
Fanny de Chaillé est une artiste en perpétuel déplacement et ses spectacles sont sans frontières. Quand on la croyait encore bosseuse en esthétique à la Sorbonne, elle était déjà en train de faire des pirouettes avec Daniel Larrieu ou Alain Buffard. Quand on l’a crue installée comme dramaturge pour chorégraphes, elle en était déjà à créer une Gonzo conférence. Plus tard, j’ai croisé le parcours de cette insaisissable en 2010 dans la bibliothèque de la Cité Internationale boulevard Jourdan où elle avait établi un campement qui allait durer deux saisons. Chaque « spectateur » était convié dans la bibliothèque pour choisir un livre dans le catalogue et le livre venait à lui : c’était une personne. Dans une autre salle toute petite , on voyait défiler sur l’écran un texte de Georges Perec (Le voyage en hiver), sur le côté, devant un micro Fanny de Chaillé traduisait le texte dans la même langue, le français, en usant pour chaque mot d’un synonymes , créant ainsi une autre version. LA machine n’aillait pas tarder à se dérégler, le dérèglement étant l’une des bases du travail de cette artiste multi-carte.
Fanny (appelons là par son prénom, c’est une artiste qui prend le spectateurs comme les acteurs pour des amis, des complices), n’aime les règles que pour les dérégler. La suite allait le prouver. Ainsi son jubilatoire Je suis un metteur en scène japonais ou ses spectacles en complicité avec les écrits et la personne de Pierre Alferi à commencer par Les grands en 2017 . Trois ans plus tôt, Le groupe d’après La lettre de Lord Chandos de Hugo von Hoffmansthal ouvrait une autre brèche, un texte matrice pour Fanny qu’elle a lu et relu depuis sa découverte à l’âge de 19 ans. On y voit le poète mettre en crise son rapport au langage. Bref extrait : « Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. « .
Chaque année le dispositif Talents Adami (Organisme de gestion collective des droits des artistes-interprètes) confie le soin à une personne de mettre en scène et diriger et d’abord de choisir une dizaines je jeunes acteurs (qui se sont portés candidats) pour les mettre en lumière..Il y a deux ans le choix s’est porté sur Fanny de Chaillé, qui, comme on pouvait s’y attendre, loin de mettre successivement en valeur et en avant chaque actrice et acteur en herbe a opté pour une forme chorale bien plus ludique et dynamique. Ils et elles ne la connaissaient pas, ni ne se connaissaient, au bout était Le chœur. Le contraire d’une chorale ou d’un amas de mini shows.. Tout s’est appuyé sur un intense travail corporel, Fanny de Chaillé ayant eu soin de choisir en priorité des « jeunes talents, ayant une expérience du côté de la danse. Puis, lors d’improvisations, des souvenirs personnels ont ressurgis, le coaching de textes de Pierre Alferi tenant lieu de terreau la confrontation amicale des uns avec les autres a fait le reste aiguillonnée par Fanny de Chaillé, la cheffe de groupe. Nommons les dix protagonistes : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maud Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala et Valentine Vittoz.
Ils entrent les uns à la suite des autres, s’alignent devant nous à ‘avant scène et et nous regardent. Tous sont pieds nus, en tenue ordinaire légère, vaguement sportive, plusieurs portent des shorts. Cela commence par la chute des tours à New York le 11 septembre 2001, contemporaine de leur enfance et vue à la télévision. Comment ont-ils vécu l’événement ? Très vite l’imagination s’en mêle. Puis on passe à un autre et à autre chose. Chaque moment est porté par un voix de l’un des dix, les neuf autres illustrant, accompagnant la scène décrite u mouvement de leur corps entremêlés. Autant de brefs récits associant la parole d’un coryphée au mouvement d’un corps collectif. D’une panne d’électricité à l’entrée en maternelle d’ un enfant russe ne parlant pas le français, tout s’enchaîne dans la joie du faire. La jubilation de ceux qui sont sur la scène, n’a d’égale que celle à qui ils et elles s’adressent frontalement : nous.
Théâtre 14 , 20h, jusqu’au 15 janvier dans le cadre du Festival d’automne.