L’assassinat de Léon Sedov
Dans la deuxième partie, essentiellement consacrée à l’assassinat d’Erwin Wolf, nous avions vu que Léon Sedov, le fils de Trotsky, était, avec son père, la cible principale du NKVD. Il est désormais cerné de près. Il ne sait pas que son plus proche collaborateur Zborowski est un agent de Staline qui rend compte régulièrement de chacun de ses faits et gestes. Mais il a appris beaucoup de choses, par les aveux de Rénata Steiner, à la suite de l’assassinat d’Ignace Reiss. Il sait qu’il est souvent pris en filature et qu’il a échappé à deux guets-apens. Le fait que toute l’équipe de la rue de Buci que nous avions présentée dans la première partie est maintenant disparue oblige le NKVD à revoir sa stratégie.
Jean Dugenêt, le 31 janvier 2023
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Léon Sedov sait qu’il est en danger
L’assassinat d’Ignace Reiss a changé la situation pour les deux camps.
Léon Sedov se doutait qu’il était surveillé par le NKVD. Il en a maintenant la certitude. Il sait qu’Anatole Tchistoganoff, qu’il avait repéré au palais de justice, faisait partie de l’équipe des tueurs qui ont assassiné Ignace Reiss. Plus que cela, les aveux de Rénata Steiner montrent qu’il a échappé à deux attentats. Il sait maintenant qu’il a de la chance d’être encore en vie. Il écrit le 28 septembre 1936 à Hélène Savanier (Je donne ici des citations extraites de « Léon Sedov fils de Trotsky, victime de Staline » de Pierre Broué) :
« Ne vous inquiétez pas pour moi ! Jusqu’à présent, j’ai eu une grande chance, pourquoi me trahirait-elle maintenant ? C’est un peu comme au jeu. Il faut être fataliste, ce qui n’empêche pas d’être prudent. »
Quelques jours auparavant, dans une lettre du 25 septembre 1936, il lui donnait des consignes et des conseils de sécurité :
« La question de la sécurité reste toujours pour moi la chose la plus inquiétante. Nos méthodes et principes du passé ne valent pas grand dans la situation actuelle. Joseph (Staline) tire à gauche et à droite sans se soucier le moins du monde des répercussions que cela peut avoir. La vigilance doit être exceptionnelle ; si auprès de vous peuvent vivre quelques Américains (pas seulement) pas très capable pour le travail, mais en tant que gardes, il faut le faire absolument ; Connaissez-vous vos voisins immédiats ? On devra faire une enquête là-dessus, surtout s’il y a eu du changement. Extrême prudence en ce qui concerne les déplacements. Que rien ne se sache d’avance ou, dans la mesure où c’est inévitable, le plus tard possible, heure de départ, lieu, etc. Je ne peux pas t’écrire en détail sur ces questions mais il faut considérer ce problème non seulement comme essentiel et décisif, mais comme un problème scientifique. Cela demande une étude et une organisation minutieuse. Autrement, c’est comme dans un jeu de hasard. Si rien n’arrive c’est parce que l’adversaire ne fait rien ».
Il sait qu’il est traqué par le NKVD comme son père. Ils ont été condamnés à mort par contumace lors du premier procès de Moscou et ils savent que Staline compte bien mettre la sentence en exécution. Le 4 janvier 1937, Léon Sedov avait écrit dans un article intitulé «Accusé, j'accuse »:
« En faisant de moi l'un des principaux accusés des deux derniers procès, Staline poursuit un but précis. Il est probable qu'il ne s'en tiendra pas à des
accusations. Je veux prévenir l'opinion publique que malgré tout ce que j'ai vécu ces derniers temps, je n'ai nullement perdu mon équilibre moral et ma confiance dans la vie, je ne suis donc nullement enclin à me suicider, à disparaitre. Si quelque chose m'arrivait, c'est du côté de Staline et non ailleurs qu'il faudrait rechercher la cause ».
