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Billet de blog 24 mars 2023

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Le cerveau est un chasseur solitaire

Le cerveau, c’est-à-dire l’intelligence, la compréhension, l’humanité, l’amour… le cœur, quoi !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Carson McCullers est née en 1917. Son adolescence a lieu dans le Sud raciste des États-Unis, pendant la grande crise économique qui va accoucher de la deuxième (je ne dis plus la seconde, vu que la troisème est déjà là) guerre mondiale. Elle écrit Le cœur est un chasseur solitaire entre 19 et 20 ans. Plus précoce qu’elle, il n’y a que Sagan. Mais la comparaison s’arrête là. Sagan est une enfant gâtée de la grande bourgeoisie : Smith est fille de petits Blancs pauvres. Smith est intelligente, sensible aux autres, visionnaire, poignante : Sagan est mièvre, décadente, aveugle à ce qui n’est pas doré. Son bonheur est consumériste et sybarite : celui de Smith est une question, une expérience et une observation. L’existence de Smith la mobilise : celle de Sagan l’endort. Smith est motivée par l’école qui va la distinguer et lui permettre de faire des études de littérature : Sagan est un cancre — mais elle baigne elle aussi dans la littérature et la lecture. Parallèlement à leurs apprentissages d’écrivains, Smith travaille pour gagner sa vie : Sagan dépense l’argent parental dans les caves et les fêtes de Saint-Germain des Prés. 

McCullers et Sagan, c’est Michel Onfray et BHL.

Solitude. Incommunicabilité. Question sociale. Apartheid et oppression raciste. Moi féminin. Ce qu’est l’amour. Ce qu’est l’enfant. École et étude. Religion, idéologie, parousie. Idéal. Folie. Liste non exhaustive de la philosophie contenue dans ce roman superbe.

Illustration 1

Les personnages principaux sont Mick Kelly, 12 à 14 ans, qui hérite certainement beaucoup de Carson ; John Singer, sourd-muet, Juif, qui écoute (il lit sur les lèvres) et comprend les autres, du moins c’est l’impression qu’ils en ont ; Benedict Mady Copeland, Noir, médecin, hanté par la misère de son peuple, qui se tue dans son travail de médecin des Noirs, lecteur de Spinoza, marxiste, mais surtout, qui formule l’oppression dont sont toujours victimes les Noirs soixante-dix ans après la Guerre de Sécession, qui pressent que cette oppression est appelée à disparaître, qui imagine les marches pour les droits civiques trente ans à l’avance et dont la passion rend problématique sa relation avec ses enfants (résignés, chrétiens, tentés de renoncer à l’ici-bas au profit des verts pâturages de l’au-delà) ; Jake Blount, trimardeur contrefait, alcoolique et marxiste, habité lui aussi par un « ferme idéal », mais dont la passion confine à la folie : lui « sait », et cherche à faire « savoir » les gens, c’est un évangéliste marxiste ; Briff Bannon qui tient le restaurant — inexplicablement ouvert la nuit, ce qui contraint le couple à se relayer, y compris au lit —, en mal d’amour lui aussi, en mal d’enfants, qui aime et secourt les « anormaux », pour qui les autres sont autant d’énigmes. 

Le point de vue se promène de l’un à l’autre de ces cinq personnages, en narrateur externe. L’extrait que voici est celui où les deux « marxistes » se rencontrent. Le fils du docteur Copeland vient d’être amputé des deux pieds, à cause des mauvais traitements, de la torture en fait, exercée par les matons de la prison. Le docteur est malade (pneumonie probablement, il y a eu une épidémie). Parmi les nombreux Noirs qui sont venus affirmer leur amitié à la famille, se trouvent Singer (quasi seul Blanc à être apprécié des Noirs) et Blount. Cet acmé de la misère due à l’oppression va créer un dialogue, de sourds, entre le marxiste Noir et le marxiste Blanc.


