L’éducation d’un enfant se fait dans trois espaces importants : la famille, l’école et un tiers-secteur un-peu-fourre-tout dans lequel on retrouve, les clubs sportifs, les institutions ou associations culturelles, l’éducation populaire (colonie de vacances, mouvement de jeunesse ou accueil de loisirs), et des services publics (périscolaires, services jeunesse, etc.). Si l’école a toujours été au centre du dispositif et un enjeu de débat important, la famille est, elle, responsable légalement de l’éducation d’un enfant et est soutenue financièrement par les politiques natalistes, le tiers-secteur-un-peu fourre-tout ne relève pas de grandes politiques publiques depuis longtemps, mais est souvent présenté comme le complément nécessaire à l’éducation des enfants. Ce tiers-secteur a été mobilisé régulièrement pour sortir des crises des banlieues ou pour occuper les enfants en période de vacances. Les politiques voient souvent dans le sport des exemples à suivre par les personnalités présentées comme modèle ou avec l’idée que le sport et ses règles sont un exemple à suivre pour que chaque enfant comprenne les règles de la vie en société.
Les émeutes de juin 2023 et les analyses/commentaires qui s’en sont suivis viennent encore mettre en lumière ces trois secteurs de l’éducation des enfants. Les familles sont montrées du doigt comme ne faisant pas leur travail et donc il faudrait les sanctionner, l’école démontre son incapacité à transmettre des valeurs de la république et à intégrer les jeunes de quartier dans la société, l’éducation populaire est quant à elle absente, peu citée sauf au moment des grandes vacances. Pour demander aux enfants et aux jeunes de rentrer chez eux plutôt que détruire des bâtiments publics ou de piller des magasins, les décideurs politiques cherchaient les relais possibles. En premier lieu, les parents ont été accusés de défaillance, puis les imams ont été enjoints d’agir, les sportifs ayant dénoncé la mort de Naël devaient à leur tour appeler au calme, au bout de cette chaîne, il faut bien se rendre compte que les personnes capables d’être des relais éducatifs auprès des enfants et des jeunes de quartiers sont rares. Pourtant, il existe encore des acteurs, des financements (souvent faibles), des structures associatives ou municipales montrent encore une présence dans les quartiers… Aussi faibles que soient cette présence et ces politiques, il semble important de regarder pourquoi, elles n’ont que peu d’effet pour une vie meilleure pour les habitants des quartiers, au mieux elles évitent des explosions plus fréquentes, au pire elles viennent renforcer un sentiment d’infériorité et de non-appartenance à la République. Pour comprendre, cet échec massif du tiers-secteur éducatif dans les quartiers, il faut regarder de prêt comment les intervenants entrent en relation avec les enfants et les jeunes des quartiers, il s’agit d’analyser les manières de faire. N’en déplaise à beaucoup et particulièrement au Président de la République, il s’agit de regarder les pédagogies mises en œuvre auprès de ces enfants et jeunes.
Dans un premier temps, je montrerai qu’école, sport, culture et éducation populaire utilise la forme d’intervention, que les enfants des quartiers populaires (mais aussi d’ailleurs) n’apprennent à vivre en société que sur une seule mode celui de l’autorité descendante et de l’imposition de règles coupées la vie réelle. Les enfants ne peuvent pas apprendre la démocratie en s’y essayant et en la vivant. Puis, j’expliquerai que les manières et outils utilisés pour construire des politiques publiques ne sont que des outils renforçant la domination et l’écrasement de l’ensemble des populations vivant dans des territoires populaires. Enfin, j’essaierai de tracer des manières différentes de faire, des pédagogies qui permettraient aux personnes de reprendre pied dans la société et d’être des citoyens à part égale des autres.
L’enfer de la forme scolaire – la force de pédagogie traditionnelle.
Les nombreux travaux sociologiques sur l’école démontrent que l’école ne permet pas de réduire les inégalités sociales et éducatives entre les enfants d’origine populaire et les enfants des classes aisées. Les multiples réformes réalisées depuis de nombreuses années n’ont rien changé à ce constat. Les enfants issus des familles et des quartiers populaires sont en souffrance et en échec à l’école, et même s’il existe des exceptions consolantes[1] mises en lumière comme des exemples à suivre. Toutes les réformes de l’école n’ont jamais remis en question deux éléments pourtant indispensables à l’école : sa forme et sa pédagogie.
La forme scolaire
Sa forme est tellement immuable, qu’elle est partagée dans le monde entier et qu’elle se nomme forme scolaire. Cette forme est définie par Guy Vincent par un temps dédié (La journée et l’année sont découpées en temps successif et immuable : cours, récréation, études, etc. et l’alternance école vacances), un espace spécifique (la salle de classe et son organisation avec des rangées de tables, une estrade, un tableau, la cour, la sonnerie) et des règles strictes (comme l’immobilité, le silence, l’écoute et le travail). A ces trois éléments Guy Vincent rappelle que la forme scolaire privilégie la transmission de savoir et de savoir-faire par l’écrit. L’école française se structure sur l’enseignement simultané, c’est-à-dire une forme scolaire groupale où toute une classe apprend la même chose au même moment et le groupe d’enfant est homogène en âge et en niveau.
Guy Vincent démontre que la forme scolaire ne permet pas une socialisation démocratique. En classe, la démocratie n’existe pas. Les enfants et les jeunes ne décident de rien, ils doivent appliquer et exécuter les travaux demandés pour obtenir des notes. Ces notes permettront ensuite de leur autoriser l’accès (ou pas pour les enfants des quartiers populaires) aux formations et études valorisées et valorisantes socialement. Réussir sa scolarité, c’est avoir des bonnes notes, avoir les bons comportements, avoir des relations avec les autres enfants et les adultes répondant aux codes de la forme scolaire. Tout enfant qui ne correspond pas à ces codes scolaires se retrouvent marginalisé, parfois aidé et accompagné pour rester en classe, souvent exclus. La forme scolaire norme et impose, elle ne permet pas d’apprendre les fonctionnements démocratiques.
