L’assassinat d’Ignace Reiss
Voici la troisième partie de la série de cinq articles consacrés aux assassinats voulus par Staline en Europe à l’époque de la grande terreur en URSS.
Dans la première partie nous avons présenté les tueurs et autres agents du NKVD qui composent un « groupe mobile ». Ils vont se mettre à la chasse d’un homme qui a pris conscience de la réalité de la politique stalinienne au regard de ce que fut le combat des bolcheviques auquel il avait adhéré. Il est souhaitable de se référer à la première partie pour suivre cette lecture.
Jean Dugenêt, le 5 février 2023
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Une nouvelle priorité pour les tueurs de Staline
Les tueurs et autres spécialistes du Groupe Mobile de Paris sont simultanément sur les traces de Léon Trotsky et de son fils quand un évènement va les obliger à revoir leur stratégie.
Un espion russe a décidé de faire défection. L’homme a plusieurs pseudonymes. Son pseudo d’agent secret est « Ludwig ». Il s’appelle aussi Poretski. C’est le nom que sa femme Elsa gardera comme nom de plume quand elle sera veuve. Nous l’appellerons Ignace Reiss car c’est ce nom qui est resté à la postérité. Nous appellerons sa femme Elsa Bernaut. Son nom de jeune fille est « Bernhaut », et il est devenu Bernaut, plus tard, quand elle s’est installée aux USA.
Ignace Reiss écrit une lettre pour expliquer sa décision. Il a décidé de sortir du silence avec fracas en sachant que seule la diffusion massive de sa lettre pourra le sortir des griffes de Staline. Il veut attirer l‘attention des travailleurs du monde entier. Il faut que sa lettre parvienne dans de brefs délais à Trotsky. Sa décision est réfléchie. Il a évidemment hésité. Au cours de l'année 1937, alors qu’il réside à Paris, il est bouleversé par les informations qui proviennent d'URSS sur la grande terreur et l’élimination des vieux-bolcheviks. Il est informé de l'arrestation et de l'exécution de son supérieur hiérarchique, le général Jan A. Berzine (1881-1938). Celui-ci ouvrier letton, vieux-bolchevik, avait été commandant dans l'Armée rouge avant de devenir le chef du contre-espionnage. Reiss a finalement pris sa décision clairement expliquée dans sa lettre. Il fait partie, à 38 ans, de la génération d’agents secrets qui ont choisi de défendre les conquêtes de la révolution d’octobre. C’était sa première motivation. Or, il est très bien placé pour comprendre que la politique de Staline va à l’opposé des choix qu’il a faits dans sa jeunesse. D’autant plus, qu’intervenant actuellement dans la guerre civile d’Espagne, il a très bien compris que la Révolution espagnole est sciemment sabotée par Staline. Le « socialisme dans un seul pays » va de pair avec « la coexistence pacifique ». Pas étonnant que dans sa lettre Ignace Reiss évoque « les confidences à Howard ». Staline avait en effet déclaré, en mai 1935, au journaliste américain Roy Howard que l'idée que l'URSS pouvait encourager une révolution socialiste mondiale relevait de la " tragi-comédie ". Cette déclaration avait le mérite d’être claire en prélude des procès de Moscou, de la grande terreur et du sabotage de la révolution espagnole. Staline fit désormais tout ce qu’il peut pour qu’il n’y ait plus de révolution.
Lettre au Comité Central du Parti Communiste de l'Union Soviétique
La lettre que je vous écris aujourd'hui j'aurais dû vous l'écrire depuis longtemps déjà, le jour où les « Seize » furent massacrés dans les caves de la Loubianka, sur l'ordre du « Père des Peuples ».
Je me suis tu alors. Je n'ai pas élevé la voix non plus pour protester lors des assassinats qui ont suivi, et ce silence fait peser sur moi une lourde responsabilité. Ma faute est grande, mais je m'efforcerai de la réparer, et de la réparer vite afin d'alléger ma conscience.
Jusqu'alors j'ai marché avec vous. Je ne ferai pas un pas de plus à vos côtés. Nos chemins divergent ! Celui qui se tait aujourd'hui se fait complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme !
Je me bats pour le socialisme depuis l'âge de vingt ans. Sur le seuil de la quarantaine, je ne veux pas vivre des faveurs d'un Ejov.
J'ai derrière moi seize années de travail clandestin. C'est quelque chose, mais il me reste assez de forces pour tout recommencer. Car il s'agit bien de « tout recommencer », de sauver le socialisme. La lutte s´est engagée il y a longtemps déjà. Je veux y reprendre ma place.
Le tapage organisé autour des aviateurs qui survolent le Pôle vise à étouffer les cris et les gémissements des victimes torturées à la Loubianka, à la Svobodnaia, à Minsk, à Kiev, à Leningrad, à Tiflis. Ces efforts sont vains. La parole, la parole de la vérité, est plus forte que le vacarme des moteurs les plus puissants.
Les recordmen de l'aviation, il est vrai, toucheront les cœurs des ladies américaines et de la jeunesse des deux continents intoxiqués par le sport, plus facilement que nous arriverons à conquérir l'opinion internationale et à émouvoir la conscience du monde ! Que l'on ne s'y trompe pourtant pas : la vérité se fraiera son chemin, le jour de la vérité est plus proche, bien plus proche que ne le pensent les seigneurs du Kremlin. Le jour est proche où le socialisme international jugera les crimes commis au cours des dix dernières années. Rien ne sera oublié, rien ne sera pardonné. L'histoire est sévère : « le chef génial, le père des peuples, le soleil du socialisme », rendra compte de ses actes : la défaite de la révolution chinoise, le plébiscite rouge, l'écrasement du prolétariat allemand, le social-fascisme et le Front populaire, les confidences à Howard, le flirt attendri avec Laval : toutes choses plus géniales les unes que les autres ?
Ce procès-là sera public, avec des témoins, une multitude de témoins, morts ou vivants ; ils parleront tous une fois encore, mais cette fois pour dire la vérité, toute la vérité. Ils comparaîtront tous, ces innocents massacrés et calomniés, et le mouvement ouvrier international les réhabilitera tous, ces Kamenev et ces Mratchkovski, ces Smirnov et ces Mouralov, ces Drobnis et ces Serebriakov, ces Mdivani et ces Okoudjava, ces Rakovski et ces Andrès Nin, tous ces « espions et ces provocateurs, tous ces agents de la Gestapo et ces saboteurs ».
