Le mouvement des Gilets jaunes combine des aspirations à la justice sociale – contre taxe à la consommation, pour une augmentation des salaires, pour une remise en place de l’ISF – et à la démocratie – avec la revendication du référendum d’initiative citoyenne mais au-delà dans la critique d’un gouvernement qui peut faire ce qu’il veut le temps de son mandat, d’autant que le socle électoral de cette majorité est pour le moins réduit.
La réponse de l’exécutif ne s’est pas fait attendre. Outre l’abandon de l’augmentation à venir de la TIPP sur le gasoil, celui-ci a proposé une augmentation effective du SMIC de 100 euros sans que cela ne coûte rien aux entreprises (sic). Quelques jours après l’annonce, on a compris qu’outre l’augmentation automatique du SMIC de 10 euros au titre de l’inflation, cette amélioration du pouvoir d’achat prendrait la forme d’une augmentation de la prime d’activité de 90 euros au niveau du SMIC. En clair, il ne s’agit pas d’une augmentation du SMIC mais de l’augmentation d’un minimum social une fois de plus à la charge du budget public et non des entreprises.
Du point de vue des aspirations démocratiques, le président Macron a promis la tenue d’un grand débat national. Le cadre de ce débat a très vite été précisé, organisé en quatre thèmes :
La transition écologique
La fiscalité et les dépenses publiques
La démocratie et la citoyenneté
L’organisation de l’État et des services publics
On remarquera qu’aucun de ces thème ne permet de discuter du partage des revenus, du niveau des salaires, ces sujets étant renvoyés de facto dans le cadre d’un face-à-face entre les individus et les entreprises.
Ceci n’empêche pas que la question des entreprises soit abordée, d’une façon extrêmement « cadrée, » dans le thème de la fiscalité et des dépenses publiques. Dans la brochure élaborée par l’exécutif comme introduction à ce débat, il est indiqué que nous avons en France « le niveau de dépense publique le plus élevé des pays développés lorsqu’il est rapporté au produit intérieur brut (PIB). La dépense publique s’est élevée à 56,5 % du PIB en 2017. » Plus loin, il est rappelé que « le taux de prélèvements obligatoires en France s’est élevé à 45,3 % de PIB en 2017. Il est en hausse constante depuis 50 ans et est aujourd’hui le plus élevé des pays riches. Cela signifie que près de la moitié de la richesse produite est prélevée par l’État, la sécurité sociale et les collectivités locales. » Dit autrement, nous aurions tout lieu d’être heureux dans ce pays...
Les entreprises sont épargnées ou tout au moins préservées dans le volet fiscalité et dépenses publiques. Après avoir rappelé en titre que « le poids des impôts et des cotisations sociales est un enjeu pour la compétitivité de l’économie française. » Le texte précise que, « le niveau du coût du travail, notamment en raison des cotisations sociales, est plus élevé en France que dans de nombreux autres pays développés (fin 2018, le coût moyen de l’heure de travail dans l’industrie et les services marchands est de 38,3€ en France contre 36,6€ en Allemagne, 28,1€ en Espagne et 25,6€ au Royaume-Uni). Cela pèse sur l’emploi en France et sur la compétitivité des entreprises, c’est-à-dire sur leur capacité à gagner des parts de marché et de nouveaux clients, car le coût d’un salarié est plus cher qu’ailleurs. De même, la fiscalité des entreprises françaises est aujourd’hui supérieure à celle de leurs concurrentes étrangères. » Rien n’est mentionné sur la fiscalité des entreprises sauf l’objectif du gouvernement de « baisser le taux d’impôt sur les sociétés à 25% (soit la moyenne des pays européens comparables) pour toutes les entreprises en 2022 » présenté comme incontournable.
Face à cette présentation faite par l’exécutif, nous avons deux angles de réponse possibles.
Le premier est celui de la contestation. Il consiste à nier à coup de rapports d’expertises. Il est en effet possible de démontrer que des pays à fortes cotisations sociales, avec un droit du travail protecteur, sont capables d’être compétitifs. Mais d’autres experts pourront aussi démontrer l’inverse, à savoir que la déréglementation du droit du travail a été un moyen, pour certains pays de retrouver de la compétitivité. Il en est de même du SMIC. On cite toujours l’exemple de l’étude de Card et Krueger sur la comparaison entre le New Jersey qui a instauré en 1994 un salaire minimum dans la restauration rapide et la Pennsylvanie qui n’en avait pas : cette instauration du salaire minimum n’aurait eu aucun effet négatif sur l’emploi et aurait peut-être même été positif car il aurait incité des personnes à reprendre un travail. À l’opposé de cette étude, les libéraux objectent que le niveau du SMIC français est déjà élevé et qu’à ce niveau, une augmentation serait néfaste à l’emploi. Et s’ils avaient raison? Est-ce que cela invaliderait la nécessité sociale d’une augmentation du SMIC ? Allons-nous en rester sur un mode défensif du style, ce n’est pas mois M’sieur le responsable du chômage...