______________________


Minuit avait sonné depuis longtemps. L'air chaud du matin éparpillait les couches de fumée bleuâtre dans la chambre. Sur le plancher, jonché de papiers froissés, se trouvait une bouteille de gin à moitié vide. Le couvre-pied était gris de cendre. Le docteur Copeland enfonçait sa tête dans l'oreiller. Il avait enlevé sa robe de chambre et relevé jusqu'aux coudes les manches de sa chemise de coton. Jake se penchait en avant sur sa chaise. Il avait dénoué sa cravate et son col trempé de sueur n'avait plus de forme. Pendant des heures ils avaient poursuivi un dialogue épuisant. Et maintenant il y avait une pause. 
« Donc, c'est le moment…» commença Jake. Mais le docteur Copeland l'interrompit. 
« Il est peut-être nécessaire que nous…» murmura-t-il d'une voix rauque. 
Ils se turent et attendirent. 
« Je vous demande pardon, dit le docteur Copeland. 
— Désolé, dit Jake. Continuez. 
— Non, continuez. 
— Eh bien... dit Jake. Je n'achèverai pas ma phrase. Nous avons un dernier mot à dire au sujet du Sud. Le Sud étranglé. Le Sud méprisé. Le Sud esclave. 
— Et le peuple nègre. »
Pour se calmer, Jake prit la bouteille sur le plancher et avala une généreuse lampée de gin. Puis il se dirigea vers la vitrine et en sortit une petite mappemonde qui servait de presse-papiers. Il tourna lentement la sphère entre ses mains. 
« Tout ce que je peux dire est ceci : le monde est rempli de mesquineries et de mal. Huh ! Les trois quarts du globe sont en guerre ou opprimés. Les menteurs et les canailles sont unis et les hornmes qui savent sont isolés et sans défense. Mais ! Mais si vous me demandez de vous indiquer le point du globe le moins civilisé, je mettrai le doigt ici... 
— Faites attention, dit le docteur Copeland. Vous êtes au milieu de l'océan. » 
Jake fit tourner le globe et appuya son gros pouce crasseux sur un point soigneusement choisi. 
« Ici. Ces treize états. Je sais de quoi je parle. J'ai lu des livres et j'ai roulé ma bosse par là. Je connais chacun de ces sacrés états. J'ai travaillé dans tous. Et je vais vous donner mes raisons : nous vivons dans la contrée la plus riche du monde. Tout s'y trouve en abondance ; il y a ce qu'il faut pour tout homme, toute femme ou tout enfant dans le le besoin. De plus ce pays a été fondé sur un grand principe... la liberté, l'égalité et les droits de chaque individu. Huh ! Et qu'est-il résulté de ce début ? Il y a des associations qui possèdent des milliards de dollars... et des millions de gens qui n'ont rien à manger. Et dans ces treize états l'exploitation des êtres humains est telle que... il faut la voir de ses yeux. J'ai vu des choses capables de rendre un homme fou. Un tiers au moins des Sudistes vivent et meurent dans une condition qui équivaut à celle du paysan le plus pauvre dans n'importe quel état fasciste en Europe. Et, remarquez bien, c'est la moyenne. Le salaire des moissonneurs varie entre trente-cinq et quatre-vingt-dix dollars. Et trente-cinq dollars par an signifient dix cents par jour de travail. Partout sévissent la pellagre, l'anémie et la trichinose. Et partout les gens meurent de faim purement et simplement. Mais... » Jake passa son poing sur ses lèvres. Son front était inondé de sueur. « Mais... ce sont là les maux que vous pouvez voir et toucher. Les autres sont pires. Je veux parler de la façon dont la vérité a été cachée au peuple. Les choses qu'on leur a dites pour qu'ils ne puissent pas voir la vérité. Les mensonges empoisonnés. On ne leur permet pas de savoir. 
— Et les nègres, dit le docteur Copeland. Pour comprendre ce qui nous est arrivé, il faut que... » Jake l'interrompit brutalement. 
« Qui possède le Sud ? Les associations du Nord en possèdent les trois quarts. On dit que la vieille vache broute partout... au sud, au nord, à l'est, à l'ouest. Mais on ne la trait qu'en un lieu. Ses vieilles mamelles n'arrosent qu'un endroit quand elles sont pleines. Elle broute partout mais on la trait à New York. Prenez nos filatures de coton, nos tanneries, nos fabriques de matelas... le Nord les possède. Et qu'arrive-t-il ? » La moustache de Jake frémissait de colère. « Voici un exemple. Un village de filatures est organisé d'après le système paternel de l'industrie américaine. Le propriétaire est inconnu. Dans ce village, une énorme filature en briques et peut-être quatre ou cinq cents masures. Ces masures ne sont pas dignes d'abriter un être humain. Elles ont été construites pour être des taudis. Elles comprennent deux ou peut-être trois chambres et un lieu d'aisances... moins hygiénique qu'une grange à bestiaux. Construit avec moins de soin qu'une soue à porcs. Car, d'après ce système, les cochons ont de la valeur et les hommes n'en ont pas. Vous ne pouvez pas faire des saucisses avec les gosses squelettiques des ouvriers. On ne peut vendre que la moitié des gens aujourd'hui. Mais les cochons... 