La pédagogie traditionnelle
Le second élément immuable de l’école est la pédagogie traditionnelle. Jean Houssaye rappelle dans son ouvrage[2] que la pédagogie traditionnelle a une longue histoire, que l’éducation nouvelle a sans doute gagner dans les espaces universitaires, de formation ou syndicaux, mais que la pédagogie traditionnelle est ultra-majoritaire dans les pratiques quotidiennes à l’école. Elle se caractérise par sept traits : centralité du maître, impersonnalité de la relation, asymétrie stricte, transmission d’un savoir coupé de la vie, idéal éducatif très normé, dispositif bureaucratique, modèle charismatique. Dit autrement, en classe, tout passe par le.la maitre.sse, le.la professeur.e : les règles, l’application des règles, les sanctions, le contenu, le choix de la méthode, l’organisation de l’espace, du temps, etc. L’élève ne connaît rien ou pas-grand-chose de la vie et l’expérience de son enseignant.e, les comportements sont normés : on se range, on adapte une tenue correcte, on lève la main pour parler, on fait silence, etc. Nous avons tous et toutes appris des quantités de choses qui n’avaient aucun lien avec notre vie réelle, nous ne comprenions pas toujours/souvent à quoi servaient les notions abordées en classe. Les enseignant.e.s valorisé.e.s sont celleux qui font rire, qui savent « tenir leur classe », qui peuvent construire un cours oral et passionnant dans sa forme, qui marquent leur autorité par une aisance naturelle et bienveillante. Dans les débats sur l’école, la pédagogie traditionnelle n’est jamais nommée, mais elle est le mètre-étalon du débat : il y a ceux qui trouvent qu’elle n’est pas assez mise en œuvre et qui réclame l’uniforme, la fermeture de l’école sur le monde (sanctuarisation), plus de savoirs théoriques, des règles plus strictes et il y a ceux et celles qui en veulent moins : plus de coopération, de règles co-construites, d’ouverture sur le quartier et la vie, etc.
Forme scolaire et pédagogie traditionnelle forment un duo puissant permettant de reproduire des comportements et manières d’être en société. A elles-deux, elles construisent une socialisation par l’intériorisation de règles imposées par les adultes, jamais construites collectivement avec les enfants. Ce duo sert les élèves qui sont en capacité d’intérioriser les codes de l’école, il ne permet aucune mixité, il ne permet pas de remettre en question les violences vécues par les enfants vulnérables, il exclut toute personne qui ne pourrait suivre le développement normé par les niveaux scolaires. Le duo empêche à l’école tout apprentissage de la démocratie, au mieux il l’enseigne au pire, il impose.
Au regard de ces éléments, on comprend vite que vivre dans une société démocratique ne s’apprend pas à l’école, mais où alors ? Dans la famille ? Dans le tiers-secteur ?
Apprendre à décider collectivement
Décider collectivement, argumenter son avis, ses choix, ses désirs s’apprend en premier lieu dans la famille. Quelle que soit la forme ou la composition de la famille, les parents et les enfants échangent, débattent et construisent des décisions qui permettent de trouver des équilibres entre choix individuel et organisation collective, entre règles strictes et application de ces règles, entre affirmation de soi et obligation familiale. Cet idéal de la famille ne tient que si parents et enfants ont du temps en commun, que les contraintes matérielles et professionnelles le permettent, que les parents se relaient et s’engagent respectivement. La famille dans les quartiers populaires est bien moins idéale, la construction démocratique y est bien plus fragile notamment par les contraintes professionnelles, les familles séparées et le faible engagement d’un des deux parents, les grandes difficultés à pouvoir réguler les incitations extérieures et donc à faire appliquer des règles collectives. Être une famille habitant dans un quartier populaire est un défi, que l’on soit en situation de précarité et de pauvreté ou pas.
Décider collectivement et en prenant en compte les avis de tous pourraient se construire dans le tiers-secteur éducatif : sport, culture, centres de loisirs, centre social ou éducation populaire. Les formes d’apprentissage dans le sport (clubs sportifs) ou la culture (conservatoire, école de musique, stage de théâtre, etc.) sont scolaires. On peut reprendre l’ensemble des critères de la forme scolaire et les traits de la pédagogie traditionnelle, chacun est bien présent dans le sport ou dans la culture. Parfois, dans ces deux secteurs, on peut y retrouver deux autres formes scolaires : l’apprentissage individuel que l’on retrouve en musique ou dans les sports individuels et la méthode mutuelle. Cette dernière forme se traduit par des groupes hétérogènes en âge ou en niveau, le.la professeur.e, entraîneur.e ou intervenant.e enseigne à un très grand groupe et nomme des moniteurs qui apprendront dans leur niveau et enseigneront aux niveaux inférieurs.
Qu’en est-il de l’éducation populaire et des accueils collectifs de mineurs (colos et centres de loisirs) ? J. Houssaye écrivait en 1998 que les colos et les centres de loisirs étaient prisonniers de leur forme scolaire, les choses n’ont pas changé, elles auraient même empiré. Les centres de loisirs et les colos sont prisonniers des logiques éducatives et se définissent immanquablement comme complémentaires de l’école. Pour justifier de leur existence et de leur importance, ces deux espaces de vie enfantine se voient comme étant une prolongation de l’école sur les temps non-scolaire. Les colos apprenantes, les temps périscolaires, les séjours linguistiques, les écoles ouvertes et les accueils collectifs de mineurs à caractère éducatif témoignent de cette volonté. En prenant comme référence l’école, les colos et centres de loisirs prennent aussi la forme et la pédagogie traditionnelle : cela s’appelle alors modèle colonial. Sans cette référence scolaire, pas de possibilité d’exister !
La pédagogie se construit sur l’idée qu’une colo ou un centre de loisirs doit répondre aux besoins des enfants et à des objectifs éducatifs. Ces deux finalités permettent de justifier que l’adulte décide de tout, parce que « c’est pour les besoins des enfants »[3]. L’adulte est central, il construit, pense et organise une colo ou un centre de loisirs sans même avoir rencontré les enfants qui vont vivre dans la structure. Activités, planning, règles, aménagement des espaces, répartition dans les chambres, etc. Tout est décidé par les adultes pour les enfants. Les enfants pourront au mieux amender quelques règles, demander à changer de lit ou de groupe (mais c’est l’équipe qui décide), choisir dans des activités à la carte, en aucun cas, les enfants sont mis en situation de décision collective, en aucun cas ils n’ont la possibilité de construire avec les adultes dans un rapport d’égalité.
