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Billet de blog 9 décembre 2025

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Le commun aujourd'hui (8 et fin)

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                                Le commun aujourd’hui (8 et fin)

                      - la catastrophe, Socrate et Marguerite Duras -

Catastrophe est composé de deux mots grecs : l’adverbe/préposition kata : de haut en bas, et le nom strophê (du verbe stréphein : tourner) qui désigne le mouvement tournant de gauche à droite qu’accomplit le chœur antique sur la scène de la tragédie, puis, en français (strophe), le contenu de ce mouvement, à savoir les vers (par paquets de trois ou quatre) qu’il déclame en dansant accompagné du double hautbois.

Catastrophe désigne en grec un bouleversement, une ruine, un dénouement,  en français, ce qui tourne mal, un effondrement.

Littéralement, la mort est une catastrophe gréco-française : vivant l’homme est debout, mort, le scénario de sa vie se dénoue dans un effondrement.  

Deux témoignages à plus de 2000 ans d’intervalle.

- Socrate et son discours après sa condamnation à mort (-399).

- Marguerite Duras et La maladie de la mort (1982).

                                      - le discours de Socrate -

Socrate vient d’être condamné à mort dans les conditions que j’ai expliquées dans l’article 1. Attendant la rédaction des actes administratifs, il dispose de quelques minutes qu’il met à profit pour s’adresser brièvement à ceux qui l’ont condamné et plus longuement à ceux qui ont voté son acquittement.

Une précision :  une fois la sentence proclamée, la séance était levée et il est donc peu probable que ces deux discours aient été réellement tenus devant l’ensemble des 502 jurés. Peu importe. Comme il importe peu que le texte de L’apologie écrit par Platon sans doute 3 ans après la mort de Socrate ne soit pas le discours qu’il a réellement prononcé pour sa défense. Platon avait 28 ans quand Socrate but la ciguë après avoir attendu un mois en prison le retour du navire qui avait conduit à Délos une théorie (= procession religieuse – on n’exécutait pas pendant le temps de ce moment religieux). Il le fréquentait depuis neuf ans, il était présent au procès – malade, il ne put être à ses côtés, avec d’autres, au moment où il but la ciguë – et il n’y a aucun doute que l’esprit du texte soit celui du discours réel qui devait être encore présent dans les mémoires, trois ans après.

Le discours aux juges qui ont voté pour son acquittement a pour objet la mort à laquelle il a été condamné, dont il va expliquer (Apologie – 40, a etc.) en quoi elle n’est pas une catastrophe.

Il commence par indiquer qu’à aucun moment de cette journée du procès, le « théou sêmeion » (« signe du dieu »)  qu’il nomme aussi son « daimôn » (-> démon, qui a pris un tout autre sens en français)  –  je dirais : mode de connaissance intuitive – ne s’est manifesté pour le retenir.

(Je donne une traduction littérale)

« Il se peut en effet que ce qui m’arrive est bon pour moi, et qu’en aucune manière nous pensons justement lorsque nous croyons que mourir est un mal. (…) Ainsi, mettons-nous dans l’esprit quelle grande conjecture il y a qu’elle soit un bien. En effet, le fait d’être mort est, de deux choses, l’une : soit celui qui est mort n’est rien et n’a plus de facultés de perception, soit, selon ce qui est dit, se produit un déplacement et une migration de l’âme de ce lieu dans un autre. »

Dans le premier cas : « Si donc la mort est un sommeil de cette espèce [un de ceux où nous ne rêvons pas], je dis que c’est un profit : en effet, et il n’y a rien de plus considérable, la totalité du temps apparaît comme étant ainsi une nuit unique. »

Dans le second : « Si au contraire la mort est un départ de ce lieu vers un autre et, si ce qui est dit est vrai, que là se trouvent tous les morts, quel bien serait meilleur que celui-là, juges ? [Il imagine les entretiens qu’il pourrait avoir avec les célébrités comme Hésiode et Homère et les héros qu’il retrouverait :] Du reste, ceux qui sont là-bas sont plus heureux, dès lors qu’ils sont immortels pour le reste du temps, si toutefois ce qu’on dit est vrai. (…)  [Il conclut ] Mais le moment est venu de partir, moi pour mourir, vous pour vivre. Lesquels de nous ont le meilleur sort ? C’est incertain pour chacun, sauf pour le dieu. »

Je comprends la répétition « si ce qu’on dit est vrai » comme le signe du doute, sinon de la conviction de Socrate que la mort est plutôt analogue au sommeil d’une nuit sans rêve.