Pour que l'Union soviétique et le mouvement ouvrier international tout entier ne succombent pas définitivement sous les coups de la contre-révolution ouverte et du fascisme, le mouvement ouvrier doit se débarrasser de ses Staline et de son stalinisme. Ce mélange du pire des opportunismes - un opportunisme sans principes - de sang et de mensonges menace d'empoisonner le monde entier et d'anéantir les restes du mouvement ouvrier.
Lutte sans merci contre le stalinisme !
Non au front populaire, oui à la lutte des classes ! Non aux comités, oui à l'intervention du prolétariat sauver la révolution espagnole : telles sont les tâches à l'ordre du jour !
A bas le mensonge du « socialisme dans un seul pays » ! Retour à l'internationalisme de Lénine !
Ni la IIème ni la IIIème Internationale ne sont capables d'accomplir cette mission historique : désagrégées et corrompues, elles ne peuvent empêcher la classe ouvrière de combattre ; elles ne servent que d'auxiliaires aux forces de police de la bourgeoisie. Ironie de l'Histoire : jadis la bourgeoisie puisait dans ses rangs les Cavaignac et Gallifet, les Trepov et les Wrangel. Aujourd'hui c'est sous la « glorieuse » direction des deux Internationales que les prolétaires remplissent eux-mêmes le rôle de bourreaux de leurs propres camarades. La bourgeoisie peut vaquer tranquillement à ses affaires; partout règnent « l'ordre et la tranquillité » : il y a encore des Noske et des Ejov, des Negrin et des Diaz. Staline est leur chef et Feuchtwanger leur Homère !
Non, je n'en peux plus. Je reprends ma liberté. Je reviens à Lénine, à son enseignement et à son action.
J'entends consacrer mes modestes forces à la cause de Lénine : je veux combattre, car seule notre victoire – la victoire de la révolution prolétarienne – libérera l'humanité du capitalisme et l'Union soviétique du stalinisme !
En avant vers de nouveaux combats pour le socialisme et la révolution prolétarienne ! Pour la construction de la IVème Internationale !
Ludwig (Ignace Reiss). Le 17 juillet 1937
Il ajoute le post-scriptum suivant :
P.S. : En 1928 j'ai été décoré à l'Ordre du « Drapeau Rouge », pour services rendus à la révolution prolétarienne. Je vous renvoie cette décoration ci jointe. Il serait contraire à ma dignité de la porter en même temps que les bourreaux des meilleurs représentants de la classe ouvrière russe. Les Izvestia ont publiés au cours des deux dernières semaines des listes de nouveaux décorés dont les fonctions sont passées pudiquement sous silence : ce sont les exécutants des peines de mort.
Reiss ne pouvait plus supporter que la cause pour laquelle il avait lutté soit défigurée, piétinée dans le sang et la boue par ceux qui dirigent l’URSS. Comme beaucoup de ses camarades et collègues, il s’était mis au service de la révolution avec passion. Il a voué sa vie à cette cause, acceptant, pendant près de vingt ans, toutes les tâches, tous les risques pour servir dans les conditions ingrates de l’anonymat. Tous les pays entretiennent des agents secrets à l’étranger mais aucun n’a disposé de cadres aussi dévoués que ceux formés par la première révolution socialiste victorieuse. Ils voulaient étendre leur révolution à d’autres pays ayant ainsi la conviction de travailler à la transformation du monde. Ignace Reiss avait maintenant la claire conscience qu’il faisait fausse route et que la cause pour laquelle il avait consenti tant de sacrifice ne pouvait se prolonger que sous le drapeau de la IVème internationale. Cependant, à cette époque, d’autres espions sont déjà compromis dans la politique criminelle de Staline y compris parmi ceux de la génération d’octobre 1917. Ce fut le cas notamment pour Yagoda et Sloutsky. Par arrivisme, ils ont « vendu leur âme au diable ». Nous savons comment ils ont été récompensés par Staline :
- Yagoda a été arrêté le 3 avril 1937 par Nikolaï Iejov qui fut son adjoint, puis son successeur. Il a été fusillé le 15 mars 1938.
- Sloutski est mort officiellement d’une « crise cardiaque », le 17 février 1938 en plein milieu de la Grande terreur. Sa mort incita Alexander Orlov à faire défection. Celui-ci a expliqué que Sloutski est mort en réalité empoisonné par des gâteaux imbibés d’acide prussique (cyanure).
Que tous les petits-chefs et autres kapos en tirent des leçons ! Ceux qui acceptent de se compromettre pour gagner une apparence de pouvoir sont au mieux récompensés par les miettes qui tombent de la table des puissants et ils peuvent connaître pire. Qu’ils n’attendent surtout pas de reconnaissance de la part de ceux à qui ils rendent service !
Quelques-uns, parmi les vendus à la cause de Staline, ont fait la chasse aux trotskystes en Espagne. Certains ont peut-être participé à l’élimination d’Erwin Wolf vers la même époque. Ignace Reiss n’a rien de commun avec eux. Il a actuellement pour mission d’acheminer clandestinement des armes russes pour les républicains espagnols. Il a la conviction d’aider ainsi à défendre les révolutionnaires. Nous savons pourtant que ce soutien militaire de la Russie est mesuré. Il est suffisant pour permettre aux staliniens de prendre une place prépondérante dans le mouvement ouvrier mais il est insuffisant pour assurer la victoire des travailleurs.
La lettre de Reiss exprime clairement la situation des révolutionnaires de 1917 qui se trouvent maintenant face à cette alternative : se compromettre avec le régime stalinien pour faire la chasse à tous ceux qui restent fidèles aux idées révolutionnaires ou s’en tenir à la politique qu’ils défendaient dans leur jeunesse et se rallier à la IVème internationale. Sa lettre, que voici, a une valeur de manifeste pour ceux qui veulent continuer leur combat.