Les enfants des quartiers ne rencontrent plus jamais aucun espace leur permettant d’apprendre la démocratie par l’expérience. S’il existe à la marge des classes coopératives, des associations de quartiers, des sections scouts ou des centres sociaux qui essaient de faire vivre des formes démocratiques. Dans leur grande majorité, ces structures tentent de décliner des pédagogies différentes, mais restent en difficultés quant à sortir de la forme scolaire et des outils de la pédagogie traditionnelle. Par exemple, le scoutisme parfois présent dans les quartiers et qui dispose d’une pédagogie tout à fait particulière utilise une méthode mutuelle de la forme scolaire, les centres sociaux sont contraints par toute une série de politiques publiques de répondre à des objectifs éducatifs définis par d’autres (CAF) pour les gens des quartiers. Les dispositifs d’aide aux devoirs, de remédiation scolaire portés par les associations locales plongent dans la forme scolaire et la pédagogie traditionnelle. Les tentatives de conseils municipaux d’enfants ou de jeunes, les maisons des lycéens, les juniors associations sont pilotées et parfois dirigées par des adultes qui imposent des formes et des manières de faire, les décisions prises ne changent que marginalement la vie des enfants et des jeunes, la démocratie se jouent ailleurs…
Aujourd’hui, en France, nos enfants reçoivent des leçons de démocratie, mais ne l’apprennent pas, ne l’éprouvent pas sauf dans les familles qui le peuvent, qui le veulent.
Restons encore un peu sur l’éducation populaire. En effet, pendant toutes les années d’après-guerre, ce secteur d’activité a été un espace d’expérimentation et de construction de pédagogie démocratique. Dans l’éducation populaire, se sont développées des républiques d’enfants, des mouvements de jeunesse démocratiques, des structures autogestionnaires et des pédagogies visant l’émancipation et la démocratie (P. Freire, F. Oury, J. Korczak). L’éducation populaire a été le lieu de repli des militants de l’éducation nouvelle, mais elle a été aussi et surtout le lieu d’expérimentation des pédagogies émancipatrices. Ce secteur est encore aujourd’hui, mais marginalement, l’endroit permettant d’imaginer des accueils inclusifs et universels (Toustes en colos, Evasoleil, Courcelles), des colos démocratiques (pédagogies de la décision) ou des camps construit pour et par les jeunes eux-mêmes (MRJC). Mais ce secteur s’est institutionnalisé, souffre de difficulté de financement et, alors qu’il a toujours été un lieu de professionnalisation à côté et différent de l’école, s’est retiré des quartiers populaires et renforcent les processus de relégation des populations y habitant.
L’enfer du projet – l’engagement comme leurre.
Les histoires de l’éducation populaire et des quartiers sont étroitement liées. Les mouvements et fédérations d’éducation populaire sont nés des combats ouvriers, de la volonté d’éduquer et d’émanciper la classe ouvrière et de finalités sociales d’un patronat philanthrope voulant se garantir une main d’œuvre efficace. De ces deux finalités, il reste toujours dans l’éducation populaire une ambivalence dans le positionnement entre un travail pour les classes populaires et un travail avec les personnes issues des classes populaires. En fonction des époques, le travail pour… ou le travail avec…[4] ont été plébiscités, les postures éducatives ont changé. Si dans les années 60-70, l’éducation populaire s’est construite dans un travail d’articulation entre pouvoirs publics et populations, depuis les années 80, la libéralisation de la société a conduit l’éducation populaire à se placer dans un travail pour… les populations : d’un côté, il fallait vendre des produits pour assurer le chiffre d’affaires et d’un autre, il fallait répondre aux injonctions des pouvoirs publics pour garder des financements et un rôle à jouer.
La méthodologie de projet : un outil de gestionnaire
Depuis La LOLF de 2001, votée sous le gouvernement Jospin, aucune politique publique ne se construit sans la rédaction d’objectifs et de moyens, et une évaluation sur critères et indicateurs. L’éducation populaire n’a pas attendu cette loi pour basculer dans le monde en version projet. Dès 1982, les centres de loisirs doivent impérativement avoir un projet pédagogique pour exister. L’utilisation depuis les années 60-70 des travaux de K. Lewin sur les dynamiques de groupe (qui donneront des théorie du management) et des pédagogie de projet (Dewey, Decroly) faciliteront le passage vers le tout projet et l’utilisation d’un outil gestionnaire unique : la méthodologie de projet.
Il n’existe pas aujourd’hui de structure de l’éducation populaire qui n’utilise pas la méthodologie de projet : le projet social des centres sociaux, les projets éducatifs des associations, les projets pédagogiques et d’animation des colos et centres de loisirs, les projets d’établissement des foyers de jeunes travailleurs, etc. La logique gestionnaire est devenue la règle unique. Quelles en sont les conséquences ?
Tout travail social ou éducatif public ou associatif commence par la réalisation de diagnostics plus ou moins partagés, puis la définition de problématiques et d’objectifs à atteindre avec des moyens. La tâche finale est de construire des critères et indicateurs de réussite du projet, enfin le financeur est censé analyser pour savoir s’il renouvelle le projet. Dans cette machine infernale, les gestionnaires sont les rois, ils déroulent des méthodologies identiques, produisent des diagnostics au kilomètre, projettent des PowerPoint pour montrer la pertinence de leurs analyses puis demandent aux acteurs de construire des actions pour répondre aux problématiques construites. Les personnes avec lesquelles l’éducation populaire est censée travailler sont réduites à des problématiques et sont définies comme des publics-cibles. Ce sont elles et eux le problème, il faut agir de l’extérieur sur ces personnes pour réduire la problématique. On vise uniquement certains publics pour être plus précis ou efficace disent les gestionnaires de projet, dans les faits, il s’agit de limiter les coûts et de cibler quelques populations comme étant les problèmes.
