
La frustration et la légitimité dans la construction de la personnalité, et son rapport au monde
(La relation éducative dans la socialisation)
AVERTISSEMENT
La ressemblance des personnages mis en scène dans cette chronique avec des personnes existantes ou ayant existé... ne serait pas forcément fortuite.
Pour ménager les personnes réelles de l'analyse que je vais développer, je procéderai par fiction et hypothèse.
Les personnages :
Le père
La mère
Marc, le fils aîné
Françoise, la cadette.
La famille s'est constituée dans un climat assez intense d'affection et d'ouverture d'esprit.
Sans être riche, elle a proposé à ses enfants une grande ouverture au monde, avec des voyages, mais à petit budget, évidemment sans luxe et sans confort... avec des découvertes et des rencontres de toutes sortes, de tous milieux (sauf sans doute les très riches), de plusieurs cultures, de plusieurs pays...
Lorsque les enfants étaient adolescents, les parents se sont séparés.
À ce moment, les difficultés de Marc le fils, sont apparues, mais sans qu'elles aient un lien avec la séparation de ses parents ; elles étaient en cours de développement, et elles sont devenues visibles à ce moment-là : décrochage scolaire, évolution vers la marginalité, peut-être la toxicomanie ??... La séparation de ses parents lui convenait plutôt.
Au contraire Françoise la cadette, a été surprise et choquée... mais elle n'avait pas de problème.
La séparation des parents a tenu à leurs personnalités différentes, dont l'articulation a été impossible :
C'est la mère qui avait une personnalité non-conforme, radicale, que la société était incapable d'admettre, de reconnaître, de concevoir. Tandis que la personnalité du père était beaucoup plus en phase avec l'apparence sociale requise.
Ils partageaient la même morale.
En interne le père n'a admis de sa femme que ce que l'apparence sociale admettait, ignorant sa spécificité, ne la supportant pas.
La mère était frustrée bien-sûr, mais elle était habituée, c'était la règle : elle avait l'habitude qu'on ne la reconnaisse pas, et qu'on la craigne. Mais elle était heureuse.
Elle a quitté son mari quand elle s'est rendu compte qu'elle ne l'intéressait pas, qu'elle ne l'avait jamais intéressé : sa compagnie l'intéressait, mais pas elle.
Ça lui a été assez difficile à comprendre, et à admettre.
À ce moment-là, sa vie avec lui n'avait plus de sens : alors elle l'a quitté.
- L'amour est aveugle, et c'est tant mieux ! Imaginons que les individus sains, équilibrés, sensés, se retrouvent entre-eux, et que les autres se retrouvent aussi entre-eux : par sélections successives, on obtiendrait une dégradation continue des plus mal lotis, jusqu'à la déchéance.
Et les autres, dans l'évidence continue de leur excellence n'auraient plus d'incertitudes, tout serait joué d'avance : leur vie serait sans risques, et sans espoir.
L'erreur amoureuse est nécessaire à un monde vivable.
À la suite de la rupture, la réalité des implications des différentes personnalités s'est révélée progressivement au cours des années suivantes :
C'est la personnalité de la mère qui a déterminé celle des deux enfants, et pas du tout celle du père.
La spécificité de la personnalité de la mère tenait dans son sentiment de sa légitimité, qu'elle a transmis à ses enfants, avec sa radicalité.
Ensuite les enfants se sont identifiés au parent du même sexe qu'eux : Marc qui est un garçon s'est identifié à son père qui est un garçon, Françoise qui est une fille s'est identifiée à sa mère qui est une fille...
- Mais la spécificité de la personnalité du père, c'est qu'il ne possède pas, lui, le sentiment de sa légitimité, et inconsciemment la conteste à ses enfants.
Voilà donc des enfants qui armés du sentiment de leur légitimité transmis par leur mère, s'identifient à leur parent respectif :
Françoise s'identifie à sa mère : si sa mère lui a reconnu sa légitimité au départ, ce n'est pas pour la lui contester ensuite : tout se passe bien.
Marc, armé de sa légitimité venue de sa mère, s'identifie à son père... qui la lui conteste.
Dès lors, Marc résiste à son père : pour lui, le désir et la volonté de son père sont illégitimes.
Lorsque les problèmes de Marc sont apparus, la mère a fini par comprendre qu'il voulait sortir de sa dépendance à son père, et qu'il avait peur... du monde, de se projeter dans le monde.
Ça a été une découverte : jamais en famille, à l'école ou avec ses copains, cette peur n'avait été perçue, au contraire. D'ailleurs, lorsque la mère l'a affirmé, personne ne l'a crue.
Pour la mère, la démarche à suivre était définie : il fallait que Marc échappe à la dépendance de son père : pour qu'il puisse affronter sa peur, et la dominer.
Mais c'est le père qui avait l'audience sociale : il a donc fallu attendre qu'il s'épuise dans son acharnement impuissant, jusqu'à l'échec.