La situation a changé aussi pour les tueurs du NKVD depuis l’assassinat d’Ignace Reiss. Le groupe de la rue de Buci qui menait une surveillance constante des faits et gestes de Léon Sedov est dispersé. Cependant, Léon Sedov et Léon Trotsky restent les principales cibles de Staline. Spiegleglass doit trouver des solutions rapides. Son principal atout est la présence de Zborowski auprès de Léon Sedov. Mais Zborowski n’est pas un tueur. Dans le NKVD les tueurs ont une formation spéciale. Zborowski ne tue pas. Il n’est pas question qu’il manie une arme blanche ou une arme à feu. A chacun son rôle. Il donne essentiellement les renseignements qui permettent aux tueurs d’intervenir. Il pourrait néanmoins aider autrement…
Les faits

Voici les faits (Je reprends ici des informations données dans l’article « La mort de Léon Sedov », Cahiers Léon Trotsky n°13) :
A la mi-janvier 1937, Sedov fut pris d'une violente crise de douleurs abdominales qui se calmèrent en une nuit. Le médecin appelé émit l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une légère atteinte d'appendicite. Après quelques jours de diète les douleurs disparurent.
Le 8 février, Sedov subit une nouvelle crise plus violente et plus prolongée. Zborowski appela une ambulance et Sedov fut admis à 17 heures sous le nom de Martin, ingénieur français, dans la Clinique Mirabeau du 16e arrondissement. Nous avons vu que cette clinique est dirigée par le Dr Grimonski qui est tout simplement un agent du NKVD. Nous avons expliqué cela dans la première partie.
Un médecin fit appliquer de la glace sur le ventre de Sedov et demanda l'avis du Dr. Thalheimer « chirurgien des hôpitaux réputé » comme on dit dans une corporation où les règles de confraternité sont généralement respectées. En fait, il avait surtout la réputation d’avoir fait des opérations chirurgicales catastrophiques avec les pires malfaçons. Thalheimer fut d'avis qu’il s’agissait assurément d’une crise d’appendicite et qu’il fallait opérer immédiatement. L'intervention eut lieu vers 22 heures.
Ce qu'a trouvé et fait le Dr Thalheimer est assez flou. Il aurait trouvé une bride intestinale inexpliquée. Il aurait donc sectionné cette bride et enlevé l’appendice. Une bride intestinale est fréquemment la cause d’occlusions intestinales. L’appendice était-elle enflammée ? Aucune réponse catégorique à cette question n’a été apportée autrement que par le chirurgien lui-même.
Les seuls renseignements que nous ayons proviennent de ce chirurgien incompétent. Il a déclaré aux trois médecins chargés de la contre-expertise qu’il s'agissait d'une « opération pratiquée pour appendicite aiguë réfractaire au refroidissement avec aggravation ». Il indique avoir retiré une « appendicite enflammée » et sectionné « une bride comprimant la fin de l’iléon avec dilatation au-dessus ». Personne n’est étonné du fait que le chirurgien affirme que son diagnostic était bon et ses gestes opératoires justifiés. Nous ne pensons pas que son incompétence soit la cause du décès de Sedov mais nous ne trouvons rien de bien crédible dans ce qu’il explique. Rien ne prouve que Sedov ait réellement eu une crise d’appendicite.
D'après le compte rendu de l'autopsie l’incision iliaque droite avait 11 cm de long ce qui témoigne de difficultés majeures pour retirer l'appendice. Le chirurgien ne semble pas avoir fait état de cela.
Pendant les quatre jours qui suivirent « la température n'excède pas la normale de plus de quelques dixièmes ». L'état général s'améliore rapidement. Le dimanche 13, Sedov reçoit Lola et décide de travailler avec Zborowski le lendemain.
Mais, brusquement, l’état de santé de Sedov s’aggrave. De manière inattendue et inexpliquée, il entre dans un état de crise hors du commun. D'après la compagne de Sedov (Jeanne Martin) :
« Sedov s'était brusquement levé, demi-nu, vêtu seulement d'un veston de pyjama, était allé dans une chambre de malade voisine (chambre n° 10 à trois lits) avait mangé l'une des oranges placées dans cette chambre, s'était couché sur l'un des lits de cette chambre qui était libre, puis était ressorti, se promenant dans les couloirs, dans sa chambre n°15, revenant ensuite dans la chambre n°10 puis allant pour finir, s'allonger sur le divan de nuit situé dans un office contigu à sa chambre ».