Ignace Reiss a décidé de ne pas obéir au rappel qui lui a été envoyé de Moscou. Il le dit à son ami Krivitsky, qui a reçu pour mission de le faire rentrer en URSS pour « consultation ». Les deux amis partagent les mêmes sentiments par rapport à l’évolution de la situation en Russie et ils envisagent tous les deux de faire défection. Krivitsky se rend à Amsterdam pour y rencontrer Henk Sneevliet. Ce dirigeant du RSAP (Revolutionair Socialistische Arbeiderspartij - Parti ouvrier socialiste révolutionnaire), vétéran communiste hollandais, est très connu. Il est l’ami de Reiss et de Krivitsky. Henk Sneevliet (1883-1942) avait été un des pionniers du communisme en Hollande, en Indonésie et en Chine où il avait été l'émissaire de l'IC (l’Internationale Communiste). II avait connu Reiss en tant qu'agent de renseignements soviétique au cours des années vingt et l'avait aidé. C'est par Henk Sneevliet que Reiss cherche à prendre contact avec la IVème Internationale. Il ne sait pas que Trotsky et Sneevliet sont entrés en conflit récemment ce qui crée une difficulté supplémentaire car Sneevliet ne fait pas suivre la lettre immédiatement ce qui lui sera reproché par Trotsky. (Voir ce dossier avec une lettre de Trotsky à Sneevliet. Voir aussi le texte de Trotsky : « Une Fois de plus sur les camarades Vereeken et Sneevliet »).
Ignace Reiss a adressé sa lettre de démission au Comité Central du PCUS et il l’a remise le 17 juillet à Mme Grozovsky, attachée au consulat soviétique de Paris pour qu’elle soit acheminée à Iejov. Il aurait pu se passer de ce geste d’une loyauté qui n’était sans doute pas indispensable. Cette attitude chevaleresque lui fait prendre des risques supplémentaires car les délais dont il dispose sont désormais plus courts qu’il ne le croit. Il ne sait pas que Mme Grozovsky, est directement sous les ordres de Sloutsky, le chef du service étranger du NKVD de même que Véniamine Beletsky qui l’accompagne et qui est officiellement l’adjointe de Sloutsky. Elles remettent la lettre à Spiegelglass qui est opportunément à Paris. Spiegelglass comprend qu’il ne faut pas que la lettre soit diffusée. Il faut bloquer toute action de ce « traitre ». Le mieux étant de faire en sorte qu’il ne puisse plus jamais ni parler ni écrire.
Les tueurs du NKVD sur les traces d’Ignace Reiss
Au moment où Reiss remet sa lettre à Mme Grozovsky, celle-ci lui remet une lettre de son chef, Sloutsky qui conseille à Reiss « le repos ». Il lui fait part aussi d’un « appel au secours » d'une de ses vieilles collaboratrices, l'allemande Gertrud Schildbach. Reiss l’a connait depuis longtemps. Il avait commencé par l'utiliser pour son travail sans indiquer son nom au GPU car il redoutait sa fragilité psychologique. Elle avait vécu un moment difficile dans sa vie privée quand son mari l'avait abandonnée. Elle avait émigré en 1933, à Paris, puis à Rome et, depuis, elle servait le NKVD dans des taches tout à fait marginales. Elle était maintenant, à ce titre, officiellement une collaboratrice d’Ignace Reiss.

Née en 1894, Gertrud Schildbach avait adhéré au parti communiste à Leipzig dans les années vingt quand elle était étudiante. Elle avait épousé un certain Neugebauer. Elle était bien connue des intellectuels communistes à Munich à la fin des années 20. Elle était délaissée et se plaignait de sa solitude. Plus tard, elle s'est fixée à Rome, mais elle voyage beaucoup. Gertrude est devenue avec le temps une amie intime de Reiss et de sa femme. Elle est très attachée à leur fils Roman. Elle approche alors de la cinquantaine. Elle a confié à Ignace son trouble et ses angoisses. Elle est venue chez les Reiss l’année dernière quand les condamnés du premier procès de Moscou ont été exécutés. Elle était à bout de forces morales et elle avait eu une crise de larmes. Reiss se souvenait de la jeune militante de Leipzig, des enthousiasmes et des périls communs, des conversations angoissées des derniers mois. Gertrude Schildbach lui expliqua qu’elle pensait à rompre, elle aussi, avec Ejov. Elle fait parvenir de Rome une lettre à Ignace, laquelle passe, comme tout courrier, par les services du NKVD à Paris. Gertrude est unanimement considérée comme laide, d’apparence plutôt masculine, elle portait des lunettes, des cheveux grisonnants. Elle avait de fréquentes et vertigineuses baisses de moral. Elle était suicidaire. Ignace lui a plusieurs fois sauvé la mise. La situation en URSS la trouble, écrit Gertrude, qui souhaiterait s’en ouvrir plus largement à Ignace.
Aubaine pour le NKVD qui a lu la lettre. Spiegleglass a d’emblée une carte maîtresse dans les mains. Il n’a pas le temps d’incruster un nouvel agent auprès d’Ignace Reiss pour lui tendre un piège. Il faut qu’il retourne une personne de son entourage. Gertrude Schildbach semble être la personne toute désignée. Psychiquement fragile et instable, elle sera facile à manipuler. Ses services vont dès lors la prendre en charge. Ils lui demandent de trahir son ami. Lui ont-ils dépêché un chevalier servant lui faisant le coup du grand amour ? S’ils n’ont pas les moyens de la convaincre, ils ont sans doute la possibilité de la persuader. Ils vont lui mettre une pression maximale.
Spiegleglass veut faire vite. Il a convoqué le soir même de la réception de la lettre une conférence réunissant quelques hauts fonctionnaires du GPU et ils ont décidé que Reiss devait être tué. Krivitsky a assisté à ce conseil de guerre. Il a tenté de prévenir Ignace Reiss en faisant sonner son téléphone plusieurs fois et en raccrochant sans dire un mot.
Spiegleglass lance immédiatement ses agents aux trousses de Reiss. S’il le faut ses agents du Groupe Mobile prendront le risque de se découvrir. Les tueurs envoyés au Mexique, Martignat et Abbiate, sont rappelés à Paris. Ducomet, voyageant avec un faux passeport portant le nom de Woklav Cadek, est parti avec Smirensky pour la Hollande afin de surveiller Sneevliet qui pourrait les mener à Reiss. Le NKVD s’attend à ce que Reiss maintienne le contact avec Sneevliet et il pourrait venir pour le rencontrer ou lui fixer un rendez-vous.