L’enfer des projets… Dans un centre social, un habitant du quartier ne le sait pas toujours, mais pour pouvoir accéder à un dispositif vacances familles, il va devoir entrer dans tout un tas de cases définies dans des projets par des personnes extérieures et loin du centre social. En bout de course, il devra lui-même faire son propre projet de vacances avec ses objectifs et ses moyens. Un centre social se construit sur un projet social (souvent écrit avec les habitants), mais ce projet doit s’inscrire dans la Convention d’objectif et de Gestion que la CNAF a signé avec l’état et dans les objectifs de la CAF locale votés en conseil d’administration. Puis pour accéder aux dispositifs vacances familles, il faut entrer dans les objectifs du projet vacances du centre social (venir aux réunions, aux rencontres, au travail sur son budget, respecter les échéances, etc.), accepter de partir dans des centres labellisés VACAF et correspondre aux critères des chèques vacances, etc. Autant de structures et de gens qui ne voient jamais les personnes pour lesquelles elles travaillent. Chacun y va de ces critères pour permettre l’accès au projet : pas de voyage à l’étranger, pas de vacances en familles, uniquement des déplacements en train, etc. Tout ceci se justifie dans le diagnostic puis dans les objectifs éducatifs, tout ceci permet d’exclure des personnes des projets.
Si les centres sociaux sont encore l’une des rares structures à être présent dans les quartiers populaires, à travailler avec les personnes y habitant et sur de longues durées (un projet social est réexaminé tous les 3 à 5 ans), la grande majorité des intervenants dans les quartiers, n’y siègent pas, n’y habitent pas et surtout n’y viennent que sur un temps très court.
Les politiques publiques visant les quartiers sont mises en place via des appels à projets ou des délégations de services publics (par exemple pour les accueils de loisirs). Ces procédures concurrentielles permettent aux différents acteurs issus ou non du quartier, connaissant ou non les habitants des quartiers ciblés de postuler de récupérer le marché. C’est comme cela que les centres de loisirs sont confiés à des associations extérieures aux quartiers, à la ville parfois même à la région. L’exemple de l’OCLVO à Cherbourg illustre parfaitement comment (sous couvert d’uniformisation) les acteurs locaux, historiques ou issus des quartiers sont exclus au profit d’acteurs extérieurs qui viendront appliquer les méthodes qu’ils maîtrisent sans prendre en compte les singularités des habitants.
L’appel à projet impose une logique gestionnaire et concurrentielle appuyée sur les diagnostics réalisés par les cabinets extérieurs. L’appel à projet impose une durée d’intervention fixée en fonction du même diagnostic ou plus simplement sur les sommes d’argent mobilisées. Dans les quartiers, les habitants voient de manière récurrente des cabinets venir plaquer leur méthodologie plus ou moins scientifique pour construire des diagnostics, puis ils voient arrivés des salariés venus d’ailleurs leur expliquer ce qu’il devrait faire ou pas. Puis ces gens repartent, le projet est fini, d’autres reviennent dire autre chose ou pas, refaire un diagnostic, etc. Cette manière de faire descendante et hors-sol se répètent depuis plusieurs décennies. L’argent des « plans banlieue » passe dans cette technocratie gestionnaire où le diagnostiqueur est mieux payé que l’acteur de terrain, elle ne change jamais la vie des gens et renforce l’infantilisation des habitants des quartiers puis décrédibilise l’action publique. Les habitants des quartiers sont des publics ciblés, des problématiques et des objets à traiter. En 2006, je prenais la direction d’un centre social à Palaiseau, je réalisais des pieds d’immeuble et sorties d’école pour construire un diagnostic partagé avec les habitants, j’expliquai mon action à un habitant du quartier : « je souhaiterais vous questionner pour réaliser un diagnostic et ensuite rouvrir le centre social »… L’habitant m’a répondu : « je ne vous réponds pas, je ne suis pas malade, pas besoin de diagnostic ».
L’engagement : sous-emploi et enrôlement déguisés
A cette méthodologie de projet que l’éducation populaire a adoptée, souvent contrainte et forcée, parfois avec satisfaction, s’ajoute la logique de l’engagement. Il n’est pas ici question d’un engagement libre et choisi, mais d’une logique qui utilise le vocable du militantisme associatif pour masquer sa réalité : l’enrôlement de la jeunesse. Dans l’esprit de nos gouvernants, l’engagement n’est qu’un enrôlement qui ne dit pas son nom. Les deux termes sont synonymes, l’ensemble du texte qui suit utilise le terme d’engagement avec ce sens.
L’éducation populaire est un secteur essentiellement associatif, regroupé dans des fédérations de tailles multiples, qui s’appuie depuis son origine sur des militants politiques ou religieux. L’arrivée de la gauche au pouvoir a considérablement changé le secteur : les réformes attendues ne se sont pas réellement faites, les modes de financement de l’éducation populaire n’ont pas été organisés et le tournant de la rigueur à plonger les acteurs de l’éducation populaire dans la concurrence et les marchés. Le secteur s’est marchandisé, les associations sont concurrentes entre elles, elles s’appuient sur des réseaux politiques qui s’effondrent et sont fragilisés par de nouveaux concurrents qui reprennent (volent) les valeurs associatives et militantes pour en faire des sociétés marchandes (par exemple dans le tourisme ou les colonies de vacances). Fragilisées, conservatrices dans leur fonctionnement, les associations d’éducations populaires qui avaient construit toute une série de dispositif permettant de professionnaliser des acteurs associatifs et des populations en rupture scolaire voient leurs actions et leurs militants disparaitre faute de temps et d’argent. Les conseils d’administration, les équipes de dirigeants vieillissent, les jeunes ne sont pas entendus ou compris (notamment ceux des quartiers), ils n’arrivent jamais aux postes de responsabilités, ne sont pas embauchés dans les postes à responsabilité, l’éducation populaire s’est coupé des quartiers et des combats de ces populations.
Refusant d’analyser en profondeur pourquoi les jeunes quittent les associations historiques, les politiques et les décideurs associatifs vont mettre en place des outils censés favoriser l’engagement des jeunes, le principal est le service civique, le dernier en date est le service national universel et l’historique le contrat d’engagement éducatif. Ces trois dispositifs illustrent à merveille le rapport et l’imaginaire qu’entretiennent associations et acteurs publics avec les jeunes issus des quartiers populaires.