Dans une autre note, Jeanne Martin précise qu'il avait été trouvé nu et délirant dans des conditions sur lesquelles la lumière n'a pas été faite, dans une pièce voisine, qu’il aurait alors souillée d'excréments.
Le lundi 7, Jeanne Martin arrive à la clinique à midi 45 et apprend que la nuit a été mauvaise. Elle remarque sur la paroi abdominale de l’opéré un large « bleu » de 100 cm2 environ et dont le bord le plus rapproché de la cicatrice était à 10 ou 15 cm de celle-ci, la tache s'étendant ensuite en direction de la hanche droite.
Le Dr Thalheimer appelé d’urgence ne comprend rien à la situation. D'après Rosenthal, l’avocat de Trotsky, le chirurgien interroge Jeanne Martin :
« Il semble s'être produit un accident post opératoire que je ne m'explique pas. Lui a-t-on administré des barbituriques ? » « Cet homme n'a-t-il jamais manifesté l'intention de se suicider ? » « Il demandera encore si le malade n'est pas accoutumé à l'usage de toxiques dont la privation aurait pu provoquer la crise. Réponse négative ».
L'état général s'aggrave alors que la température devient irrégulière passant de 36° à 41°5 et que le ballonnement abdominal s'accentue. Malgré le « traitement » (on ignore lequel) la situation empire. Le lendemain Sedov est pris d'étouffements. C'est alors que, bravant les consignes, Zborowski avertit Jean Rous (dirigeant du POI, l’une des deux organisations trotskyste française. Celle qui a alors la préférence de Trotsky) et Gérard Rosenthal, l’avocat de Trotsky. Une consultation est organisée entre le Dr Georges Rosenthal (Père de l’avocat de Trotsky), les médecins et chirurgiens traitant et le Dr Guttman, « éminent spécialiste des voies intestinales ». Le diagnostic d'occlusion post opératoire est porté et il est décidé de réintervenir rapidement. C’est à nouveau le Dr Thalheimer qui se charge de l’opération. Là encore, il est difficile de savoir avec précision ce qu’il a trouvé et ce qu'il a fait : pas de compte-rendu opératoire et les rapports d'autopsie sont peu précis. Néanmoins on peut affirmer que le chirurgien est réintervenu par incision iliaque gauche et qu'une iléostomie a été pratiquée (c'est-à-dire un abouchement à la peau de la partie terminale de l'intestin grêle). L'autopsie retrouve également sur l'iléon « juste au-dessus du coecum, les traces d'un infarctus sur une longueur de près de 11 centimètres ».
Le mercredi 14 février 1938 à l'aube, Sedov perdait conscience. Il mourrait à llh40. ».
Depuis, de nombreuses interprétations ont été faites pour montrer qu’il a été ou non assassiné. Il aurait pu être victime d’erreurs et d’incompétences de l’équipe médicale. Plus récemment, quarante-cinq ans après les faits, la thèse de « la péritonite du cinquième jour » ou « syndrome du cinquième jour » a été proposée. Il s’agirait d’un phénomène, maintes fois observé, qui apparait cinq jours après une appendicectomie quand tout semblait se dérouler normalement pendant les quatre jours précédents. Ce serait donc une grave péritonite qui serait ainsi apparue tardivement. Cela seul ne peut guère expliquer le grand délire nocturne de Sedov errant nu dans les couloirs de la clinique.
Aucun doute possible : Léon Sedov a été assassiné
« D’anciens cadre du KGB révèlent » : tel fut le titre de « L’Evènement du Jeudi », une revue à grand tirage sans grande prétention en matière d’histoire. C’était en décembre 1992 le n° 421.