Début août, Renata Steiner et Smirensky, quittant Ducomet à Amsterdam, suivent une autre piste vers une maison près de Versailles où ils restent quatre ou cinq jours à attendre l'apparition de Reiss. Le 25 août, un certain « Michel » donne rendez-vous à Renata Steiner dans un café de la place d'Italie à Paris. Un Russe de 30 ou 35 ans est au rendez-vous. Il s'appelle "Léo". Le lendemain, elle rencontre à nouveau « Léo » et avec lui "Rossi" (Abbiat), qui lui dit d'aller à Bernes, en Suisse, et d'attendre les ordres.
Le 28 août, « Léo » l'accompagne dans le train pour Bernes, lui donnant une lettre à livrer, une boîte de chocolats et un tube de ce qui semble être des pilules. Nous savons depuis que c’est de la strychnine. Rossi (Abbiat), l'a retrouvé à Bernes le 29 août. Elle lui donne la lettre, les chocolats et les pilules que « Léo » lui avait remis et, agissant sous les instructions de Rossi, elle a pris une chambre au City Hôtel, puis elle a loué une Chevrolet au garage du Casino.
Elle va chercher l'auto le 30 aout. Le 1er septembre, elle va en avion à Paris porter une lettre de Rossi et revient le 3 avec la réponse. Elle retrouve alors Rossi et d’autres, dont Gertrud Schildbach. Elle part avec eux en voiture jusqu'à Salvan où elle continue seule pour Finhaut afin d'y retrouver les traces de Reiss. Elle le rencontre effectivement avec sa femme et son fils à la gare de Finhaut. Elle prévient Rossi qui la charge alors de filer « la femme », ce qu'elle fait notamment le 5.
Le lendemain du jour où il a remis sa lettre (le 18 juillet), Ignace Reiss quitte son refuge parisien provisoire et envoie sa femme et son fils dans un village du Valais nommé Finhaut. II les rejoint onze jours plus tard.
Il a rendez-vous le 6 septembre à la gare de Reims avec Sneevliet. Il était initialement prévu que Léon Sedov participe à la rencontre mais il est malade et doit prendre du repos. C’est d’ailleurs la taupe Zborowski qui a négocié le rendez-vous à la place de Liova (voir « Léon Sedov, fils de Trotsky, victime de Staline » de Pierre Broué p. 249). Evidemment Speigelglass a été immédiatement informé. L’enquête a révélé qu’à ce rendez-vous de Reims, deux autres tueurs attendaient, sous la direction de Vadim Kondratiev, au cas où la première tentative aurait échoué.
Léon Sedov n’ira pas au rendez-vous. Il était malade et non pas en vacances comme le dira plus tard Sneevliet. Trotsky écrira à ce sujet :
« Après d’innombrables retards imposés par Sneevliet, Sedov, qui était réellement malade, n’a pas eu la force d’aller à Reims le 6 septembre pour y rencontrer Reiss, comme il en a informé Sneevliet. Mais Sneevliet, à sa manière habituelle, a tonné : « Maintenant ou jamais ! ». Dans une lettre qu’il m’a adressée, Sneevliet parlait avec ironie du goût des gens de Paris pour les vacances. Vereeken reprend le même thème. En fait, Sedov n’a jamais su ce qu’étaient des vacances, car il a travaillé pour le mouvement, non pas moins, mais plus que beaucoup d’autres. S’il a jugé nécessaire de quitter Paris pour deux semaines, c’est seulement parce que son état physique était devenu intolérable... »
Le guet-apens
Avant le rendez-vous, Reiss doit rencontrer Gertrude Schildbach. Ils ont prévu de se voir le 4 septembre à Lausanne. C’est elle qui a demandé ce rendez-vous après avoir subi bien des pressions du NKVD. Elle est arrivée en Suisse le 3 septembre. Elle a dit à Reiss qu’elle était totalement d’accord avec lui, qu’elle romprait avec le GPU, mais qu’elle ne savait pas quoi faire à l’avenir. Reiss lui a dit qu’il était nécessaire de rompre avec le passé et de rejoindre la IVe Internationale. Elle a demandé à Reiss de dîner avec elle la nuit suivante. Reiss lui dit en plaisantant qu’il était sans argent. Ce n’était pas un obstacle pour Schildbach. Elle avait assez d’argent et elle l’invitait à dîner à ses frais. Reiss acquiesça, bien qu’il ait dit à sa femme que Schildbach, malgré leur longue amitié, lui avait donné une impression très étrange et incompréhensible.
Schildbach rejoint les Reiss près de Lausanne le 4 septembre. Elle passe la soirée avec eux. Elle est apprêtée. Elle doit, dit-elle, épouser un industriel italien. Le NKVD lui aurait-il trouvé l’homme de ses rêves ? Elle parle de son mariage prochain. Décidément, c’est bien la rencontre inespérée qu’elle a faite. Elle porte la robe, choisie par Elsa, que Ludwig lui a offerte pour son dernier anniversaire. Elle est nerveuse. Elle a posé une boîte de chocolats sur la table. Elsa tend la main. Gertrude reprend la boîte avec empressement. « Ce n’est pas pour vous. » C’était bien pour eux. Ils seront retrouvés dans la valise de Gertrude qui sera fouillée plus tard. Les chocolats étaient fourrés à la strychnine. Le NKVD avait prévu plusieurs scénarios afin que personne n’en réchappe : ni Ignace, ni Elsa, ni Roman. Mais au dernier moment, prise de scrupules, ne supportant pas l’idée d’empoisonner le jeune Roman qu’elle a souvent gardé, Gertrude reprend son cadeau. Ignace mettra ce comportement sur le compte de la nervosité habituelle de son amie.
Le 5 septembre, elle dine en tête-à-tête avec Ignace Reiss, dans un restaurant près de Chamblandes. Ils sortent ensemble, suivent un moment la route obscure avec l’intention de prendre un taxi… Reiss doit se rendre à Reims le lendemain mais il doit aussi revoir Elsa à Vevey. Et c’est le guet-apens : une auto passe, s’arrête. Un homme sort et frappe Reiss avec une matraque. Reiss, matraqué, mal assommé, se défend. Il est poussé dans l’auto et là l’un des tueurs braque sur lui une mitraillette et tire à bout portant : cinq balles dans la tête, sept dans le corps.
