A Montpellier, la nouvelle édition du Printemps des comédiens vient de s’ouvrir avec la création d’un spectacle d’Ivo van Hove Après la répétition / Persona d’après deux textes d’Ingmar Bergman dont le metteur en scène suédois fit des films respectivement en 1984 et 1966. La feuille de salle précise que c’est là une production de la « Cité du théâtre, Domaine d’O-Montpellier/ Printemps des comédiens ». C’est là, en effet, la première production de cette nouvelle entité, créée sous l’impulsion conjointe du maire de Montpellier, Michaël Delafosse, et de Jean Varela, le directeur du Printemps des comédiens. Autrement dit, c’est là l’accomplissement d’un vieux rêve longtemps resté à l’état de chimère : réunir le festival et l’ensemble du Domaine d’O (établissement public) dans une même structure aux moyens conjugués.
Et quoi de mieux pour ouvrir cette ère, nouvelle et prometteuse, qu’un spectacle de théâtre qui ne parle que de ça, du théâtre, de ses affres, de ses rêves, de son empire du faux plus vrai que la vraie vie, de son incessant miroitement. Bref, Bergman. Metteur en scène de théâtre adulé et cinéaste amoureux des actrices ( à la vie comme à la scène) et des acteurs et de tout ce que le théâtre est fait, fils et ficelles, affres et amour, faux et vrai semblant et ainsi de suite.
Ivo van Hove avait déjà monté ce dyptique en 2012 dans ne version néerlandaise, en voici donc, douze ans plus tard, une version française réunissant l’actrice et cinéaste Emmanuelle Bercot ; Charles Berling qui a déjà travaillé avec Ivo van Hove ; la jeune Justine Bachelet que l’on a vu souvent dans les spectacles d’Elise Chatauret ;et Elizabeth Mazev que l’on a toujours plaisir à retrouver. Berling, dans le rôle d’un metteur en scène adulé mais fatigué trouve là l’un de ses meilleurs rôles, Bercot est effroyablement juste dans deux figures d’actrices sur le retour, le talent de Justine Bachelet éclate de mille feux dans ses rôles successifs de « jeune première » et d’infirmière chargée de veiller sur un actrice en panne de mots et Mazev en dame docteur est tout simplement parfaite. Bref, on le savait et on le sait mieux encore, Ivo van Hove, est un directeur d’actrices et d’acteurs de haute tenue.
Vogler, 48 ans, metteur en scène reconnu, s’apprête à mettre en scène Le Songe de Strindberg pour la cinquième fois. Il est séparé de sa femme, vit quasi à demeure dans son théâtre, entouré des restes de ses décors : le canapé d’Hedda Gabler, les cinq chaises du Songe, etc. . C’est le soir, Anna, la jeune actrice vient chercher un bracelet oublié. Prétexte, peut-être. Elle a 23 ans, le même âge que la fille de Vogler qui était ami avec le père de la jeune actrice, acteur lui aussi, tout comme sa mère, dont Vogler fut sans doute amoureux. « Tu ressembles à ta mère » dira Vogler à Anna On est au théâtre à la lisière de la vie et du vide, du faux et du vrai, on y reste, tout passe par là : l’amour, l’alcool, le jeu des sentiments. Œdipe joue aux quilles. La vie servie sur un plateau de théâtre et inversement. « Écoute le silence sur ce plateau, imagine toute cette énergie, tous ces sentiments, sincères ou simulés, ces fous rires, ces crises de colère, ces passions, et je ne sais quoi encore. Ils sont tous là, ils continuent à vivre leurs vies, secrètes,ininterrompues. Parfois je les entends, non, souvent, je les entends. Parfois je crois même les voir. Des démons, des anges, des fantômes, ou des gens tout simples, avec leurs petites affaires, distants, mystérieux. Parfois nous nous parlons, mais seulement en passant, par hasard » écrit Bergman (traduit par Daniel Loayza), dit Vogler à Anna sous le charme. Elle finira par embrasser sur le canapé de la Gabler l’homme qui a l’âge son père. Entre temps sera venue Rachel (Emmanuelle Bercot), 48 ans, actrice qui fut glorieuse, aujourd’hui alcoolo, cassée, vivant à l’ hôpital. Naguère, c’est elle qui a initié Vogler aux plaisirs de l’amour physique, aujourd’hui il lui propose un tout petit rôle. Elle traîne une vieille toux, elle a bu « Qu'est-ce que je peux faire ? Que je travaille ou que je me « repose », comme ils disent, l'angoisse est toujours aussi forte. Je prends des calmants, on me fait des piqûres. L'angoisse est à l'intérieur, je peux la sentir tout le temps, comme un atroce mal de dents sous anesthésie. Tu crois que mon instrument est détruit à tout jamais ? ». Et ainsi de suite. Rachel sortira, Anna reviendra, future Rachel en puissance , elle joue le jeu du je. C’est une histoire de théâtre du temps d’avant .D’avant me too.
Les premières scènes de Persona se passent à l’hôpital. L’Actrice Élisabeth Vogler (Emmanuelle Bercot) alors qu’elle jouait Electre a cessé de parler. Elle s’est reprise, a fini la représentation, puis dîné avec son mari, mais le lendemain au réveil, elle ne parlait plus. La docteur (Élisabeth Mazev) charge la jeune infirmière Alma (Justine Bachelet) de veiller sur l’actrice. L’une parle, raconte sa vie, l’autre ne parle pas. « Je vous comprends. Je comprends votre silence et votre immobilité, je comprends que vous ayez converti votre manque de volonté en un système grandiose. Je vous comprends et pour cela je vous admire. Selon moi, vous devriez continuer à jouer ce rôle-ci jusqu’à ce qu’il ne vous intéresse plus. Et quand vous en aurez fait le tour, vous pourrez le laisser derrière vous, comme tous les autres rôles que vous avez joués » dit la Docteur.
L’infirmière et l’actrice iront ensemble séjourner au bord de la mer. Alma lui racontera les plis les plus intimes de sa vie. L’actrice que reste Élisabeth au fond de son silence, écrit une lettre à celle qui la suit à l’hôpital et parle d’Alma : « Elle me fait ses confidences. Je prends tout ce que je peux prendre et tant qu’elle ne remarque rien, cela ne peut pas faire de mal. » Tout actrice, tout acteur est un voleur de feu. Alma lira cette lettre jamais envoyée. Survient le mari d’Élisabeth (Charles Berling). Il voit peut-être en Alma celle que fut Élisabeth ou joue à le croire, alors Alma joue à Élisabeth. Vacillement d’identités. Le théâtre, encore. Le satané théâtre, face caché de la vie, nous dit Bergman, inlassablement.
Dans ses Carnets 1955-2001 récemment traduits en français (éditions Carlotta), Bergman avait noté cette phrase le 15 mai 1965 : « je crois que cela se termine par une lettre qu’Alma, écrit à Élisabeth pour la remercier de tout ce que celle-ci lui a appris. Comment elle a été arrachée à son passé, comment elle est passée à quelque chose de nouveau et a cessé d’avoir peur ». Cet épisode n’est pas dans le spectacle, mais c’est ce passage qu'Emmanuelle Bercot et Justine Bachelet nous font intensément percevoir sous regard reconnaissant d’Ivo van Hove.
Le spectacle se donne au printemps des Comédiens jusqu’à dimanche. Une importante tournée suivra la saison prochaine ; Chateauvallon-Toulon, Théâtre de la ville à Paris, Scènes nationales de Cergy Pontoise, ,Mulhouse, le Havre, MC2 de Grenoble, Luxemboug, Bruxelles.