il a milité dans la CGTU (syndicat communiste) et s’est fait expulser en juillet 1931 en Belgique. Il avait été membre du 6ème rayon du PC à Paris. Il fut interdit de séjour en France avec un arrêté d’expulsion en juillet 1931. Il en est revenu Il vit alors « de petits métiers », se fait appeler Marcel Rollin et fréquente l'Union pour le rapatriement. Nicolas Pozniakoff lui propose, au début de l'année 1936, « un petit travail qui lui ferait gagner quelques sous ». Il participe ainsi avec Steiner et Ducomet à des filatures.
- Anatole Tchistoganoff, né le 29 juillet 1910 à Elisavetgrad dit « Lunettes ». D'origine russe. Au chômage, il désire retourner dans son pays natal pour y trouver du travail. En janvier 1935, Efron lui demande de faire des filatures.
- Vadim Kondratiev, né en 1896. II participe à la guerre civile aux côtés des Russes blancs et arrive en France en 1920. Il fut présenté comme le bras droit du général Skobline notamment lors de l'enlèvement le 26 janvier du général Miller (1867-1937), ancien officier général de l'armée tsariste, commandant, en chef des troupes des Blancs contre l'Armée rouge dans le nord en Se marie avec Véra Pokrovsky et devient actif dans plusieurs organisations de l'émigration russe à Paris, entre autres, les eurasiens et l'Union de l'Empire russe. Ami des Efron de longue date, il n'a pas de travail fixe, vit de subsides. Il a exercé à Paris les métiers de livreur de pain, de chauffeur de taxi ou d’auxiliaire d’imprimerie. Il a travaillé à l’impression du journal de l’Eurasie. A partir de 1933, après avoir divorcé de Véra Pokrovsky, il vit en concubinage avec Anna Souvtchinsky, née Popoff, qui fait probablement aussi partie du groupe.
- Renata Steiner, maîtresse de Schwarzenberg, recrutée par lui en octobre 1936. C’est une jolie suissesse, née le 16 avril 1908 à Saint Gall. Institutrice à Zurich, en Suisse. Elle fréquente les milieux antifascistes. Elle était en 1935 femme de ménage à Paris. Elle a sympathisé très jeune avec les communistes et rêve d'habiter l'URSS. Elle a réussi à s'y rendre comme touriste, une fois en 1934, deux fois en 1935, mais elle a dû chaque fois revenir. Elle est allée travailler à Paris et elle a fait de pressantes démarches auprès du consulat soviétique qui l’a orientée classiquement vers « l'Union pour le rapatriement des Russes en Russie ». Elle y a rencontré Larine, la secrétaire de l'organisation, qui l'a présentée à Schwarzenberg, qui l'a à son tour présentée à Serge Efron. Ce dernier l’a introduite dans leur « cercle ». Il lui a présenté Ducomet, Smirensky, Rossi (Abbiat) et d'autres "amis" de l'Union. Elle va vivre quelque temps avec Pierre Schwarzenberg avant qu’il parte pour l’Espagne en octobre 1936. Elle sera aussi l’amante de Serge Efron puis de Elle est prête à payer de sa personne pour parvenir à ses fins. Elle pourrait être utile pour attirer une cible dans un piège. Par contre, elle ne semble pas très finaude. Schwarzenberg lui demande d'effectuer des filatures et il est bien possible qu'elle ait cru, de bonne foi, surveiller ainsi les agissements d'« ennemis de l'Espagne républicaine ».
L'Union pour le rapatriement disposait de plusieurs succursales, notamment à Marseille, Lyon et Grenoble. Le NKVD, possède donc d’autres agents en France notamment dans ces succursales. Afanassiev (Affanazoff) qui avait recruté Marc Zborowski en 1934 était vraisemblablement le responsable de l’agence de Grenoble (Voir : « Les provocateurs staliniens infiltrés chez les trotskystes »). Afanassiev avait accompagné Zborowski à Paris et l'avait présenté à l'Union pour le rapatriement.
Ajoutons Mark Zborowski et, potentiellement, les deux frères Sobolevicius Abraham et Ruvin, connus dans l'organisation trotskyste sous les noms d’Adolf Sénine et Roman Well (Voir l’article « Les provocateurs staliniens infiltrés chez les trotskystes »). Les renseignements donnés par Zborowski sont essentiels et les deux frères, bien que démasqués, sont toujours agents du NKVD et peuvent encore lui rendre service.
Précisons que chaque membre de toute institution officielle soviétique à l'étranger est tenu d’apporter toute l'assistance possible aux services secrets. Il en est ainsi avec toutes les dictatures. Ainsi, la plupart des employés de l’ambassade de Russie en France sont liés au NKVD et c’est tout particulièrement le cas de ceux de la « délégation commerciale » soviétique à Paris qui assure le contact avec le « public ». Citons notamment parmi les membres de la « délégation commerciale » Lydia Grozovsky et son mari ainsi que Véniamine Beletsky. Mme Grozovsky est directement sous les ordres de Sloutsky de même que Véniamine Beletsky qui est en fait l’adjointe de Sloutsky.
Le NKVD dispose aussi comme agent du Dr Boris Girmounski qui dirige la Clinique Mirabeau dans le 16e arrondissement. Cette clinique est entièrement tenue par des russes blancs. Or, nous venons de voir que ce milieu est infesté d’agents du NKVD. Un ancien inspecteur de la DST, Pierre Levergeois, précise cela dans son livre « J’ai choisi la DST, souvenirs d’un inspecteur. » (p. 122-123). Le Dr Boris Girmounski, avait été jusqu'en 1923 médecin dans un camp de la Tchéka. II avait ensuite exercé à Moscou, puis séjourné en France un an et à Vilna une autre année. Le plus étonnant est qu’il soit revenu s’installer définitivement à Paris en 1930 en ayant quitté la Russie en toute légalité avec sa famille, des passeports en règle et la coquette somme de six millions de Francs qui lui a permis d’acquérir la clinique. Serait-il permis de dire que cette clinique a été achetée par le Guépéou ? Cette question ne semble guère avoir inquiété les autorités françaises. L’ancien inspecteur de la DST parle d’une enquête « effectuée mollement » à la suite de plusieurs dénonciations (Voir la note de bas de page n° 33, p. 218 du Cahiers Léon Trotsky n° 3).
Signalons pour finir que la filière de la direction du PCF est une sorte de roue de secours que les services secrets évitent d’utiliser mais qui peut rendre service. Assurément, le journal l’Humanité sert à brouiller bien des pistes lors des méfaits des tueurs et autres agents du NKVD (Voir l’article de J.P. Joubert intitulé « Quand l’Humanité couvrait la trace des tueurs » dans Les Cahiers Léon Trotsky n° 3)
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Dans la deuxième partie ces agents du NKVD commenceront à entrer en action…