L’équipe se débarrasse du cadavre, abandonne la voiture sans prendre soin d’enlever tous leurs effets et disparait sans même passer prendre leurs affaires à l’hôtel et sans payer la note. Les deux tueurs et Gertrude Schilbach disparaissent. Les tueurs ne réapparaitront même pas à Mexico quand les agents du Guépéou s'y concentreront pour préparer le meurtre de Trotsky.
Peu de temps après, un dépôt dans une banque suisse a été effectué au nom de Gertrude Schildbach pour un montant de 100 000 francs suisses mais on ne sait pas si Schildbach a retiré cet argent.
La police retrouve une Chevrolet, immatriculée BE 20-662, abandonnée le 6 septembre à Genève. Cette voiture avait été louée à Berne au garage du Casino par Renata Steiner. Elle contenait des vêtements abandonnés, notamment un manteau qui a conduit à l'identification de Roland Abbiate puis d’Etienne-Charles Martignat et de Gertrude Schildbach. Le loueur de la voiture indique l’hôtel où logeait la loueuse. Parmi les effets laissés par Schildbach et Abbiate à l'hôtel se trouvait la boîte de chocolats contenant de la strychnine et aussi un plan détaillé de la ville et de la banlieue de Mexico.
La police retrouve aussi le corps d’Ignace Reiss criblé de balles, sa montre arrêtée à 10 heures moins 10. Une touffe des cheveux gris de Gertrude Schilbach au poing montre qu’il s’est défendu. Son corps est abandonné au bord de la route de Chamblandes, près de Lausanne. Sur lui, un passeport au nom d’Hermann Eberhardt. C’est Elsa Bernaut qui, alertée par la presse, ira reconnaître le corps de son époux.
La police perquisitionne chez Roland Abbiate (Rossi) et elle trouve des demandes de visas au nom de Carol G. Quinn. C’est le nom qui figure sur des papiers volés sur le bateau qu’avaient pris les deux tueurs pour aller de Cuba à Vera Cruz. Les deux tueurs avaient rencontré cet homme alors qu’ils se rendaient au Mexique. La photo qui est maintenant sur les papiers est celle d’Abbiate (Rossi).
Renata Steiner sera vite retrouvée et interrogée par la police Suisse. Elle parle. Elle n’arrête pas de parler. Elle raconte tout ce qu’elle sait. Elle sera condamnée en 1938 à huit mois de prison à Lausanne pour avoir fourni à l'étranger des renseignements politiques. On ne pouvait rien prouver d'autre contre elle.
L’enquête
La police suisse a donc été en mesure de reconstituer le crime. Voici, au risque de faire quelques répétitions, leurs conclusions (D’après l’article de Joseph Hansen intitulé « le GPU a assassiné Ignace Reiss ») :
- Reiss avait été soupçonné par les responsables du GPU de « déviations » au plus fort de la purge de 1937. Michel Spiegelglass, sous-chef du Service extérieur du GPU (le chef est Sloutsky), était à Paris lorsque Reiss a décidé d’écrire sa lettre de rupture. Habituellement, elle serait allée directement à Moscou, mais Spiegelglass, méfiant, l’a obtenue moins d’une heure après son envoi. La même nuit, Spiegelglass a convoqué une conférence réunissant quelques hauts fonctionnaires du GPU et ils ont décidé que Reiss devait être tué.
- Reiss a reçu un avertissement de quelqu’un du service GPU. Cet avertissement a consisté à faire sonner son téléphone plusieurs fois pendant la nuit. Chaque fois que Reiss décrochait le combiné, la ligne était coupée. Reiss a compris. Il a quitté Paris.
- Le GPU s’est immédiatement mis en quête de le retrouver. Ducomet, voyageant avec un faux passeport portant le nom de Woklav Cadek, est parti avec Smirensky pour la Hollande afin de surveiller Sneevliet puisqu’ils s’attendaient à ce que Reiss maintienne le contact avec lui.
- Début août, Renata Steiner et Smirensky, laissant Ducomet à Amsterdam, sont restés quatre ou cinq jours, dans une maison près de Versailles, à attendre la venue de Reiss.
- Le 25 août, « Michel » a pris rendez-vous avec Renata Steiner dans un café de la Place d’ltalie à Paris. Un Russe de 30 ou 35 ans les a rencontrés. Il s’appelle « Léo ». Le lendemain, elle a de nouveau rencontré Léo et avec lui « Rossi » (Abbiat), qui lui a dit d’aller à Berne, en Suisse, et d’attendre les ordres.
- Le 28 août, Léo l’a emmenée à la gare, lui remettant une lettre, une boîte de chocolats et un tube de ce qui semblait être des pilules.
- Renata Steiner et Rossi (Abbiat) se rencontrent à Berne le 29 août. Elle lui donne ce que Léo lui avait remis (lettre, chocolat et tube) et, agissant sur ses instructions, elle prend une chambre à l’hôtel City et loue une Chevrolet au garage du Casino.
- Le 1er septembre, Rossi (Abbiat) renvoie Renata Steiner à Paris pour qu’elle remette une lettre à Léo.
- Léo retrouve Renata Steiner à Paris le 2 septembre au café de la Place d’Italie. Il lit la lettre qu’elle a apportée et écrit immédiatement une réponse à remettre à Rossi (Abbiat).
- Le 3 septembre, à 8 heures, Renata Steiner retrouve Rossi (Abbiat) à la gare de Berne. Ils partent dans la Chevrolet avec Gertrude Schildbach, que Renata Steiner rencontre ainsi pour la première fois. Ils voyagent tous les trois jusqu’à Martigny. De là, Renata Steiner part seule à Finhaut pour surveiller Ignace Reiss.
- Le samedi 4 septembre, à la gare de Finhaut, Renata Steiner voit Reiss accompagné de son épouse et de son enfant. Elle téléphone immédiatement à la chambre de Rossi (Abbiat) à Lausanne. Elle prononce la phrase « Mon oncle est parti » et Gertrude Schildbach lui répond. Rossi (Abbiat) prend le téléphone et dit à Renata Steiner de venir immédiatement à Lausanne. Lorsqu’elle arrive à Lausanne, Rossi (Abbiat) l’envoie à Territet pour chercher la maison où logeait Mme Reiss.