L’article informe que le général Pavel Anatoiévitch Soudoplatov, a confirmé devant une caméra : Oui ! Le « Vieux » autant que le « Fiston » étaient dans sa ligne de mire. Il parle évidemment de Staline et du NKVD qui voulaient assassiner Léon Trotsky et son fils Léon Sedov. Il restait un doute à propos du décès de Léon Sedov. Les trotskystes ont toujours soutenu qu’il a été assassiné mais bien des voix se sont élevées pour affirmer qu’il y a eu, tout au plus, des négligences ou des incompétences du service médical qui s’est occupé de lui. La révélation de Soudoplatov lève définitivement un doute. Elle a d’ailleurs été recueillie, devant une caméra, par deux anciens hauts fonctionnaires du KGB, Igor Préline et Evgenii Soloviev, qui ont travaillé à un film sur l’histoire des services secrets russes. Ceux–ci connaissent donc bien les documents et les hommes qu’ils ont interviewés.
Lorsque Léon Sedov meurt le 18 février 1938 c’est encore Sloutski qui, pendant une journée, reste à la tête du Département Etranger du NKVD. Il est remplacé jusqu’au 2 novembre 1938 par Spiegelglass. C’est ensuite Pavel Soudoplatov qui occupe le poste soit 10 mois après l’assassinat de Léon Sedov. Soudoplatov, qui fait ainsi des révélations 54 ans après les faits, n’a donc pas eu une grande responsabilité dans l’assassinat de Léon Sedov mais il était, au minimum, très bien renseigné. Léon Sedov était « dans sa ligne de mire » dès ce moment comme il l’a dit car il était « dans la ligne de mire » de tout le NKVD. Il savait en effet que le NKVD considérait le père et le fils comme deux cibles prioritaires.

Léon Sedov avec ses parents à Alma-Atta
Les trotskystes ont toujours considéré que Sedov a été assassiné. Rien ne prouve que le diagnostic de crise d’appendicite fût exact. Aucune description de l’état de l’appendice n’apporte de preuve ni dans un sens ni dans l’autre. Rien ne prouve non plus que la « bride qui comprimait l’iléon » ait eu un quelconque rapport avec la dégradation de l’état de santé de Sedov. Seul le Dr Thalheimer en parle. Or, il était dans l’incapacité d’expliquait la « maladie » de Sedov et sa brutale aggravation. Il a envisagé comme cause possible une tentative de suicide où la privation d’une drogue à laquelle le patient se serait accoutumé. Il s'est assurément passé quelque chose d'anormal dans le déroulement de la maladie et dans les causes de la mort de Sedov. Toutes les déclarations du Dr Thalheimer laissent penser que celui-ci a voulu couvrir des négligences ou des incompétences de l’équipe médicale. Il a en fait couvert un crime, probablement sans le vouloir, dans une clinique investie par les agents du NKVD. Sa seule intention était probablement d’écarter toute défaillance médicale comme explication de la mort.
Sedov aurait pu être empoisonné dès le départ. Cette méthode d’assassinat est classique pour le NKVD qui utilise souvent des poisons bien connus notamment la strychnine ou le cyanure (acide prussique). Le fait d’avoir transfusé plusieurs litres de sérums physiologique avec diverses substances médicamenteuses permettrait d’utiliser une gamme beaucoup plus large de poisons. Un assassinat par des gestes médicaux criminels est aussi possible. Il serait notamment possible de créer une hémorragie interne ou une infection microbienne. Il est aussi possible d’affaiblir l’organisme par diverses techniques comme des refroidissements. Dans cette clinique investie par des agents du NKVD de multiples hypothèses sont vraisemblables. En mars 1938, lors du troisième procès de Moscou, les staliniens ont révélé « avec une franchise cynique » que le Guépéou maîtrisait des méthodes secrètes permettant « d’aider la maladie à précipiter la mort ».
Avec les révélations de Soudoplatov, nous avons maintenant la certitude que Lev Sedov a été assassiné mais ne nous savons toujours pas comment les agents du NKVD lui ont donné la mort. Les dossiers des archives russes avaient commencé à s’ouvrir sous Eltsine mais ils se sont refermés avec Poutine. Une autre source qui a eu accès aux dossiers s’est exprimée sur le sujet. Il s’agit du général Dmitri Volkogonov, proche conseiller du président Eltsine. Il a publié une biographie de Trotsky. Il connait probablement plus de faits qu’il n’en mentionne mais il assure lui aussi qu’il a la conviction que Sedov a été tué par les services soviétiques. Il précise, qu’à son avis, Zborowski n’a pas pris part à l’assassinat.