Ensuite seulement, la mère a pu reprendre la main.
Il était beaucoup plus facile à Marc d'affronter son père que d'affronter sa peur. Il affrontait son père pour ne pas affronter sa peur. Il fallait donc qu'il soit libéré de sa relation à son père, pour qu'il n'ait plus d'échappatoire.
Pour arriver à dominer cette peur, encore fallait-il comprendre d'où elle venait, et de quoi elle était faite...
La mère avait bien perçu que Marc n'acceptait pas qu'on décide à sa place, qu'on lui dise ce qu'il avait à faire : il fallait que ce soit ses décisions à lui, dans sa démarche à lui, pour vivre sa vie à lui...
À partir de la rupture avec son père, et la reprise de sa mère, Marc a continué sur sa trajectoire...
Il s'agissait pour la mère de l'accompagner, de garder le contact, alors qu'il dérivait. Un moment charnière a été la prise d'un appartement avec une copine... mais toujours dans sa dérive. Tout ceci dure des mois, plusieurs années, jusqu'à la chute.
L'accompagnement de la mère a porté ses fruits : Marc lui demande de l'aider à se sortir de la drogue. Chose faite en une quinzaine de semaines. Il a 19 ans.
La détermination de Marc est totale, même si les résultats ne sont pas immédiats.
Mais demeurait la "personnalité psychologique" de Marc : addictive, irascible et apeurée tout en prenant des risques inouïs...
Puis un jour la mère lui révèle : Tu t'emportes quand tu es frustré !
C'est une révélation pour lui, il commence à se maîtriser, à maîtriser sa vie. Chaque fois qu'il sent sa colère monter, il entrevoit sa frustration, et il la domine. Ses frustrations, il les voit partout, et particulièrement dans ses addictions : tabac, alcool, shit, sexe, mais aussi musique, fêtes...
Il apparaît donc que la frustration est au cœur de sa difficulté, c'est à dire la non-assimilation de la frustration.
Pour les addictions et la colère, c'est compréhensible : la non-assimilation des frustrations fait que le désir est en quête constante d'assouvissement, sans qu'il s'éteigne jamais, et sans qu'il ne soit jamais satisfait : c'est un assouvissement impossible en quelque sorte.
La comparaison avec sa sœur est remarquable : Françoise a une parfaite maîtrise de son désir, n'a pas d'addictions, ne s'emporte pas, et n'a pas peur... sans effort.
Ici, il faut revenir à la petite enfance : lorsque Marc est entré à l'école maternelle, sa relation et son attitude à l'égard de son père, sa position psychologique, étaient déjà acquises depuis longtemps.
- Cela signifie qu'au lieu de se laisser emmener par son père dans la vie et le monde dans sa relation d'identification à lui, il s'est au contraire retourné contre lui, et au lieu d'être tourné vers son avenir dans le monde, il a grandi en affrontant son père et en lui résistant : c'est à dire en tournant le dos à son avenir. Il a grandi à reculons, en quelque sorte.
Considérant le désir et la volonté de son père illégitimes, tout effort, toute motivation, toute projection vers l'avenir, suscitait chez lui une hostilité et une résistance.
- Normalement, le parent auquel s'identifie l'enfant, lui impose des frustrations : l'assimilation des frustrations est essentielle dans la construction de la personnalité de l'enfant pour la maîtrise de ses désirs.
Cela suppose que l'enfant les accepte, et pour qu'il les accepte il faut qu'il reconnaisse à l'adulte qui les lui impose, une légitimité. Mais s'il ne lui reconnaît pas cette légitimité, il n'assimile pas les frustrations puisqu'elles lui paraissent illégitimes. L'opposition de Marc à son père a pris la forme d'un refus des frustrations qu'il tentait de lui imposer : certes son père les lui imposait, mais Marc ne les acceptait pas : ne les acceptant pas, il ne les a pas assimilées.
Il a donc grandi en refusant les frustrations et en refusant les efforts vers le monde de l'avenir : à force de tourner le dos au monde sans l'appréhender, il s'en est fait une représentation menaçante, inaccessible, effrayante. La résistance et l'opposition à son père sont devenues, aussi, un moyen de ne pas l'affronter.
La prise de risque s'explique par le fait qu'il fuit son père (et sa famille puisque c'est en son sein qu'il grandit) : il ne se rend pas compte qu'il prend des risques puisqu'il tourne le dos à la réalité de la vie ; ce qu'il craint et qu'il fuit, ce sont le désir et la volonté du père.
- Ainsi, la non-assimilation de ses frustrations explique à la fois les 3 difficultés de Marc : les addictions, la colère et la peur.
Ces 3 difficultés s'articulent : la non-assimilation des frustrations induit des addictions, de la colère et la peur ; face à la frustration et à la peur, il explose de colère, et les addictions sont une échappatoire...