- Le 5 septembre Renata Steiner voit Mme Reiss et l’emmène chez elle. Sans nouvelle, elle essaie en vain de téléphoner à Rossi (Abbiat) qui ne répond pas.
- Le 6 septembre, elle a connaissance du crime commis à Chamblandes, mais « n’y attache aucune importance ». Le 7, elle commence à s’interroger et écrit à Paris pour obtenir des instructions. Le 8, la police l’arrête.
Deux individus mis en cause par Steiner sont arrêtés à Paris où ils habitent. Ce sont les deux spécialistes en filatures, Smirenski et Ducomet, qui ne sont liés que très indirectement au meurtre, puisqu'ils étaient à Reims aux trousses de Sneevliet qu'ils ont d'ailleurs perdu. Ils ne nieront pas avoir opéré des filatures et notamment suivi et surveillé Sedov. Mais ils protestent de leur bonne foi et seront finalement libérés. La « filature » de quelqu'un qu'on croit « un ennemi de l'Espagne républicaine » et qui est supposé se livrer à des activités délictueuses n'étant pas en elle-même un délit. On sait pourtant grâce à leur interrogatoire qu'ils ont surveillé Sedov pendant de longs mois, chez lui, rue Lacrételle, mais aussi à travers ses déplacements dans Paris et le Midi. On a ainsi la confirmation qu’ils l‘ont guetté pendant une semaine à Mulhouse où il avait rendez-vous avec des Suisses pour « le contre-procès » visant à dénoncer les mensonges du premier procès de Moscou. Ils n'étaient pas les seuls à filer Sedov. On se souvient que Sedov avait fait arrêter un jour un individu qui le suivait, Anatole Tchistoganoff. Dans le cours de l'enquête on apprend maintenant qu'il faisait bien partie de la bande, où on l'appelait « Lunettes ».
Outre les personnes déjà impliquées, la police a établi, que des agents du GPU étaient en poste à Martigny et à Mont-Sacconex sous la direction de Vadim Kondratiev pour intervenir en cas d’échec de la première tentative l’assassinat.
La police suisse a obtenu rapidement les renseignements permettant de reconstituer tous les évènements menant au meurtre ainsi que les identités des auteurs. Faisant contraste avec ce professionnalisme, la police et la justice française, prenant la suite du dossier, ont su faire preuve d’une totale inefficacité. Les autorités françaises étaient sous la pression de Moscou. Le gouvernement français voulait rester dans les bonnes grâces de Staline face à la menace grandissante d’Hitler. C’était l’époque du pacte franco-soviétique. Du point de vue des « démocrates » à la tête de l’État français, il aurait été malvenu de laisser les autorités suisses interroger les agents du NKVD.
Alors que la police suisse avait estimé disposer de suffisamment de preuves pour condamner Grosovsky, son épouse Lydia Grosovsky, et Beletsky, trois agents du GPU en poste à la Représentation commerciale soviétique de Paris, la police française ne les a pas vraiment inquiétés. Grosovsky s’était déjà réfugié en Union soviétique. Beletsky a été interrogée une fois par la police sans que celle-ci obtienne des informations. Elle n’a pas attendu d’être interrogée une seconde fois. Elle a disparu. Seule Lydia Grosovsky a été arrêtée. Mais, sans que la presse soit informée, le tribunal parisien en charge de l’affaire l’a libérée sous caution de 50 000 francs. Elle a évidemment disparu à son tour. Les autorités suisses ont vivement protesté. Ils avaient déjà demandé à la police française d’arrêter les agents du GPU : Gertrude Schildbach, Schwarzenberg, Spiegelglass, Serge Efron, Grosovsky, Beletzsky, ainsi que les autres personnes retrouvées à la frontière française. Maintenant, le seul agent du GPU que la police française avait réussi à arrêter était libéré !
Les personnes mises en cause par les aveux de Steiner n'ont pas toutes été retrouvées. II y a d'abord ceux qu'elle ne connaissait que par un pseudonyme et dont elle n'a pu donner qu'un signalement. C'est le cas de « Michel » et « Léo » (le russe). L’un d’eux pourrait être Michel Strangue le recruteur et ami de Sergueï Efron. Soulignons qu’il pourrait alors aussi bien s’agir de « Léo » que de « Michel ». Nous avons parlé de Michel Strangue, qui habite au château d’Arcine, dans le chapitre « Une équipe de tueurs au service de Staline ». Ce nom revient dans le roman de Romain Slocombe « Avis à mon exécuteur » qui lui attribue un rôle essentiel… mais il s’agit d’un roman. Il y est aussi question d’un « jeune type brun nommé Adolf Schwabe, alias Léo et Boris Afanassiev l’agent bulgare qui dirigeait l’antenne grenobloise de « l’Union des amis de la patrie soviétique ». Il pourrait s’agir du « Léo » dont a parlé Renata Steiner. Quant à Boris Afanassiev, nous en avons parlé aussi puisque c’est lui qui a recruté Zborowski. Les clefs qui nous manquent seraient-elles dans une fiction ? Il n’y a rien de moins sûr. L’auteur du roman s’inspire de faits connus mais il comble les lacunes avec son imagination. De plus le nom qu’il associe à « Léo » ne correspond à aucune personne connue.
Nous ne savons pas non plus qui étaient les tueurs de réserves dans l’équipe de Vadim Kondratiev. Ce dernier a encore été vu à Paris trois jours après le crime avec sa compagne Anna Souvtchinsky. Ils seront recherchés en vain à La Favière dans le Var, où la belle-mère de Kondratriev tient une pension pour vacanciers. Il disparait pour toujours. Sergueï Efron suit le même chemin. Après un premier interrogatoire, il disparaît et il ira en Russie.
Ceux que Renata Steiner sait identifier ont un rôle secondaire : ils font des filatures, de la surveillance, transmettent des messages ou des consignes... Nous voyons aussi en suivant les aveux de Steiner que ceux qui donnent les ordres sont Abbiate et les deux inconnus « Michel » et « Léo ».