Le service civique est une possibilité de s’engager sur une mission définie par une association habilitée pour quelques mois et d’être indemnisé (600€/mois). Il est censé ne pas être substitutif à l’emploi. Il suffit d’ouvrir le site de l’agence du service civique pour comprendre que les missions proposées sont bien des emplois et qu’en fait cela permet aux associations d’embaucher des jeunes diplômés ou non et de leur faire faire des missions qui étaient faites antérieurement par des bénévoles militants ou par des salariés. Un service civique ne coûte pas grand-chose à un employeur et permet de disposer de personnel.
Si on regarde le service civique du coté des jeunes qui s’y engage, les choses sont différentes que l’on soit un enfant issu des classes favorisées et un enfant issu d’un quartier. Pour les favorisés, le service civique répond à un intérêt, à une possibilité permettant de découvrir d’autres milieux, des fonctions de terrain, un engagement concret auprès de population qu’il ne rencontrerait pas. Le service civique est alors une expérience de terrain pour ceux qui n’en feront plus… Pour les jeunes des quartiers, le service civique devient un travail qui aurait plus de sens qu’être équipier chez McDo, devient un stage professionnel ou une première étape vers les métiers du social et du soin. Le service civique joue le rôle des emplois-jeunes du début du siècle, des emplois de vacances pour les étudiants ou d’une première expérience professionnelle. Parfois, le service civique permet d’avoir une action directe avec des populations, d’être un bénévole rémunéré. Sauf que le service civique n’est pas un emploi : durée de quelques mois et non renouvelable, déroge aux droits des salariés et reste une forme infantilisante puisqu’une formation civique et citoyenne est obligatoire, le service civique n’est pas une action militante : l’engagé est recruté sur mission, comme pour un emploi et n’a pas accès à la gouvernance associative. La personne en service civique est bonne pour travailler, mais n’a ni les moyens pour assurer sa survie, ni la possibilité d’agir au sein de la vie démocratique associative. Le service civique n’est qu’un moyen dans une vision gestionnaire de la vie associative.
Pour qu’une association puisse recevoir des services civiques, il faut qu’elle soit habilitée par l’agence du service civique ou qu’elle soit adhérente à une association qui a une habilitation et qui détachera un service civique. Cela impose aux associations de faire les démarches, d’entrer dans une technocratie normalisatrice et d’accepter de se plier à des critères définis par l’état. Il est évident qu’une association militante qui viendrait à agir contre l’état (sur les questions de violences policières, la défense de l’environnement ou l’accueil de migrants par exemple) se verrait en difficulté dans une telle démarche. S’engager oui, mais uniquement dans des structures institutionnalisées et dépendantes de l’état. Comme si les autres formes d’engagement associatif ne méritaient pas que l’état accepte de sous-payer un jeune pour lui permettre de militer…
Le service national universel est développé depuis 2019 par le gouvernement comme un lieu d’apprentissage à l’engagement. Il s’adresse à des collégien.nes et lycéen.nes, s’articule entre un séjour dit de cohésion, sorte de colonie scolaire d’état et un engagement de 80h dans une association ou un service public. Il est actuellement non-obligatoire. C’est par son coût, la politique jeunesse la plus importante de l’état. Autant le dire tout de suite, le SNU est un espace éducatif de forme scolaire simultanée et dont la pédagogie est traditionnelle dans sa déclinaison la plus rigide. Bref, il n’y a aucun espace, lieu ou temps où la démocratie est éprouvée, apprise. Au SNU, les ados sont dirigés, les règles imposées, le cadre strict et l’autorité forte. Il est gratuit et surfe sur l’idée que la société est trop laxiste et donc qu’il faut remettre de l’autorité autoritariste pour que les jeunes comprennent que la République c’est d’abord des devoirs avant les droits.
Dans les faits, seuls les enfants des parents ayant des métiers en uniforme et les enfants des parents qui pensent que la pédagogie traditionnelle et autoritariste permet de se construire s’inscrivent au SNU. Il montre que des moyens importants sont mobilisables par l’état et que nos dirigeants ont une vision d’une jeunesse à (re)dresser puisque la République est en danger. Les associations qui entrent dans ce dispositif acceptent de partager cette vision de la jeunesse et acceptent de travailler dans des espaces violents pour les adolescent.e.s qui sont en situation de vulnérabilité. Les associations acceptent de recevoir des jeunes pour exécuter des actions gratuites, souvent que personne ne veut faire (par ex : ramasser des déchets ou nettoyer des rivières). Elles y voient une opportunité pour récupérer de main d’œuvre captive, puisque les jeunes sont obligés d’être présents et de faire… Là encore, cette politique publique ne permet pas d’apprendre à vivre en démocratie, elle impose une forme d’actions.
Ces deux services montrent que l’engagement est en fait synonyme de sous-travail sous-payés ou gratuit, de forme autoritaire et non-démocratique. Ils donnent à voir aux jeunesses issues des quartiers que l’état ne débloque des financements publics que pour les amener à rentrer dans le rang, à s’engager dans des causes prédéfinies par d’autres et à les exploiter sous couverts de vie associative.
L’engagement s’appuie sur une vision philanthropique d’un patronat social, associatif ou pas, et bien loin des finalités d’émancipation des habitants des quartiers. On notera que ce même patronat associatif a mis en place un contrat de travail dérogatoire au code du travail permettant de payer moins de 30€/jour les animateurs et animatrices de colos ou de centres de loisirs. Contrat ouvert aux associations, mais aussi aux sociétés privées. Un tel contrat de travail pouvait s’entendre quand les associations et fédérations faisait des colos et des centres de loisirs des lieux de militantisme pédagogique, d’expérimentation à la prise de responsabilité associative et que chacun était bénévole/militant. Aujourd’hui, les colos sont un marché concurrentiel ou le militantisme n’a aucune place, les centres de loisirs un service public ouvert aux délégations de services publics. Les organisateurs y vendent de l’activité, du sport, du tourisme ou prosaïquement de la garderie utile aux parents qui travaillent. Le contrat d’engagement éducatif n’a comme seul justificatif à sa subsistance que l’équilibre économique du secteur : en ne payant pas les animateur.ice.s, les couts sont limités, les délégations de service public moins cher qu’une gestion directe, les colos survivent sans beaucoup d’aide de l’état et la main d’œuvre est corvéable. Alors que les jeunes des quartiers n’ont jamais été aussi pauvres, avec aussi peu de perspectives d’emploi, l’éducation populaire qui était historiquement un levier puissant d’insertion, se coupe des jeunesses populaires en refusant de les payer à la hauteur de leur travail et d’organiser leur travail leur permettant d’en vivre dignement.