  Quoi qu’il en soit, ce discours, dans la bouche de celui qui connaît désormais la date de sa mort – à quelques jours près – est, avec celui de Montaigne, l’expression de l’apaisement qu’apporte, au-delà des « ce que l’on dit », non seulement la pensée,  mais aussi, sans doute, le corps, lorsqu’ils savent.

                                         - Marguerite Duras -

La maladie de la mort se situe sur un tout autre plan.

L’intitulé est ambigu : soit la mort est une maladie, soit elle provoque une maladie, à moins que ce ne soit l’un et l’autre.

Le champ de son expression, dans ce texte d’une soixantaine de pages (Editions de Minuit) est le corps d’une femme volontairement abandonné à l’homme auquel la narratrice s’adresse ainsi ; « Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dan un train, dans un barn dans un livre, dans un film, en vous-même, en vous, en toi, au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent. » (p.7)

Le contrat entre elle – elle précisera qu’elle n’est pas une prostituée – et lui est payant et le coût est élevé à la hauteur des exigences – tout – , pendant un temps indéterminé, peut-être la vie entière. Ce qui va coûter le plus c’est, vous précise la narratrice, « que petit à petit, avec le jour grandissant, vous ayez moins peur de ne pas savoir où poser votre corps, ni vers quel vide aimer. » (p.11)

Donc, elle, synthèse de toutes les représentations masculines de la femme – de la tentation du viol à celle de l’étranglement – et lui, l’homme, atteint d’une maladie qu’elle a discernée dès le début et qu’elle parvient à nommer dans cet échange ;

Vous lui dites : Vous devez être très belle.

Elle dit : Je suis là, regardez, je suis devant vous.

Vous dites : Je ne vois rien.

Elle dit : essayez de voir, c’est compris dans le prix que vous avez payé.

(…)

Jusqu’à cette nuit-là, vous n’aviez pas compris comment on pouvait ignorer ce que voient les yeux, ce que touchent les mains, ce que touche le corps. Vous découvrez cette ignorance.

Vous dites : Je ne vois rien.

Elle ne répond pas.

Elle dort.

(…)

Vous lui demandez pourquoi elle a accepté le contrat des nuits payées.

Elle répond d’une voix encore endormie, presque inaudible : Parce que dès que vous m’avez parlé j’ai vu que vous étiez atteint par la maladie de la mort. Pendant le premier jour je n’ai pas su nommer cette maladie. Et puis ensuite j’ai pu le faire.

Vous lui demandez de répéter encore les mots. Elle le fait, elle répète les mots : La maladie de la mort. » (p.22,23)

Si le discours de Socrate est essentiellement celui de la pensée, celui de Marguerite Duras dans ce texte est celui qui est demandé au corps.

La pensée parvient à une réponse, alors que le corps – en particulier dans l’exploration du corps de la femme par la sexualité – n’aboutit pas, la jouissance procurée l’est « par distraction » (p.14) et doit rester silencieuse. Si le sexe de la femme est ouverture, l’exploration qu’il permet ne donne pas la réponse – avant et après les relations sexuelles, la femme dort – image à la fois de la fatigue, de l’énigme qu’il constitue (cf. le tableau de Courbet L’Origine du monde) et du rien à dire.

« Je ne vois rien », dit l’homme à la femme qu’il a devant les yeux dans l’espace de la chambre nocturne et qui, un jour, brusquement n’est plus là.

Rien, c’est ce que la maladie de la mort incite à voir, jusqu’à l’épuisement du corps, et pour rien. Au bout de l’expérimentation, la femme disparaît comme une illusion, définitivement introuvable : « Mais vous ne pourriez pas la trouver parce que dans la lumière du jour vous ne reconnaissez personne. Vous ne la reconnaîtriez pas. Vous ne connaissez d’elle que son corps endormi sous ses yeux entrouverts ou fermés. Le pénétration des corps vous ne pouvez pas la reconnaître. » (p.55,56)

Pour la mort, la pensée sait, le corps de l’exploration par la sexualité, est une impasse maladive.

Nous en sommes là, collectivement, depuis une trentaine d’années.

Notre commun ne peut plus être celui du croire aux lendemains qui chantent et à la résurrection disparue avec eux.  Il n’ a plus d’autre objet possible.

Il ne peut plus être que celui du savoir.

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