Il arrivera bien un moment où nous aurons accès à tous les rapports envoyés par Zborowski à ses chefs et à toutes les directives transmises par le NKVD au Directeur de la clinique. Alors seulement, nous connaîtrons toute la vérité.
La famille proche : Léon Trotsky, Natalia et Siéva
A Coyoacan, Jean Van Heijenoort, le principal secrétaire de Trotsky, est le premier prévenu par des journalistes de la mort de Sedov. Il se rend avec Diego Rivera, artiste peintre et protecteur de Trotsky, à Chapultepec où Trotsky s’est provisoirement installé. Il raconte (citation extraite du « Trotsky » de Pierre Broué p. 876) :
« Lorsque nous entrâmes dans la pièce où se trouvait Trotsky, Rivera s’avança et lui annonça la nouvelle. Trotsky, le visage durci, demanda : « Est-ce que Natalia le sait ? ». « Non » dit Rivera. Trotsky répliqua « C’est moi-même qui le lui dirait ! » Nous partîmes rapidement. Je conduisais. Rivera était à côté de moi. Trotsky, assis à l’arrière, se tenait droit et silencieux. A Coyoacan, il s’enferma immédiatement avec Natalia dans leur chambre. Ce fut de nouveau la réclusion que j’avais connue à Prinkipo lors de la mort de Zina. Par la porte légèrement entrouverte, on leu passait du thé. Le 18, à une heure de l’après-midi, Trotsky me remit quelques feuillets écrits en russe, qu’il me demanda de faire taper, de traduire et de distribuer aux journalistes. Dans ces lignes, il réclamait une investigation sur les circonstances de la mort de son fils ».
Trotsky écrit ensuite son ultime hommage à son dernier fils :
« Adieu Lev ! Adieu cher et incomparable ami ! Ta mère et moi ne pensions pas, ne nous sommes jamais attendus à ce que la destinée nous impose la terrible tâche d’écrire ta nécrologie. Nous vivions avec la ferme conviction que, longtemps après notre départ, tu serais le continuateur de notre cause commun. Mais, nous n’avons pas su te protéger. Adieu Lev ! Nous léguons ton irréprochable mémoire à la jeune génération de travailleurs du monde. Tu auras droit de cité dans les cœurs de tous ceux qui travaillent, souffrent et luttent pour un monde meilleur. »
Trotsky et Natalia pensent alors à leur petit-fils Siéva qui était élevé par le couple Léon Sedov et Jeanne Martin. Ils désirent le faire venir chez eux à Coyoacan. Mais, leurs relations avec Jeanne Martin se sont dégradées. Celle-ci reste toujours liée sur les questions d’orientation politique à Raymond Molinier qui est d’ailleurs, officiellement, toujours son mari. Or, Trotsky est maintenant très en froid avec Raymond Molinier qui dirige le PCI. Trotsky n’ayant pas réussi à unifier les deux organisations, a choisi de défendre l’organisation concurrente, le POI, dirigée notamment par Pierre Naville, Jean Rous et Yvan Crépeau. Jeanne Martin prétend avoir des droits sur les archives conservées par Léon Sedov et sur la garde de Sièva. Trotsky met sur l’affaire son avocat parisien Rosenthal et son vieil ami Alfred Rosmer.
Avant de poursuivre le récit faisons un saut de plus d’une année en avant pour voir avec deux photos comment cette affaire de la garde de Siéva s’est terminée.
Ce n’est que le 22 mars 1939 que Marguerite Rosmer finit par retrouver le garçon que Jeanne Martin avait placé dans un pensionnat religieux sous une fausse identité. Ils le gardent un moment avec eux avant de l’accompagner au Mexique où il retrouvera son grand-père en août 1939.