Alors, il existe une autre approche, celle du dépassement. Elle consiste à prolonger les dires du discours dominant dans le sens du dépassement du capitalisme. Si le prix du travail est plus fort en France qu’ailleurs, c’est d’abord et avant toute chose une bonne nouvelle de savoir que nous sommes mieux payés que nos voisins européens. Si cela pose un problème aux entreprises en termes de profits, cela signifie qu’il est temps de changer de normes de fonctionnement : ce n’est plus le profit qui doit piloter l’entreprise mais la valeur ajoutée et dès lors, la question du pouvoir des salariés dans l’entreprise a sonné. Si le salaire minimum est un facteur de chômage, plutôt que de pratiquer des baisses de cotisations sociales sur les bas salaires comme le font les libéraux, transférons de la richesse des entreprises à forte valeur ajoutée par salarié vers les autres, ce qui permettra de poser l’appropriation sociale dans toutes les entreprises. Nous pourrons ainsi augmenter le SMIC.
En deux mots, la justice sociale que réclament les Gilets jaunes ne peut que déboucher sur l’éviction des actionnaires et donc la démocratie économique. Malheureusement, de cela on n’en discute pas encore chez les Gilets jaunes et ce, même s’ils refusent majoritairement les termes du débat présidentiel.
Face aux revendications sociales et écologiques, il y a donc deux attitudes possibles. La solution que j’appellerais « italienne » qui consiste à financer les mesures sociales par du déficit quitte à sortir de l’euro. La coalition hétéroclite au pouvoir réclamait à la fois le revenu universel et l’augmentation des budgets des forces de police. On a vu ce que cela a donné : une négociation avec l’Union européenne qui a fait que le revenu universel est devenu un maigre filet de sécurité dans la plus pure vaine libérale. Mais en admettant que le gouvernement italien ait résisté – ce qu’on ne peut exclure à l’avenir – il aurait alors pratiqué une augmentation drastique des déficits publics.
Et bien, c’est une réalité qui est souvent tue, les déficits budgétaires, tout comme l’endettement des ménages, sont constitutifs des profits des entreprises. On voit certains gilets jaunes prôner la sortie de l’euro – l’UPR est parfois présente – pour déprécier la monnaie locale afin d’être plus compétitif. En deux mots, on dévalorise les salaires réels pour favoriser les profits des entreprises. Est-ce sérieusement une politique de gauche ?
Il y donc une deuxième voie dans laquelle nous devrons nous inscrire : plutôt que de recourir aux déficits, ou à la dépréciation de la monnaie, ce qui constitue des moyens d’éviter le conflit de classes, il convient de s’en prendre aux profits. Ceci aura pour effet de dévaloriser les entreprises, de façon à ce que les salariés exproprient les actionnaires, non en tant que nouveaux propriétaires, mais en tant que classe.
En tant que classe, cela signifie en finir avec l’atomisation des entreprises, du marché qui les dresse les unes contre les autres dans une logique de concurrence, et établir les solidarités que l’on souhaite, en tant que classe. Voulons-nous des salaires exclusivement déterminés par le comportement économique de l’entreprise ou établir un pot commun ? Si nous décidons d’un pot commun, quel est son amplitude et comment le répartir ? De façon uniforme selon les individus ou en fonction de grades ou de qualifications ? En fonction de notre présence en emploi ou de façon inconditionnelle ? Toutes les formules sont possibles et légitimes à la seule condition que ce soit le débat démocratique qui l’ait permis. Par contre, il y a une chose dont on est absolument certain : aucune de ces formules de socialisation des revenus ne sera possible si on conserve les actionnaires. Il en est de même de l’orientation des investissements. Souhaitons-nous la plus grande liberté de chaque entreprise d’investir où elle le veut ou souhaitons-nous que certains investissements soient fléchés en fonction des priorités du moment ?
Nous aboutirions ainsi à une démocratie économique totale : des unités de production dirigées par leurs travailleurs (ses), parfois secondés par les usagers – mais liées entre elles par des communs sociaux géographiques – gérés démocratiquement – qui socialisent les revenus et les investissements, ce que j’ai développé dans mon dernier livre, Au-delà de la propriété, pour une économie des communs.