Si l’engagement est bien un sous-emploi, sous-payé pour les jeunesses des quartiers populaires, l’horreur économique et les injustices ne s’arrêtent pas là, il existe le travail gratuit, là-aussi lié à la vie associative. Les exemples sont nombreux : stages pratiques BAFA non rémunérés (notamment dans des communes), chantiers de rénovation, stages professionnels, ou les projets de conditionner le RSA à une obligation de bénévolat hebdomadaire. Le raisonnement est ici assez simple : les pauvres, s’ils veulent être aidés, doivent accepter de travailler gratuitement contre une aide financière. L’état et les collectivités organisent uniquement à destination des plus pauvres et fragiles, des manières de ne pas payer les gens pour un travail exécuté. Gabriel Attal, dans une audition à l’assemblée, a conceptualiser cette pratique d’asservissement des plus pauvres, il nomme ces manières par le terme « coûts évités par l’Etat » en prenant l’exemple des restos du cœur.
La vie associative, l’engagement de citoyens au service de causes sociales, sanitaires ou d’éducation, se réduit pour le secrétaire d’état en charge des associations (à l’époque des propos) à des couts évités. Être solidaire avec des personnes en situation de précarité ne relève pas d’un travail dûment rémunéré, mais d’un bénévolat qui fait que l’état économise de l’argent. Quelques dirigeants philanthropes ou installés décident des projets à mener, utilisent des bénévoles exécutants puis se félicitent de leurs actions et des économies réalisées pour le budget de l’Etat… sur le dos des plus fragiles.
Dans cette logique de coûts évités, l’état avec bon nombre d’associations, a développé une plateforme qui permet de recruter des bénévoles comme on recrute des salariés. Le site regroupe des dizaines de milliers de missions sous forme de petites annonces qui reprennent ce qui est attendu du bénévole. Les activités proposées : du soutien scolaire, de l’animation, des parrainages, de la lutte contre l’isolement, des services à la personne, etc., des collectivités en proposent, et beaucoup d’associations (plus de 1000). La plateforme jeveuxaider.gouv.fr est devenue le pôle emploi du travail gratuit, on y trouve des annonces pour faire de gestion de ressources humaines, de la formation ou du secrétariat, il est même possible de faire des missions à distance. Quel est l’accès à la gouvernance des associations ? qui postule sur ces offres de bénévolat ? Une chose est sûre, ces missions visent des publics ciblés souvent, habitants des quartiers pauvres, dans une logique de projets où le bénévole est un moyen. Bien loin, un bénévolat d’engagement libre, citoyen, choisi et démocratique. Il s’agit d’un bénévolat d’asservissement.
Lorsqu’on habite un quartier populaire, comment ne pas avoir l’impression avec ces différents outils de n’être jamais entendu, de ne pouvoir jamais agir sur sa propre situation, d’être déclassé, de ne pas pouvoir être payé à la hauteur de son travail et de ne pouvoir jamais atteindre les postes à responsabilité.
Méthodologie de projet, politique de l’engagement et travail gratuit sont les bras armés des politiques publiques permettant de maintenir les processus de domination des habitants des quartiers populaires et des populations en situation de pauvreté.
Faire autrement… vite…
Au regard de la force du duo forme scolaire – pédagogie traditionnelle et du fait que nous avons tous en commun d’avoir vécu ce duo, il est difficile de sortir et d’inventer des formes et pédagogies différentes. L’urgence démocratique et la nécessité absolue de combattre les inégalités et discrimination, nous obligent pourtant à faire ces efforts intellectuels et pratiques.
Les efforts sont doubles. Pour travailler avec des populations en situation de vulnérabilité et de pauvreté, il est urgent de prendre le temps : de les écouter parler de leur vie, des difficultés rencontrées, des lourdeurs administratives et des dispositifs humiliants. Il est urgent de prendre le temps de construire avec les personnes concernées des politiques publiques appliquées sur le long terme permettant de basculer de dispositifs à critères discriminants vers des process d’actions adaptés et adaptables aux situations locales et vécues par les personnes. Il est urgent de prendre en compte la parole des personnes éprouvées par les situations de vulnérabilités : vivre l’exclusion, les démarches kafkaïennes ou les violences des dispositifs d’aide est une expérience puissante qui renforce le sentiment de ne pas appartenir à la société. Bref, il faut abolir les politiques publiques construites sur des méthodologies de projet descendantes et technocratiques. Il faut urgemment arrêter les interventions extérieures plaquées et standardisées, construites par quelques personnes issues de quelques écoles de cadres (sciences-po, école de commerce ou universités parisiennes) pour des populations qu’elles ne connaissent pas, pour lesquelles ils n’ont pas d’empathie.
Le deuxième effort est de remettre les praticien.ne.s et les personnes concernés au cœur de l’action publique. Aujourd’hui, le praticien de terrain est celui qui n’a ni la capacité à négocier les moyens, ni les outils pour manager, ni même le temps nécessaire pour travailler. Le praticien de terrain exécute des politiques décidées et évaluées ailleurs, notamment par les technocrates de la méthodologie de projet. Le praticien est l’acteur du bas de l’échelle qui essaie d’abord de survivre pour lui-même avant de pouvoir tenter d’aider les personnes avec lesquelles il ou elle est censé.e travailler. Des noms ? Animateur.ice.s, éducateur.ice.s, infirmier.e.s, auxiliaires de vie, agents de médiation, mais aussi et surtout services civiques (à l’accueil des hôpitaux et des services publics, aide aux devoirs, assistance aux personnes en situation de handicap ou personnes agées), les animateurs et animatrices de centres de loisirs ou de séjours adaptés, autant de métiers sous-qualifiés et sous-payés donc occupés par des personnes pauvres ou issus de milieux populaires. Praticien.ne.s et concerné.e.s sont souvent les mêmes personnes.