Nous voyons ici, sur la photo de gauche, du premier au dernier plan :
- Elsa Bernaut, la femme d’Ignace Reiss, désormais veuve ;
- Sièva (Seva Volkov) le petit-fils de Trotsky que le couple des Rosmer a réussi à récupérer ;
- Roman Bernaut, le fils d’Ignace Reiss et d’Elsa Bernaut ;
- Le militant trotskyste Daniel Martinet.
Sur la photo de droite nous voyons à Coyoacan, derrière Trotsky de gauche à droite : Sieva, Marguerite Rosmer, Natalia Sedova et Alfred Rosmer.
La première photo a probablement été prise par Marguerite Rosmer. On reconnait le « décor ». Il s’agit de la maison des Rosmer située à Périgny au sud-est de Paris. C’est dans cette grange transformée en maison de campagne que se tiendra la conférence de « Lausanne » autrement dit la conférence de fondation de la IVème internationale. Les délégués ne seront informés qu’au dernier moment que c’est là qu’aura lieu la conférence et non pas à Lausanne.
Elsa Bernaut et son fils Roman résident ainsi un moment chez Alfred et Marguerite Rosmer, Ils y feront la connaissance du petit-fils de Léon Trotsky, mais aussi des deux filles d’Andres Nin, Ira et Nora, ainsi que de leur mère Olga. Cette maison doit-elle être considérée comme un monument historique du mouvement ouvrier ou un sanctuaire des révolutionnaires ? Elle fut assurément un havre de paix pour des veuves et des orphelins à la fois rescapés et victimes de la terreur stalinienne. Chez les Rosmer, Elsa Bernaut rencontrera aussi Daniel Martinet, et l’Arménien Tarov (plus connu sous le nom d’Armenak Manoukian), qui rejoindra le groupe Manouchian et finira exécuté avec ses camarades en 1942.
Reprenons notre récit. Ayant appris la mort de leur fils, Trotsky et Natalia s’enfermèrent plusieurs jours dans leur chambre. Ils en ressortir marqués physiquement avec, à la main, le texte intitulé « Léon Sedov, le fils, l’ami, le militant » :
« Léon était le seul qui nous avait connus jeunes ; il faisait partie de nos vies depuis qu’il avait pris conscience de lui-même (…). Jeunesse révolutionnaire de tous les pays, accepte le souvenir de notre Léon, adopte-le, comme ton fils, il en est digne, et que désormais il participe invisible à tes luttes puisque le sort lui a refusé de prendre part à la victoire finale. »
Ni Trotsky, ni ses proches ne doutent un seul instant que Liova a été assassiné par Staline mais ils ne parviennent pas à faire prendre leur thèse au sérieux par les autorités françaises. Trotsky écrit le 19 juillet 1938 :
« Les criminels seront découverts, Monsieur le juge ! L’étendue des crimes est trop grande. Un trop grand nombre de personnes et d’intérêts – ceux-ci souvent contradictoires – y sont impliquées : les révélations ont déjà commencé. Et elles feront apparaître que les fils qui partent de la série des crimes mènent au GPU et à travers le GPU à Staline personnellement. Je ne peux savoir si la justice française prendra dans ces révélations une part active. Je le souhaiterais fort et suis prêt à l’aider de toutes mes forces. Mais d’une façon ou d’une autre, la vérité sera découverte.
De ce qui vient d’être exposé, il découle avec une pleine évidence que l‘instruction de l’affaire de la mort de Sedov n’a presque pas encore commencé. En accord avec toutes les circonstances de l’affaire et les paroles prophétiques de mon fils le 4 février 1937, l’enquête ne peut manquer de partir de la présomption que la mort n’a pas eu un caractère naturel. Les organisateurs du crime furent les agents du GPU, pseudo-fonctionnaires des institutions soviétiques à Paris. Les exécuteurs furent les agents de ces agents, pris dans les milieux d’émigrés blancs, de stalinistes français ou étrangers etc. Le GPU ne pouvait manquer d’avoir ses agents dans une clinique russe ou dans son voisinage immédiat. Telles sont les voies dans lesquelles doit se diriger l’enquête si, comme je veux l’espérer, elle cherche à découvrir le crime et non à suivre la ligne de moindre résistance. »
La mort de Liova a aussi d’évidentes conséquences matérielles. Le travail qu’il faisait ne peut guère être poursuivi. C’était sur ses épaules que reposait la publication en Russie du Bulletin de l’Opposition et aussi l’organisation du Secrétariat International de l’Opposition de Gauche appelé à devenir le Secrétariat de la IVème Internationale.