— Arrêtez, dit le docteur Copeland. Vous vous écartez du sujet. Et d'ailleurs vous ne prêtez aucune attention à la question précise des nègres. Tout ce qui ne la concerne pas ne présente, pour moi, aucun intérêt. Nous avons déjà parlé de tout cela mais il est impossible de comprendre la situation sans y faire entrer le problème nègre. 
— Revenons à notre village, dit Jake. Un jeune idiot commence à travailler pour un beau salaire de huit ou dix dollars par semaine dès qu'il peut obtenir un emploi. Il se marie. Après le premier enfant, la femme est obligée de travailler aussi à l'usine. La somme de leurs salaires se monte à... disons à dix-huit dollars par semaine. Huh ! ils en donnent un quart pour la masure que l'usine leur loue. Ils achètent nourriture et vêtements aux magasins de la compagnie. Ces magasins leur imposent des prix excessifs. S'ils ont trois ou quatre gosses, leur sort est comparable à celui des forçats. C'est le principe du servage. Et pourtant, en Amérique, nous nous vantons d'être libres. Et le plus drôle de l'histoire c'est que cette idée a été si bien implantée dans le crâne des moissonneurs, des ouvriers et de tous les autres, qu'ils finissent par y croire. Mais il a fallu un sacré tas de mensonges pour les empêcher de savoir. 
— Il n'y a qu'un moyen... dit le docteur Copeland. 
— Deux moyens. Et seulement deux moyens. Il y eut une époque pendant laquelle le pays se développa. Chacun croyait qu'il avait une chance. Huh ! Mais cette époque est finie... et pour de bon. Moins de cent associations ont tout englobé. Ces industries ont déjà sucé le sang et la moelle des os du peuple. Les vieux jours de l'expansion sont finis. Le système de la démocratie capitaliste est... pourri et corrompu. Il ne reste que deux voies. La première : le fascisme. La deuxième : une réforme intégralement révolutionnaire et permanente. 
— Et les nègres. N'oubliez pas les nègres. En ce qui concerne ma race, le Sud est fasciste maintenant et l'a toujours été. 
— Oui. 
— Les nazis dépouillent les juifs de leur vie légale, économique et intellectuelle. Ici, les nègres ont toujours été privés de ces droits. Et s'ils n'ont pas été dépouillés dramatiquement de leur argent et de leurs biens comme en Allemagne, c'est simplement parce que les nègres n'ont jamais eu l'autorisation d'accroitre leur fortune. 
— C’est le système, dit Jake. 
— Les juifs et les nègres, dit amèrement le docteur Copeland. L'histoire de mon peuple peut être comparée à l'interminable histoire du peuple juif... mais elle est plus sanglante et plus violente. Comme une certaine espèce d'oiseaux de mer. Si vous capturez un de ces oiseaux et lui mettez un lacet rouge à la patte, les autres se jettent sur lui et, à coups de bec, le mettent à mort. » 
Le docteur Copeland ôta ses lunettes et arrangea le fil de fer qui maintenait une des branches. Puis il polit les verres sur sa chemise de nuit. Sa main tremblait d'énervement. 
« M. Singer est juif. 
— Non. Là, vous vous trompez. 
— Je suis sûr qu'il l'est. Le nom, Singer. J'ai reconnu sa race dès que je l'ai vu. A ses yeux. D'ailleurs, il me l'a dit. 
— Ce n'est pas possible. C'est un pur Anglo-Saxon. Irlandais et Angle-Saxon.
— Mais... 
— J'en suis certain. Absolument. 
— Très bien, dit le docteur Copeland. Ne nous disputons pas. »
Dehors l'air fraîchissait et il ne faisait pas chaud dans la chambre. L'aube allait se lever. Le ciel était d'un bleu soyeux et la lune avait perdu son reflet argenté. Tout était tranquille. Le seul bruit était le chant clair d'un oiseau de printemps dans les ténèbres de l'extérieur. Malgré la brise qui entrait par la fenêtre la chambre sentait l'aigre et le renfermé. Les deux hommes étaient tendus et épuisés. Le docteur Copeland se penchait en avant. Ses yeux étaient injectés de sang et ses mains se crispaient sur le couvre-pied. Sa chemise de nuit déboutonnée découvrait son épaule osseuse. Jake avait les pieds posés sur les barreaux d'une chaise et ses mains énormes étaient croisées entre ses genoux dans une enfantine attitude d'attente. De profonds cernes noirs soulignaient les yeux. Ses cheveux étaient en désordre. Ils se regardèrent et attendirent. À mesure que le silence se prolongeait la tension entre eux devenait plus pénible. 