Remettre les praticiens et les personnes concernés au cœur des politiques publiques, c’est arrêté de répartir les budgets d’une politique publique entre un tiers pour le diagnostic, un tiers pour action et un tiers pour l’évaluation ou une moitié pour le diagnostic et l’évaluation et une moitié pour l’action. Le tout soumis à la concurrence dans des appels à projet où évaluation et diagnostic sont faits par les mêmes cabinets. Peut-on encore tolérer que dans le cadre d’une action à destination de personnes vulnérables, au moins la moitié de l’argent finisse dans les poches d’un cabinet privé ?
Remettre les praticiens et les personnes concernés au cœur des politiques publiques, c’est accepté de monter en compétences les acteurs de terrain et de monter les niveaux de salaire. La réflexion ne peut être séparée de l’action, ce n’est pas aux spécialistes disciplinaires (sociologues, psychologues, géographes ou politistes) de dire ce qu’il faut faire et comment. C’est l’articulation entre les savoirs de ces chercheurs, la pratique des praticiens et l’expérience de vie des éprouvés qui permet de construire des actions et des process permettant d’aider les personnes en situation de vulnérabilité. Aujourd’hui, les cabinets ou les conseillers dominent, pensent et conseillent puis le politique ordonne à des acteurs en concurrence de faire sur un temps court, avec de faibles moyens et sans aucune prise sur les décisions. A cela s’ajoutent les enjeux de communications et de publicités des décisions politiques qui doivent permettre aux élus de justifier de leur action.
Faire de la pédagogie
Articuler savoirs, pratiques et valeurs avec les personnes vivant la vulnérabilité porte un nom : faire de la pédagogie. N’en déplaisent aux défenseurs des méthodes autoritaires et de la pédagogie traditionnelle, faire de la pédagogie est nécessaire, le pédagogisme et LA pédagogie n’existent pas. Si l’enjeu est bien de (re)construire un lien entre les quartiers populaires, les personnes vulnérables et la société, si l’enjeu est de construire ce lien de manière démocratique, il faudrait alors mettre en place des pédagogies démocratiques, des pédagogies qui permettent aux personnes éloignées ou éprouvées d’apprendre de manière non-infantilisante à (re)trouver une place dans la société. Il s’agit de reconstruire les manières de rencontrer, d’écouter les personnes, puis de compter sur elle pour construire les suites, les solutions ou les réponses. Les réflexions, les outils, les pédagogies ou les démarches existent, faudrait-il les remettre à l’épreuve des situations actuelles ou s’en inspirer pour en inventer de nouvelles.
Voyant les émeutes des derniers jours, je repensai à Autopsie d’une émeute[5] de Christian Bachmann, je replongeai dans les pages de ces livres et repensai à comment il avait travaillé : aller habiter un appartement de recherche en voisin : vivre avec les personnes, éprouver la relation humaine et faire des rencontres pour comprendre la vie d’un quartier populaire.
Puis, j’ai rouvert sur les travaux de Dewey sur l’enquête, j’ai croisé Freire, j’ai relu les travaux de et sur l’école de Vitruve, j’ai lu un incroyable texte de Le Blanc sur l’éprouvé et le concerné, j’ai plongé dans le travail social communautaire, le care de J. Tronto et j’ai repris des écrits de G. Tillion ou ceux d’ATD-Quart-Monde. Tous ces auteurs/autrices et acteurs ont en commun d’avoir vécu et fait avec les personnes concernées, tous et toutes ont écouté, pris le temps, entendu et agi avec les personnes. Tous et toutes ont imaginé des actions où il faut du temps pour comprendre la vie et les habitus des populations pour pouvoir agir, tous et toutes ont essayé de changer la vie des personnes, mais pas depuis l’extérieur, pas dans un rapport inégalitaire et pas dans une position de sachant, plaquant des idées sur les personnes, ils et elles ont pris le temps d’aider les gens à changer par eux-mêmes leur vie. Ces personnes ont articulé leurs savoirs, leurs disciplines, leurs valeurs, leurs engagements politiques et leurs manières de faire, de rencontrer pour tenter d’accompagner les personnes vers des changements, parfois à l’échelle individuelle parfois à l’échelle d’un groupe ou d’un territoire. Ils et elles ont fait de la pédagogie.
Au regard des enjeux démocratiques actuels, on pourrait imaginer une politique publique qui développerait des espaces et lieux construits sur des pédagogies démocratiques. A l’image des centres sociaux associatifs qui, malgré les injonctions aux projets et aux financements incertains, tentent toujours de rester des lieux de co-construction avec les personnes, les habitants des quartiers, une politique publique de la ville pourrait (re)développer des espaces d’apprentissage à la vie démocratique. Des lieux qui permettent de construire les manières de vivre ensemble, pas des lieux d’imposition de règles autoritaire, pour se faire ces lieux pourraient s’appuyer sur les pédagogies de la décision, de la liberté, institutionnelle ou sociale. Accueil de jeunes, centres de loisirs, colonies de vacances, centres de vacances familiales, centres sociaux, existent sur ces modèles souvent dans les territoires ruraux, rarement en ville, souvent isolés, jamais soutenus nationalement. L’exemple du réseau-jeunes des centres sociaux qui s’est vu contrôler et empêcher de débattre sur la laïcité par la ministre en 2020, montre toutes les craintes des politiques dès lors qu’il ne maitrise pas ou qu’il ne décide pas de ce qui se passe. Pour rappel : la secrétaire d’état avait interrompu des échanges parce que ce qui se disait ne lui plaisait pas et avait demandé de chanter la Marseillaise. La démocratie ne se construit pas par l’imposition autoritaire de règles hors-sol et qui ne prennent pas de sens dans la vie des personnes concernées et éprouvées. La démocratie s’apprend par l’expérience et dans la construction de consensus.