Si Marc a des difficultés à se socialiser, son expérience lui a donné par contre une acuité extraordinaire dans la perception des motivations et désirs de chacun, au delà des apparences : par exemple, la rupture entre ses parents a été pour lui la confirmation de ce qu'il avait perçu depuis sa toute petite enfance... alors que Françoise, installée dans le confort de son identification sereine à sa mère, n'a rien vu, rien deviné, rien anticipé.
Entre la méfiance et le refus de Marc, et le bonheur familial béat de Françoise, c'est bien Marc qui avait raison, et Françoise qui se trompait.
Cette acuité extraordinaire acquise dans la confrontation et la focalisation, en même temps qu'un talent particulier, elle est un handicap, une difficulté à dépasser et à maîtriser pour lui permettre sa socialisation... parce qu'elle ne le prédispose pas à s'insérer dans la société, au contraire, elle lui fait percevoir les motivations hypocrites qui le renvoient à sa résistance initiale...
- Ce qui est remarquable, surtout si on compare les personnalités et les trajectoires du frère et de la sœur, c'est la détermination de leur identification : en effet, Marc avait sa mère à sa disposition, il aurait pu s'appuyer sur elle, plutôt que s'acharner à s'opposer à son père. Mais non ! Sa mère ne lui a été d'aucune utilité.
De même Françoise aurait pu être perturbée dans sa relation à son père : pas du tout ! Elle ne s'en est même pas rendu compte. Seule comptait pour l'un comme pour l'autre, leur relation au parent du même sexe qu'eux, auquel ils s'identifiaient.
Ce qui démontre que la relation d'identification est centrale dans la socialisation des enfants.
Le succès et l'échec de socialisation de cet exemple, nous indiquent que des conditions doivent être remplies pour que l'identification soit efficiente :
L'enfant se socialise en s'appuyant sur l'adulte, le parent, auquel il s'identifie.
"Prendre un enfant par la main, pour l'emmener vers demain...¶¶" : ça a l'air tout simple, et pourtant ça ne l'est pas.
Pour que le parent puisse emmener l'enfant vers demain, il faut que l'enfant le veuille.
- Contrairement à l'apparence, ce n'est pas le parent qui prend la main de l'enfant, c'est l'enfant qui prend la main du parent... et qui se fait emmener, parce qu'il le désire.
L'adulte a bien le pouvoir de lui prendre la main de force, et l'emmener de force, mais l'enfant refusera la destination... et le parent échouera.
Pour que le parent réussisse, il faut qu'il ait de "l'autorité" : mais l'autorité repose sur la légitimité.
Et l'on a vu dans cet exemple, que l'enfant même tout petit, peut refuser cette légitimité à ses parents : sans légitimité, ils n'ont pas d'autorité ; sans autorité, ils sont impuissants.
La société, les pouvoirs publics pourront bien leur reprocher de ne pas bien élever leurs enfants : ils sont impuissants ! Ils pourront bien user de la force contre leurs enfants, les punir, les réprimer, les battre... mais ils seront incapables de les "emmener vers demain" si leurs enfants ne leur reconnaissent pas, ne leur accordent pas, leur légitimité.
La réussite de la socialisation par l'efficacité de l'identification, nécessite la légitimité du parent initiateur, dès la naissance : c'est là que l'on doit porter notre attention, pour arriver à déterminer comment il est possible d'y parvenir.
- La démarche de Marc a été alors d'affronter ses frustrations, puis ses addictions, pour surmonter sa peur. Sa mère l'aidant à ne plus se focaliser contre son père (la séparation des parents était donc indispensable).
Son père avait échoué à être son initiateur ; dans sa nouvelle démarche, sa mère n'est pas son initiatrice, elle est son accompagnatrice : en effet Marc n'est plus un tout petit garçon, il est un adulte, et le chemin qu'il accomplit, il le parcourt seul.
Assimiler ses frustrations consciemment, à l'âge adulte, est très laborieux, très douloureux et harassant, alors que pendant la petite enfance cela se fait tranquillement, inconsciemment et sans effort.
Au fur et à mesure qu'il assimile ses frustrations, il parvient à s'insérer professionnellement, il arrive progressivement dominer ses addictions et il surmonte sa peur. En surmontant sa peur, il arrive à oser penser le monde, à oser l'appréhender...
- Dans l'échec scolaire, il faut prendre en compte cet aspect de la démarche psychologique : faire des études et les réussir nécessite une projection dans le monde et vers l'avenir. La peur de l'avenir-monde empêche cette projection : il ne s'agit pas là de paresse, de désintérêt ou d'inintelligence, il s'agit de refus, inconscient bien-sûr.
Cette démarche a une quinzaine d'années maintenant, Marc et Françoise ont le même rapport aux autres, mais dans la difficulté et l'effort pour Marc, et pour Françoise, son problème a plutôt été de faire des efforts quand c'était facile...
Jean-Pierre Bernajuzan