Après avoir franchi sous les quolibets le barrage tenu par les grévistes, Franck Lajoie gara sa voiture sur un des emplacements réservés à la direction. Celui du directeur de site était occupé, Pierre-Jean était donc déjà là, probablement dans son bureau, en train de l’attendre, confortablement installé au fond de son fauteuil doté d’un dossier articulé. Il imaginait la scène : Pierre-Jean, tout à ses réflexions, se mouvait d’avant en arrière et comme il était de petite taille, plutôt grassouillet avec des jambes courtes, ce fauteuil, beaucoup trop grand pour lui, le faisait ressembler à un bambin sur une chaise à bascule. Le personnel, qui ne l'appréciait guère, l’affublait du surnom de « culbuto ».
La veille au soir, ils avaient convenu au téléphone de faire un point ensemble en début de matinée, il fallait se caler avant de recevoir ou plutôt d’affronter les délégués syndicaux de l’établissement. Franck essayait de rassembler avec peine ses idées, il avait passé une mauvaise nuit. Décidément, il détestait venir à Commercy, il avait dormi sur place mais il aurait mieux fait de partir très tôt ce matin de Paris ou de réserver à Nancy qui n’est pas très loin. L’hôtel où il avait passé la nuit, même s’il était convenable, n’offrait pas les services auxquels Franck était habitué en tant que DRH d’un grand groupe international, spécialisé dans l’aéronautique, l’espace et la défense : pas de sauna, pas de salle de gym ni de piscine pour se détendre, juste le confort minimal c’est à dire la télé et le frigo-bar dans la chambre. Et puis il y avait eu cette mauvaise surprise au sortir du restaurant hier soir : sa Tesla de fonction avait été taguée d’une croix gammée sur le capot avant, il n’en était pas revenu, il en avait entendu parler mais il pensait que ce mouvement était cantonné à l’Allemagne. Apparemment les activistes anti-Musk sévissaient aussi en France. Il avait dû laissé la voiture au parking de l’hôtel et commander un taxi pour éviter de se présenter au portail de l’établissement avec sa croix gammée. La journée promettait d’ être pénible, il allait devoir passer à la gendarmerie pour le constat et très certainement rentrer beaucoup plus tard que prévu. Solange irait au théâtre sans lui, elle allait encore lui reprocher de ne pas avoir pris le train, il n’arrivait pas à la convaincre que les véhicules électriques étaient des véhicules propres et que circuler en voiture électrique permettait de donner l’exemple, d’embarquer la société vers une consommation réellement durable c’était un éternel motif de dispute. Pourtant avec sa Tesla il avait eu le sentiment de pouvoir concilier enfin écologie et plaisir de la conduite automobile et aussi de s’inscrire pleinement dans la stratégie du groupe qui s’est « engagé à réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre de ses établissements, de ses sites de production et de sa chaîne de valeur. », le groupe menant par ailleurs « une politique ambitieuse afin de contribuer à la transition vers une aviation zéro émission nette d’ici 2050 », la décarbonation de l’aviation étant l’un des quatre piliers de la stratégie RSE du Groupe.
Bon, il fallait se concentrer sur la façon d’aborder la réunion. . .
Comment calmer les syndicats et désamorcer cette foutue grève qui tombait au plus mauvais moment : les commandes affluaient et le ministère de la défense était de plus en plus strict sur les délais. Après quelques débrayages sporadiques, la grève avait été votée et depuis plusieurs jours quasiment tous les ouvriers étaient en grève pour protester contre les propositions indécentes de la direction : 2, 5 % d’augmentation des salaires alors que le groupe avait enregistré en 2024 un bénéfice net record et que les dividendes versées avaient augmenté de 32 %. Et puis, il y avait aussi la contestation de la réorganisation des postes et du temps de travail afin d’augmenter la productivité , une réorganisation il est vrai imposée sans négociation par Pierre-Jean qui avait fait du zèle parce qu’il convoitait la direction d’un site plus important. Mais, compte tenu de l’augmentation du carnet de commandes, il fallait désormais à tout prix la faire accepter même si les ouvriers se plaignaient déjà d’un rythme de production très éprouvant. A chaque réunion, les délégués syndicaux rappelaient que l’augmentation des cadences de travail et de la productivité se faisait au détriment de la sécurité. Systématiquement, l’accident survenu sur le site de Saint Médard en Jalles pour gagner du temps en faisant fi des règles de sécurité était évoqué : l’explosion d’un réservoir de Propergol, un carburant pour les fusées et missiles balistiques, et ses conséquences dramatiques : un ouvrier carbonisé sur place, deux autres grièvement blessés , la condamnation de l’entreprise, l’appel , la confirmation de la condamnation. A chaque fois les délégués syndicaux pointaient du doigt l’indécence des explications et des réactions de la direction. Et à chaque fois, il fallait laisser passer l’orage sans trop rien dire, c’était préférable. Mais les meneurs étaient connus, surveillés, et à la moindre faute des procédures seraient enclenchées, la liberté syndicale et de critique de l’entreprise a des limites. . .
En montant les escaliers qui menaient au premier étage où se trouvait le bureau de Pierre-Jean, Franck réfléchissait au moyen de briser la grève.
Il avait encore en tête le discours d’Emmanuel Macron.
Une idée lui vint : les fournitures et services du groupe étaient essentielles pour entretenir l’aviation ukrainienne. Il fallait jouer sur cette corde sensible relayée par tous les médias : la défense de l’Ukraine et de l’UE était désormais une priorité existentielle ; et elle reposait en partie sur les performances de l’entreprise, ses collaborateurs ne pouvaient pas y être insensibles. Les soldats ukrainiens étaient en première ligne pour défendre notre civilisation, des centaines de milliers de jeunes ukrainiens acceptaient de mettre leur vie en danger pour défendre la démocratie et nos libertés, les travailleurs français devaient être à la hauteur de cette résistance héroïque , ils ne pouvaient pas mettre en danger les valeurs portées par l’Europe pour quelques dizaines d’euros d’augmentation de leurs bulletins de salaire et pour une modification de leur routine de travail. Dans cette affaire, un peu de civisme et d’esprit patriotique était la moindre des choses.
Il était maintenant devant la porte du bureau de Pierre-Jean. Il frappa à la porte et pénétra dans la pièce sans attendre.
Bon ! Pierre-Jean, j’ai réfléchi . . .