Sara Weber, une ancienne secrétaire de Trotsky et Lola, qui était la collaboratrice à Paris de Liova, se retrouvent à New York et tentent de faire vivre quelques temps le BO (Bulletin de l’Opposition en langue russe). Mais la publication disparaît rapidement.
Pour la IVème internationale quoi qu’il advienne
Tous les efforts doivent désormais se concentrer sur la convocation de la conférence de fondation de la IVème internationale. Le secrétariat administratif sera assuré à Paris par Rudolf Klement.
Trotsky explique toute l’importance qu’il attache à cette conférence dans un extrait de son « Journal d’Exil » :
« Et pourtant je crois que le travail que je fais en ce moment – malgré tout ce qu'il a d'extrêmement insuffisant et fragmentaire – est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l'époque de la guerre civile, etc.
Pour être clair je dirai ceci. Si je n'avais pas été là en 1917, à Pétersbourg, la Révolution d'Octobre se serait produite – conditionnée par la présence et la direction de Lénine. S'il n'y avait eu à Pétersbourg ni Lénine ni moi, il n'y aurait pas eu non plus de Révolution d'Octobre : la direction du parti bolchévik l'aurait empêchée de s'accomplir (cela, pour moi, ne fait pas le moindre doute !). S'il n'y avait pas eu à Pétersbourg Lénine, il n'y a guère de chances que je fusse venu à bout de la résistance des hautes sphères bolchévistes. La lutte contre le " trotskysme " (c'est-à-dire contre la révolution prolétarienne) se serait ouverte dès mai 1917, et l'issue de la révolution aurait été un point d'interrogation. Mais, je le répète, Lénine présent, la Révolution d'Octobre aurait de toute façon abouti à la victoire. On peut en dire autant, somme toute, de la guerre civile (bien que dans la première période, surtout au moment de la perte de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait eu un moment de défaillance et de doute, mais ce fut très certainement une disposition passagère, qu'il n'a même sûrement avouée à personne, sauf à moi). Ainsi je ne peux pas dire que mon travail ait été irremplaçable, même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du terme " irremplaçable ". Il n'y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L'effondrement de deux Internationales a posé un problème qu'aucun des chefs de ces Internationales n'est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m'ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d'une sérieuse expérience. Munir d'une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la IIe et de la IIIe Internationale, c'est une tâche qui n'a pas, hormis moi, d'homme capable de la remplir. Et je suis pleinement d'accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d'avoir plus de cinquante-cinq ans. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l'héritage. »
Cet extrait du Journal d’Exil de Trotsky est fondamental pour comprendre toute l’importance qu’il accorde à la proclamation de la IVème internationale. Il commence par rappeler le rôle primordial qu’il a joué aux côtés de Lénine pour que la révolution de la révolution d’Octobre soit victorieuse. Il est frappant, dans ce qu’il dit là, qu’il n’est question ni de flatterie, ni de modestie (réelle ou fausse), ni de prétention mais de la seule volonté de dire la vérité afin que les nouvelles générations puissent tirer pleinement profit du bilan de ces évènements dont personne ne nie l’importance. Je vais donc reprendre à ma façon ce qu’il affirme là.
A la question : « La révolution d’Octobre aurait-elle eu lieu sans Lénine ? », il faut répondre : « Non ! »
Trotsky, sans Lénine, n’aurait pas eu suffisamment de poids au sein du parti bolchévique pour convaincre une majorité que le moment était venu de passer à l’insurrection et qu’il ne fallait pas laisser passer l’occasion. Kamenev, Zinoviev et beaucoup d’autres étaient contre. Trotsky a raison de dire que seul, « il n'y a guère de chances que je fusse venu à bout de la résistance des hautes sphères bolchévistes ». Malgré toute la popularité dont il jouissait, notamment à Pétrograd où il présidait le soviet et dirigeait le Comité Militaire Révolutionnaire, il n’aurait pas pu emporter la décision au sein parti bolchévique dont il n’était membre que depuis quelques mois.
