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Billet de blog 20 juillet 2025

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Femme aux bords de l’insoumission

« Pourquoi a-t-il fallu que ce soit en France que je découvre la peur ? La vraie peur, celle qui dessèche et paralyse ; pas celle de mourir, celle de vivre. »

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Troisième billet consacré à L’éducation d’une fée de Didier Van Cauwelaert.

https://blogs.mediapart.fr/jean-max-sabatier/blog/060725/education-d-une-fee

https://blogs.mediapart.fr/jean-max-sabatier/blog/190725/ephemere-caissiere

Illustration 1

L’exil de Sezar l’a menée de Bagdad à Mantes la Jolie, en passant par la Jordanie et le Canada. Elle n’a pas vraiment trouvé la France qu’elle imaginait, mais elle en a découvert une qu’elle ne soupçonnait pas. Pas de soif humaniste et spirituelle, littéraire. Mais un consumérisme bourgeois. Mais aussi le trafic et la délinquance. Au lieu d’une culture, une satiété et une cupidité.

Elle a aimé Fabien. Pour ses biceps, sa guitare, sa voix chaloupée, ses textes, sa musique, ses rêves. Mais Fabien va tremper dans le trafic de came, pour payer une maquette. Et il va être plus ou moins sacrifié par ses « associés », Mouss et Rachid. Qui eux, n’ont ni biceps, ni guitare, ni musique, ni voix chaloupée, ni rêves. Juste « l’honneur » des racailles.

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Trois jours ont passé dans un sentiment de nostalgie délétère. Les présentoirs d'été, les parasols, les jeux de plage et les têtes de gondole Camping avaient laissé la place aux fournitures scolaires, aux « avant-promos» de la rentrée. L'indifférence de tous les acheteurs, la mauvaise humeur des enfants replongés au cœur des vacances dans l'univers des cahiers, des crayons, des gommes et des cartables m'ont fait mal. La joie gourmande et contagieuse d'Al Saray, le marché aux livres de Bagdad, telle que je l'ai connue avant l'embargo, renaîtra-t-elle un jour pour les générations futures ? L'excitation que nous éprouvions à préparer l'année en choisissant nos compagnons de route, nos outils de travail et de savoir, cette liberté merveilleuse de pouvoir se projeter dans les mois à venir, de savourer d'avance la connaissance en balisant ses chemins, n'était plus, quand je suis partie, que l'angoisse de la pénurie, du rationnement, la crainte de ne pas trouver, de mal acheter, d'user trop vite le crayon, la gomme ou le cahier sans avoir les moyens de les remplacer ensuite. L'économie des mots, l'interdiction des ratures, la conscience de devoir tenir une année entière avec les provisions du départ. On nous aura tout volé, même le temps, la promesse des semaines qui s'écoulent au fil de l'éphéméride, une page par jour, ce luxe perdu. 
Je ne supporte pas de voir ces rayons de fournitures somptueuses qui restent intacts, cette débauche de papeterie à prix cassés qui n'intéresse personne, parce qu'il fait trop beau, trop chaud, et que c'est trop tôt. Mais le plus désolant, dans cette vie climatisée où je m'englue, ce monde clos où seules les taches de sueur et les gouttes de pluie sur les vêtements qui défilent m'indiquent la couleur du ciel, le plus indécent, dans cette liberté ambiante que les Français trouvent normale et due, c'est la sensation d'être constamment surveillée. Et je ne parle pas des caméras de contrôle. 
Mouss et Rachid me regardent quitter la cité, le matin, vérifient l'heure de mon retour le soir, passent au magasin deux ou trois fois par jour afin de voir comment je me conduis avec les hommes, viennent sonner le dimanche pour s'assurer que je suis seule. Ce sont les copains de Fabien, je sais bien ; ils ont à cœur de pouvoir lui certifier au parloir que je lui demeure fidèle, mais on ne m'ôtera pas de l'esprit que le pouvoir qu'ils jubilent d'exercer sur moi, c'est avant tout parce que je suis une femme et que, me disent-ils avec fierté, nous sommes « rebeus ». Lorsqu'ils m'ont expliqué le sens de l'adjectif, j'ai précisé que j'étais kurde ; ils ne savent pas ce que c'est mais cela ne doit pas être brillant, puisque je ne les comprends même pas. Ils sont nés à Mantes-la-Jolie, ils ignorent l'arabe et parlent le français à l'envers. 
Ils sont gentils, aussi. Ils m'ont volé un scooter pour que je n'aie plus à prendre le bus. Ils montent la garde devant les boîtes à l'heure du courrier, parce que j'attends une lettre importante pour mes études. Ils m'invitent chez eux pour que leurs mères et leurs sœurs m'apprennent la prière, la cuisine, le respect et la docilité. Ce n'est pas bon, pour une fille comme moi, de vivre avec des livres au milieu des hommes. 
J'ai renoncé à les faire lire, à leur ouvrir les yeux, à les détourner du haschich, à leur donner un autre but sur terre que de m'empêcher d'être libre. Je n'ai réussi qu'à les dissuader de voler leurs CD à l'hypermarché où je travaille. 
Un jour, ils m'ont vue avec celui que je continue d'appeler intérieurement « mon inconnu ». Une erreur de code-barres avait prolongé nos rapports, cette fois-là, nous avait laissés seuls et flottants l'un en face de l'autre, dans l'attente des vérifications. Nous avons échangé des regards furtifs, partagé un silence de gêne. Mouss et Rachid sont venus aux nouvelles. J'ai eu peur pour lui. Maintenant j'ai peur qu'il ne revienne plus. 
Pourquoi a-t-il fallu que ce soit en France que je découvre la peur ? La vraie peur, celle qui dessèche et paralyse ; pas celle de mourir, celle de vivre. 

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