Quels moyens mobilisés ?
En 2023 le budget du SNU s’élève à 140 millions d’€, celui du service civique à 520 millions d’€, celui des colos apprenantes à 32 millions d’€, la cour des comptes à indiquer récemment que les cabinets avaient couté 232 millions d’€ en 2021, on proche du milliards d’€ dépensé pour des politiques publiques qui ne font que renforcé la technocratie contre la démocratie. N’y a-t-il pas là les moyens de faire autrement et d’essayer de construire des politiques sur le long terme, appuyées sur la rencontre avec les autres et sur la prise en compte de tous ?
Faire autrement ne réglera pas tout, développer la pédagogie et le faire avec… les personnes non plus, mais il reste que cela montrera aux habitants que les choses changent, que leur parole a de la valeur, que leur avis à un sens, que leur manière de voir le monde a un intérêt et est pris en compte pour construire notre société démocratique.
Apprendre la démocratie, l’éprouver et s’y essayer sont un enjeu incroyablement important pour demain. Va-t-on se satisfaire d’une république qui réprime, tape, empêche, nasse ou va-t-on enfin se replonger dans l’idée que l’éducation et l’apprentissage sont des investissements humains pour demain ?
2027 n’est pas loin, qu’attendre d’ici là ?
Si 2027 n’est plus très loin, le président ne se représentera pas, les 10 années d’E. Macron montre qu’il est incapable de faire de la politique autrement que par l’autoritarisme descendant et la contrainte. Peut-on attendre quelque chose de la droite républicaine ? Les dirigeants flirtent toujours un peu plus vers l’extrême et ils semblent incapables de penser hors de la concurrence et des logiques commerciales. Il reste la gauche, celle-ci pourrait mettre en œuvre des politiques fortes dans les collectivités qu’elle dirige, notamment de banlieue. Mais, il semble que l’enjeu démocratique ne soit pas à l’ordre du jour. La pédagogie dans les centres de loisirs, dans les colos ou les services jeunesse reste de forme scolaire et traditionnelle, les logiques de projets y fleurissent massivement. Les politiques de vacances sont éducatives et infantilisantes, les mixités (même de genre) rares ou non-pensées, les places insuffisantes, les associations en concurrence, les amis plébiscités et les cabinets en action. Pourtant, seule la gauche peut ou pourrait changer les manières de faire.
La gauche va-t-elle se saisir de cet enjeu pour redonner confiance aux habitants des quartiers populaires ou va poursuivre son entêtement à penser que sécurité et travail sont des valeurs, là où il faut concrètement permettre aux populations vulnérables d’éprouver ce qu’est la liberté, l’égalité et la fraternité. Sécurité et travail digne sont des outils permettant l’émancipation, pas des finalités.
La gauche va-t-elle poursuivre son entêtement à ne parler qu’aux habitants des centres villes formés, riches, ayant accès à la culture et aux grandes écoles, où va-t-elle enfin chercher à traduire en actes forts l’égalité, en arrêtant de plaquer les modèles urbains sur les campagnes ou en renforçant les méthodologies de diagnostiques plaquées dans les quartiers qu’elle n’habite plus ?
La gauche va-t-elle se (re)saisir des enjeux de tourisme et de vacances en maintenant l’ambivalence historique de l’éducation populaire qui alterne entre un travail pour les personnes et un travail avec les personnes, entre une volonté de définir des objectifs plaqués sur les personnes et d’accepter que l’émancipation se construit dans une dialectique entre vulnérables et accompagnants. Que partir en vacances ou en colo demande, certes des compétences à acquérir pour les vacanciers, mais aussi et surtout des lieux où chaque personne est accueillie avec joie, attention, bienveillance et care, des lieux où les personnes ne vont pas revivre des situations violentes ou de dominations, des lieux où personne n’attend d’eux qu’ils apprennent quelque chose comme une resucée de l’école, comme une infantilisation permanente.
La gauche peut-elle ouvrir en grand le débat des mixités, des lieux ou espaces où chaque enfant pourra vivre des mixités. Peut-elle ouvrir en grand cette question dans les lieux dont l’état à la charge : l’école, université, grandes écoles, mais aussi le tourisme et les colos (notamment grâce à son bras armé l’UCPA), les centres de loisirs doivent devenir un service public national inclusif et universel, l’accueil des personnes en situation de handicap ou les enfants de l’ASE doit se faire partout et de manière bienveillante, les vacances doivent pouvoir être des temps de répit pour tous (aidant, parent, famille d’accueil, etc.). La gauche est-elle en mesure d’expliquer à son électorat de cadres urbains et riches, que c’est à elles et eux de faire les efforts pour aller à la rencontre des vulnérables, des habitants des quartiers, des pauvres.
Sinon, on connait déjà les réponses qui seront proposées par le gouvernement et la droite : forme scolaire, pédagogie traditionnelle et autoritaire, violences policières, interdictions et répressions, sanctions des familles, loi spéciale pour les territoires « perdus de la République », stigmatisation des pauvres, des non-blancs et des étrangers. La ligne droite vers l’extrême-droite.
[1] Je reprends ici l’expression de Ferdinand Buisson qui a donné son titre au livre autobiographique de JP Delahaye : https://www.librairiedulabyrinthe.fr/exception-consolante-de-jean-paul-delahaye-un-grain-de-pauvre-dans-la-machine/
[2] J. Houssaye, La pédagogie traditionnelle - Une histoire de la pédagogie, Paris, Fabert 2014
[3] J. Houssaye, Un avenir pour les colonies de vacances, Paris, les éditions ouvrières, 1977
[4] Je fais ici référence aux définitions données par C. Sellenet, https://www.cairn.info/revue-dialogue-2005-1-page-51.htm - Travail pour... : Le travail pour… les familles se préoccupe peu des désirs et des oppositions des usagers, le travail pour les familles sait ce qui est bon pour elles – Travail avec… : Travailler avec les parents, c’est-à-dire passer de la prise en charge à la prise en compte.
[5] Christian Bachmann, Nicole Leguennec, Autopsie d’une émeute. Histoire exemplaire d’un quartier nord de Melun Ed. Albin Michel, Paris, 1997