Enfin le docteur Copeland s'éclaircit la gorge et dit: 
« Je suis certain que vous n'êtes pas venu ici pour rien. Je suis sûr que nous n'avons pas discuté ces sujets pendant toute la nuit sans un dessein. Maintenant nous avons parlé de tout, sauf du sujet vital, le moyen pratique. Que faut-il faire ? » 
Ils se regardèrent et attendirent. Le docteur Copeland s'adossa à ses oreillers. Jake, le menton dans la main, se pencha en avant. La pause continuait. Et puis, tous deux commencèrent à parler avec hésitation. 
« Excusez-moi, dit Jake. Allez-y. 
— Non, vous. Vous avez commencé le premier. 
— Continuez. 
— Allons, dit le docteur Copeland, continuez. » 
Jake fixa sur lui ses yeux embrumés, exaltés. 
« Voici comment je vois la chose. Une seule solution : il faut que les gens sachent. Une fois qu'ils sauront la vérité ils ne pourront plus être opprimés. Que seulement la moitié d'entre eux sache et la bataille est gagnée. 
— Oui, une fois qu'ils auront compris les agissements de cette société. Mais comment les leur expliquerez-vous ? 
— Ecoutez, dit Jake. Pensons à une chaîne de lettres. Si une personne envoie une lettre à dix autres personnes et chacune de ces dix à dix autres encore... vous voyez ça ? » Il hésita. « Non que j'écrive des lettres, mais l'idée est la même. Moi, je parle seulement. Et si, dans une ville, je peux montrer la vérité à seulement dix de ceux qui ne savent pas, j'ai l'impression que quelque bien a été fait. Vous voyez ? » 
Le docteur regarda Jake avec surprise. Puis il ricana : 
« Ne faites pas l'enfant. Vous ne pouvez pas vous contenter de parler. Une chaîne de lettres ! Vraiment ! Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ! » Les lèvres de Jake tremblèrent et ses sourcils se froncèrent de colère. 
« Très bien. Que proposez-vous ? 
— Je dois dire d'abord que, pendant un certain temps, j'ai envisagé la question comme vous. Mais j'ai compris l'erreur de cette attitude. Pendant un demi-siècle j'ai pensé qu'il était sage de se montrer patient. 
— Je n'ai pas dit d'être patient. 
— En face de la brutalité j'ai été prudent. Devant l'injustice, j'ai gardé ma paix. J'ai sacrifié les biens à ma portée pour le bien d'un tout hypothétique. J'ai cru en la langue au lieu de croire au poing. Comme une armure contre l'oppression, j'ai enseigné la patience et la foi en l'âme humaine. Je reconnais maintenant mon erreur. J'ai été traître envers moi-même et envers mon peuple. Maintenant il est temps d'agir et d'agir rapidement. Il faut combattre la ruse par la ruse et la force par la force. 
— Mais comment ? demanda Jake. Comment ? 
— Eh bien, en descendant dans la rue et en faisant quelque chose. En rassemblant des foules que l'on fera manifester. 
— Huh ! cette dernière phrase vous condamne : « Des foules que l'on fera manifester. » À quoi servira de les faire manifester contre une chose qu'ils ne savent pas ? C'est essayer de farcir le cochon avec son propre cul. 
— Ces expressions vulgaires me déplaisent, dit le docteur Copeland. 
— Bon Dieu ! Je m'en fous qu'elles vous déplaisent ou non. » 
Le docteur Copeland leva la main. 
«  Ne nous échauffons pas. Essayons de nous comprendre. 
— Ça me va. Je ne cherche pas la bagarre. » 
Ils restèrent silencieux. Le docteur Copeland promenait son regard sur le plafond. Plusieurs fois il humecta ses lèvres pour parler et chaque fois il fut incapable de former un mot. Il dit enfin : 
« Voici mon avis : n'essayez pas de rester seul.
— Mais... 
— Mais rien. Il n'y a rien de plus fatal pour un homme que de vouloir rester seul. 
— Je vois où vous voulez en venir. » 
Le docteur Copeland remonta sa chemise de nuit sur son épaule maigre et en serra le col sur sa gorge. « Vous croyez en la lutte de mon peuple pour ses droits humains ? » 