Je pose, pour ma part, une seconde question : « Sans Trotsky, la révolution d’Octobre aurait-elle était victorieuse ? ».
Trotsky lui-même répond : « Oui ! » puisqu’il écrit : « je le répète, Lénine présent, la Révolution d'Octobre aurait de toute façon abouti à la victoire. ». Il faut tout de même remarquer que, sans Trotsky, la révolution se serait déroulée de façon très différente. Lénine, dans un premier temps, ne voulait pas attendre l’ouverture du deuxième congrès des soviets et il voulait lancer l’insurrection à Moscou et non pas à Pétrograd. Assurément cela n’aurait pas été la même révolution. A Moscou, il n’y avait pas de Comité Militaire Révolutionnaire et personne ne sait comment aurait été annoncée et perçue la décision de lancer l’insurrection. Mais Trotsky reste confiant dans la détermination de Lénine et dans sa puissance d’argumentation et d’organisation. Il affirme donc que la Révolution aurait été victorieuse même sans lui. Il est sans doute permis de dire qu’il reste un petit doute. Ce qui est certain c’est que la Révolution d’Octobre telle qu’elle s’est produite n’a été possible qu’avec Lénine et Trotsky.
Ensuite, Trotsky pose implicitement la même question à propos de la guerre civile : « Aurait-elle était victorieuse sans Lénine, sans Trotsky ? ». Il répond de la même manière : « On peut en dire autant, somme toute, de la guerre civile ». Il ajoute néanmoins un petit bémol : « bien que dans la première période, surtout au moment de la perte de Simbirsk et de Kazan, Lénine ait eu un moment de défaillance et de doute, mais ce fut très certainement une disposition passagère, qu'il n'a même sûrement avouée à personne, sauf à moi »
Il arrive alors à une première conclusion. Alors que personne ne nie que son rôle a été de première importance pour la victoire de la révolution et pour celle de la guerre civile, il dit : « Ainsi je ne peux pas dire que mon travail ait été irremplaçable, même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du terme " irremplaçable ". »
Il estime que Lénine étant présent, il n’était pas complètement indispensable à ce moment et il en vient alors à la question qui nous intéresse : celle de la construction de la IVème internationale. Il s’agit là, pour lui, d’une tâche d’une autre dimension pour laquelle son action est irremplaçable. Il faut une nouvelle internationale : les deux précédentes sont définitivement passées du côté de l’ordre bourgeois. Certes, cette question s’était déjà trouvée posée, à la suite de la trahison de la IIème internationale mais la IIIème avait été créée après la victoire de la révolution russe. Son existence était liée à la révolution russe. La situation est ici très différente. C’est quasiment à contre-courant qu’il faut construire cette IVème internationale puisque la contre-révolution semble l’emporter lorsqu’en pleine terreur stalinienne Franco gagne la guerre civile en Espagne. C’est donc maintenant le bilan de toute sa vie de révolutionnaire qui se joue et il vit dans l’angoisse de ne pas avoir le temps d’y parvenir. Il risque de se faire assassiner par Staline avant d’avoir réussi. Il lui faudrait, dit-il, encore au moins cinq années de travail.
Cet homme, accablé de chagrin après la mort de son fils, culpabilisant – il dit : « nous n’avons pas su te protéger » - veut donc se remettre au plus vite au travail pour convoquer la conférence de fondation de la IVème internationale. Il a rédigé le « Programme de Transition » pour le faire adopter par cette conférence. Il reste beaucoup à faire. Il est désormais en contact régulier avec Rudolf Klement qui assure à Paris le secrétariat administratif de la préparation de la conférence.
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Nous verrons dans la dernière partie que le NKVD va justement s’attaquer à ce militant qui porte maintenant cette responsabilit