Au total, les personnes qui ne sont pas identifiées sont « Léo », « Michel » et les deux tueurs de réserves. De multiples hypothèses peuvent être envisagées. Nous avons pensé à Michel Strangue. Mais, il s’agissait peut-être de membres des agences en provinces de « l’Union pour le rapatriement… ». Des agents du NKVD auraient aussi û venir d’Espagne. Nous avons vu, en évoquant l’assassinat d’Erwin Wolf, qu’il y en avait beaucoup à cette époque. Il était facile d’en faire venir momentanément en France. Il pourrait d’ailleurs s’agir de ceux dont nous avons dit qu’ils étaient partis en Espagne comme Pierre Schwarzenberg et Nikolaï Pozniakoff lesquels auraient pu revenir en France pour une mission. Des agents peuvent aussi être envoyés de Russie. Sous la direction d’un certain Yakov Serebryansky tout un secteur du NKVD est prévu pour cela avec des spécialistes dans divers domaines. Ce sont eux qui ont effectué le vol des archives détenues à Paris par Léon Sedov. Serebryansky prévoyait également d’intervenir pour kidnapper Sedov. Il avait organisé le kidnapping et le meurtre d’un général russe nommé Alexander Kutepov. Il disposait assurément d’hommes de main pour intervenir dans ce genre d’occasion.
Gertrud Schildbach, la plus misérable et la plus terrorisée des comparses, a été le chainon irremplaçable dans le mécanisme du meurtre, puisque c'est par elle que les tueurs ont pu retrouver et piéger Ludwig mais de plus gros poissons, notamment ceux de la « délégation commerciale » de l’ambassade sont passés à travers les mailles du filet, bien qu'ils aient été identifiés.
Que deviennent-ils ?
Que sont-ils devenus ? Nous avons déjà vu comment ont été récompensés Iagoda et Sloutski. Le sort de Spiegleglass ne fut pas meilleur. Dès le 2 novembre 1938, il est arrêté sur ordre du nouveau chef du NKVD, Lavrenti Beria, et incarcéré à la prison de Lefortovo. Pour protester contre cette mesure, Spiegelglass tente de faire une grève de la faim, mais ses geôliers le placent de force sous perfusion. Après plusieurs mois de pressions et de torture, il signe des « aveux » en mai 1939, ce qui lui vaut d'être condamné pour trahison le 28 novembre 1940. Il est exécuté le 29 janvier 1941.
La Wikipédia nous informe du sort de Sergueï Efron :
« Sergueï Efron est exfiltré, envoyé par bateau en URSS, accueilli avec les honneurs, et expédié dans divers hôpitaux et sanatoriums.
Puis il est envoyé à Bolchevo, à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, dans une datcha appartenant au NKVD, en compagnie de ses amis les Klepinine, qui ont fui la France en même temps que lui. C'est là que Marina Tsvetaeva et Mour (La poétesse qui était sa compagne et son fils cadet) le rejoignent. À la fin de l'été, Marina assiste successivement à l'arrestation de sa fille, Ariadna (qui, au terme de plusieurs semaines d'interrogatoire et tortures, avouera que son père est un espion), puis à l'arrestation de Sergueï (le 10 novembre 1939). Ensuite, jusqu'à son évacuation vers Lelalouga, elle se rendra aux parloirs afin d'essayer d'avoir des nouvelles, et déposer du linge.
Alors que tous ses co-accusés - soit les émigrés russes ou communistes convaincus arrêtés dans la même affaire - avouent, Sergueï Efron n'avoue rien, sauf qu'il a travaillé pour le communisme. Il est interrogé deux années durant, dont une sans aucun procès-verbal. Il est finalement jugé en 1941 (le 6 août 1941) en compagnie de ses co-accusés (dont certains se rétractent), dans la « Maison des fusillés » de Moscou, proche de la Loubianka. Ses co-accusés sont exécutés sur le champ. Lui reste détenu.
En été 1941, au moment où les troupes allemandes avancent vers Moscou, on vide les prisons par des exécutions. Sergueï Efron sera du nombre, à Orel, deux semaines avant le suicide de Marina Tsvetaeva (le 31 août 1941). (Le fils cadet, Mour, sera mobilisé et tué sur le front à 19 ans). »
Nous ne savons pas qui étaient les co-accusés de Sergueï Efron lesquels ont été exécutés « sur le champ ». Il est certain que ceux qui ont pensé pouvoir se réfugier en URSS ont fait une grave erreur à l’exception sans doute d’Abbiate (Vladimir Pravdin) qui a continué une carrière d’espion.
La rencontre prévue entre Ignace Reiss et Léon Sedov n’a donc jamais eu lieu. Ce n’est qu’après la mort de son mari qu’Elsa Bernaut a rencontré le fils de Trotsky. Elle a collaboré avec lui sous le pseudonyme de Dama. Elle rendra compte de cette rencontre des années plus tard dans ses mémoires. J’en recopie ici les extraits choisis par Pierre Broué dans « Léon Sedov, fils de Trotsky, victime de Staline » p.190 à p. 193.
« Sedov vint me saluer (…) Cette première rencontre engendra entre nous ce type d’amitié que ne croyais plus possible. Nous nous embrassâmes, comme c’est la coutume entre communistes russes et nous parlâmes russe, ce que je n’avais plus eu l’occasion de faire depuis longtemps. A mes yeux, Sedov était un communiste russe, exactement pareil à ceux que nous avions laissés derrière nous. Tout en lui le disait : ses gestes, son langage, son aspect général très russe, sa compassion, sa sollicitude, l’intérêt qu’il prit à mon fils, l’offre qu’il me fit de m’aider comme il le pouvait me mirent aussitôt à l’aise »
« Mon amitié avec Sedov était toute récente. Nous ne nous étions connus que quelques mois, mais cela avait suffi pour créer entre nous une amitié éternelle. Dans ma propre détresse, je m’étais attachée à cet homme, plus jeune que moi de plusieurs années mais qui unissait en lui la maturité et la compassion. Maturité bien naturelle : sa vue n’avait ressemblé à celle des autres, qui, même en luttant, avaient toujours eu le temps d’en jouir. Depuis sa première jeunesse, il n’avait connu que la terreur et chaque condamnation à mort prononcée en Russie l’ébranlait personnellement. »
« Dans son livre, Krivitsky écrit : « (j’appris à) admirer le fils de Léon Trotsky comme une forte personnalité (…). Encore très jeune, il était exceptionnellement doué, séduisant, au courant de tout, efficace. Lors des procès de Moscou, on l’accusa de recevoir de fortes sommes d’argent du Mikado. Je le vis mener l’existence typique des révolutionnaires, peinant chaque jour pour la cause de l’opposition et souvent à cours d’argent. »
« Portrait véridique. Sedov ne savait jamais où trouver l’argent pour payer à l’imprimeur le prochain numéro du BO (Bulletin de l’Opposition à destination des russes). Il vivait dans un appartement très modeste, misérablement meublé – à part un vieux coffre normand dont il était très fier- avec sa femme et son neveu Siéva, le fils de sœur qui s’était suicidée à Berlin (…)
Nous allions de temps à autre chez lui. Il préparait le diner puis, celui-ci achevé, fumait une cigarette. Un jour, je remarquai le soin avec lequel il rangeait les mégots. Il me regarda et bougonna : « C’est autant de moins que je dépense à fumer ». Il en bourrait pipe. Il ne pouvait en effet rien se permettre de dépenser pour lui. Le salaire de sa femme devait faire vivre toute sa petite famille et il était clair qu’ils avaient beaucoup de mal à joindre les deux bouts (…)
Un jour je lui demandais qui était ce Markine, qui écrivait dans le BO des articles si remarquables, qui, par leur profondeur de vue sur les problèmes soviétiques ne le cédaient qu’à Trotsky lui-même. J’avais toujours pensé que c’était le pseudonyme d’un personnage politique important. Sedov sourit et avec une certaine fierté me dit que c’était lui qui signait de ce nom (…).