L'agitation du docteur et sa question humble et anxieuse firent monter les larmes aux yeux de Jake. Mû par une affection soudaine, débordante, il saisit la main noire et maigre posée sur le couvre-pied et la serra fortement. 
« Bien sûr, dit-il. 
— Vous reconnaissez notre extrême misère ? 
— Oui. 
— Le manque de justice ? L'amère inégalité ? » 
Le docteur Copeland toussa et cracha dans un des carrés de papier placés sous son oreiller. 
« J'ai un programme. C'est un plan très simple. Tout converge vers un seul but. Cette année, en août, je réunirai plus de mille nègres de cet État pour une marche. La marche sur Washington. Tous groupés en une armée solide. Si vous regardez dans la vitrine derrière vous, vous verrez une pile de lettres que j'ai écrites cette semaine et que je remettrai moi-même à chaque destinataire. Les mains du docteur Copeland frottaient nerveusement les deux côtés du lit. Vous vous rappelez ce que je viens de vous dire ? Vous vous rappellerez mon conseil : n'essayez pas de rester seul. 
— Je sais. 
— Mais, une fois que vous serez entré dans cette action, elle doit être tout pour vous... votre travail maintenant et pour toujours. Vous devez donner votre être sans réserve, sans espoir de revenir à une vie personnelle, sans repos ou espoir de repos. 
— Pour les droits des nègres dans le Sud. 
— Dans le Sud et partout. Ce doit être tout ou rien. Oui ou non. » 
Le docteur Copeland se rejeta sur son oreiller. 
Seuls, ses yeux semblaient vivants. Ils brûlaient dans son visage comme des tisons. La fièvre donnait à ses pommettes une coloration violette. Jake pressa ses jointures sur sa large bouche tremblante. Il était congestionné. Dehors c'était l'aube et ses pâles lueurs rendaient laide et crue la clarté de la lampe électrique suspendue au plafond. 
Jake se leva et se tint très raide au pied du lit. 
« Non, dit-il brutalement, ce plan ne vaut rien. J'en suis plus que sûr. D'abord, vous ne sortirez jamais de la ville. Ils disperseront votre troupe en disant qu'elle est une menace pour la santé publique... ou quelque autre raison inattaquable. Ils vous arrêteront et ce sera la fin de l'histoire. Mais si, par miracle, vous arrivez à Washington, vous ne réussirez à rien. Ce plan est insensé d'un bout à l'autre. » 
Il y eut une sorte de râle dans la gorge du docteur Copeland : 
« Puisque vous êtes si prompt à vous moquer et à condamner, dit-il d'une voix rauque, que proposez-vous ? 
— Je ne me suis pas moqué de ce plan. J'ai simplement constaté qu'il est insensé. Ce soir, je suis venu ici avec une idée bien meilleure que la vôtre. Je voulais que votre fils Willie et les deux autres garçons me laissent les promener en camion dans les rues. Ils auraient raconté ce qui leur était arrivé et, après, j'aurais expliqué pourquoi. En d'autres termes, je devais parler de la dialectique du capitalisme... et montrer ses mensonges. D'après mes explications, tout le monde aurait compris pourquoi les jambes de ces garçons avaient été amputées. Et tous ceux qui les auraient vus auraient su. 
— Sottise ! dit le docteur Copeland avec fureur. Je ne crois pas que vous ayez le moindre bon sens. Si j'étais encore capable de me moquer de quelque chose je rirais de votre idée. C'est la première fois que j'ai l'occasion d'entendre des paroles aussi absurdes. »
Ils se regardèrent avec désappointement et colère. 
Un camion passa dans la rue avec un bruit de ferraille. Jake avala sa salive et se mordit les lèvres. « Huh ! dit-il enfin. Vous seul êtes toqué. Vous prenez tout à l'envers. Le seul moyen de résoudre le problème nègre sous le régime du capitalisme est de châtrer chacun des quinze millions de Noirs dans ces états. 
— Donc, toutes vos théories sur la justice ne servent qu'à couvrir ce genre d'idées. 
— Je n'ai pas dit qu'il faudrait le faire. J'ai dit seulement que vous ne voyiez pas la forêt à cause des arbres. » Jake parlait lentement et avec application. « Il faut partir du début. Balayer les vieilles traditions et en créer de nouvelles. Forger un nouvel ordre pour le monde. Faire d'abord de l'homme une créature sociale, vivant dans une société ordonnée et contrôlée où il ne sera pas obligé d'être injuste pour vivre. Une tradition sociale... » 
Le docteur Copeland applaudit ironiquement. 
« Très bien. Mais il faut cueillir le coton avant de tisser la toile. Vous et vos théories creuses, vous pouvez... 
— Silence. Qui s'inquiète de savoir si vous et vos mille nègres livrerez un combat dans l'égout puant appelé Washington ? Quel changement en attendre ? Quel intérêt présentent les revendications de quelques milliers de gens... noirs ou blancs, bons ou mauvais ? Alors que notre société entière est bâtie sur une fondation de mensonges éhontés. 
— Tout ! haleta le docteur Copeland. Tout ! Tout !
— Rien ! 
— L'âme du moindre d'entre nous sur cette terre est plus importante, aux yeux de la justice, que… 
— Oh ! allez au diable, dit Jake. Foutaises ! 
— Blasphémateur ! cria le docteur Copeland. Ignoble blasphémateur ! » 
Jake secoua les barreaux de fer du lit. La veine de son front se gonflait à éclater et sa figure était noire de rage. 
« Étroit bigot ! 
— Sale... » la voix lui manqua. Il fit un effort mais aucun son ne sortit. Enfin, il put prononcer dans un murmure étouffé «... Blanc ! » 
Les premiers rayons du soleil pénétraient par la fenêtre. Le docteur Copeland retomba sur ses oreillers, une mousse sanglante aux lèvres. Jake le regarda une dernière fois et s'enfuit de la chambre avant d'éclater en sanglots. 

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