Chaque fois qu’il le pouvait, Léon Sedov se réfugiait dans les mathématiques, domaine qu’il aimait réellement mais dans sa courte vie débordante d’activité, il n’en trouva guère le temps. Il rêvait parfois d’un jour où il pourrait consacrer son temps aux mathématiques, mais savait que ce jour, s’il venait jamais, était fort éloigné et que la cause qu’il servait réclamait pour le moment toutes ses journées et tous ses efforts. Même lorsqu’il était très jeune, en Allemagne, avant la venue d’Hitler au pouvoir, c’était lui qui discutait avec les oppositionnels russes venus d’URSS, son père se trouvait à Prinkipo et il savait que ces hommes ne le considéraient que comme le fils de Trotsky et non comme une personnalité indépendante.
Il est toujours malaisé d’être le fils d’un père célèbre. De plus, Trotsky appela Sedov à le suivre et à le représenter. Aussi se sentait-il incertain dans ses rapports avec autrui. Il pensait même que les militants de son groupe (et sur ce point, me semble-t-il, il avait tort) le considérait plus comme le fils de Trotsky que comme Léon Sedov. En dehors de son groupe, c’était malheureusement le cas, mais ceux qui le connaissaient et travaillaient avec lui se fondaient sur ces qualités et non sur ses origines. La personnalité de son père n’en pesait pas moins lourdement sur lui comme sur tout autre qui travaillait avec lui. Cela n’empêchait pas Sedov d’être souvent en désaccord avec son père et d’être plus qu’un porte-parole de Trotsky.
Des facteurs personnels compliquent sa vie. Sa femme Jeanne Martin des Pallières, très dévouée à lui et à Trotsky, soutenait son ancien mari Molinier (En fait, Jeanne est la compagne de Léon Sedov mais elle n’a pas jugé utile de divorcer avec Molinier) dans la querelle qui divisait la IVème internationale en France. Femme exaltée et très autoritaire, elle tentait par tous les moyens de l’isoler de ses amis opposés à Molinier. Souvent en désaccord avec son père, il considérait – même si c’était à tort – que ses camarades n’avaient pas entièrement confiance en lui. Fréquemment brouillé avec sa femme, Sedov se sentait seul (Rappelons ici que Liova a eu au moins une liaison extra-conjugale). Etienne (Zborowski) était toujours inconditionnellement avec son père et lui. Sedov considérait ce soutien comme un signe du dévouement et de la loyauté d’Etienne, qui devint son ami intime, et, en conséquence, il le défendit contre la suspicion croissant qui montait lentement dans le groupe.
Les trotskystes français avaient pleinement confiance en lui et le respectaient. Si Gérard Rosenthal avait donné la lettre que Krivitsky voulait me faire parvenir à Serge (Il s’agit de Victor Serge) et non à Sedov, c’est que, s’ils avaient une grande confiance en ce dernier, ils se méfiaient de sa femme et pensaient qu’informée de la lettre, elle aurait immédiatement averti le groupe Molinier… Toutes les tensions internes du groupe, les désaccords fréquents avec son père, les difficultés extrêmes de la vie quotidienne rendaient la vie de Sedov insupportable. On comprend facilement pourquoi, dans ces circonstances, Etienne, l’agent du NKVD, qui faisait si bien son travail, put gagner sa confiance absolue. »
Peu après l’assassinat de son mari, Elsa Bernaut a rendez-vous avec Sneevliet, à Paris, chez Gérard Rosenthal, l’avocat de Trotsky. Sedov, qui y est attendu, ne peut pas se déplacer. En revanche, l’écrivain Victor Serge, qui n’est pas invité, arrive sans avoir prévenu chez Rosenthal accompagné d’Étienne, l’agent du NKVD. Étienne et Victor Serge sont très proches. Etienne admire le poète et l’écrivain à la fois marxiste et un tantinet anarchiste. En retour Victor Serge, flatté de ses attentions, a fait d’Etienne un confident. Elsa se montre froide avec Victor Serge, lequel se fera copieusement réprimander par Sneevliet pour avoir introduit Zborowski dans cette réunion. Il le considère comme un inconnu.
Par la suite, Elsa et son fils ont échappé à un attentat de plus à la Gare du Nord de Paris. Après avoir séjourné un moment chez Alfred et Marguerite Rosmer, ils ont émigré aux USA pour se mettre à l’abri du NKVD. Pour cela, ils ont fui vers Marseille, où le consul de Pologne, bienveillant à leur égard, leur a établi de vrais-faux papiers en indiquant qu’Elsa était née à Barnaoul, en Sibérie. Il le fallait car le quota des immigrants provenant d’Europe centrale étant atteint, seul un lieu de naissance en Russie leur permettait de franchir le filtrage d’Ellis Island.
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Dans la quatrième partie, le NKVD assassine Léon Sedov.