Jean Narboni, ex rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, a déjà publié aux éditions Capricci deux livres aux titres savoureux ..pourquoi les coiffeurs ? à propos du Dictateur de Chaplin et Samuel Fuller un homme à fables .Il en va de même pour ce nouveau livre : La grande illusion de Céline. Le titre fait évidemment référence au film de Jean Renoir et sous-entend le traitement que lui réserve Céline dans Bagatelles pour un massacre, ouvrage publié par Denoël peu après la sortie du film en 1937. Mais le titre suggère aussi la grande illusion que fut celle de Céline : voir des juifs partout et ne pas en voir là où il y en avait, suggère Jean Narboni, dont (écrit-il en passant, au milieu d’une phrase et entre parenthèses), les parents sont enterrés au cimetière juif de Bagneux.
Pour commencer, tel le bonimenteur amadouant son client ou le fin limier jouissant de ses trouvailles, Narboni souligne tout ce qui rapproche l’écrivain Louis Ferdinand Céline et le cinéaste Jean Renoir, avant de disserter sur l’abîme qui les sépare. Ils sont tous les deux nés la même année, 1894, ils sont tous les deux liés à Montmartre, de plus Renoir est né rue Girardon, une rue où habitait Céline en juin 1944 lorsqu’il s’enfuira au Danemark via Sigmaringen, avec Lucette, son épouse et Bébert, leur chat. Tous deux s’engagèrent en 14, l’un et l’autre dans la cavalerie, l’un et l’autre furent blessés pendant la guerre et en gardèrent des séquelles toute leur vie. Vers la fin des années 50, Renoir aurait songé a adapter Voyage au bout de la nuit, le richissime fondateur de l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire semblait prêt à financer le film, le producteur Pierre Braumberger dissuada Renoir d’aller plus loin. Et la liste de ceux qui voulurent porter Le Voyage au cinéma, s’allongea.
Reste l’affaire de la Grande illusion et tout ce qui gravite autour dont Narboni se délecte à suivre les méandres. Présenté et remarqué au Festival de Venise 1937 en plein régime mussolinien qui l’interdit aussitôt en Italie, le film est encensé par la presse française, de gauche, mais aussi d’extrême droite, remarque Narboni en la personne de Lucien Rebatet, critique à Je suis partout sous le nom de François Vinneuil. Une exception. En Allemagne, Goebbels interdit le film qui montre des bons juifs, une entente entre ennemis, un officier allemand par du tout teutonique, etc. Le film sera interdit pendant la guerre. Sa ressortie après n’ira pas sans réticences raconte Narboni
Dans Bagatelles pour un massacre, les propos de Céline à l’encontre du film sont venimeux et courent sur sept pages précédées par ces mots en exergue : « Je voudrais être enculée sur le corps d’un homme qu’on vient de guillotiner. (Rachel à son amant Léopold Lehon) ». D’emblée Céline voit dans le film ue moment fort de la « propagande » juive, signant la fin d’une époque, celle d’une « apologie du Juif extrêmement pépère ». « Voici que le ton change avec « Grande illusion ».(…). Elle [la propagande juive] nous montre à présent à l’écran le Juif tel quel...non plus en breton, flamand, auvergnat, basque...mais en juif réel, textuel, en « Rosenthal »...plus de chichis ». Plus loin : « Cette « Grande illusion » nous célèbre donc le mariage du simple, fruste, petitement démerde ouvrier, confiant tourlourou devenu monteur, avec le petit Juif, djibouk, milliardaire, visqueux Messie », etc.
Narboni ne cite pas ces mots, il ne se laisse pas embarquer dans ce torrent où beauté de la langue en mouvement et abjection du propos se mêlent. Il préfère, par exemple, s’attacher à l’entrevue entre Céline et Renoir qui suivit la parution du pamphlet, aux personnages du film et aux acteurs qui les incarnent. Marcel Dalio, le lieutenant Rosenthal, que Céline traite de « petit youtre », futur marquis de la Chesnaye dans La règle du jeu du même Renoir Eric Von Stroheim, le commandant von Rauffenstein, un aristocrate, officier, invalide de guerre portant une minerve (une idée de l’acteur) dans lequel Céline voit un pur produit de la race aryenne. Or, on le découvrira plus tard, Stroheim « le plus grand mystificateur » dixit Narboni, était né « dans un famille de juifs pratiquants tenant un commerce de chapeaux ». Céline n’a pas reconnu en lui le Juif qu’il prétendait démasquer eu premier regard, souligne perfidement Narboni.
Idem, pour celui que ses camarades dans le film surnomment Pindare et dans lequel Céline voit « l’intellectuel aryen », rôle incarné par Sylvain Itkine, un acteur juif cher à Renoir. Refusant de devenir ouvrier jouailler comme son père, il commence à faire du théâtre amateur, milite dans des organisations d’extrême gauche raconte Narboni. Itkine s’engagera dans la Résistance. Son réseau est infiltré, il sera torturé et fusillé en août 1944. « Pas plus qu’avec Stroheim, il (Céline) n’a repéré en lui au premier coup d’œil le Juif aux origines lointainement lituanienne » note Narboni. Et ainsi de suite.
L’auteur s’attarde sur deux hommes que Céline a lu et côtoyé. D’abord « l’inévitable Armand Bernardini », « spécialiste auto-proclamé en onomastique ». Racine, Robespierre, tous juifs assure-t-il. Serge Lifar, bien que collaborateur est traité par Céline de « juif d’Ukraine ».L’autre homme, pendant de Bernardini, c’est l’ethnologue Georges Montandon, que Céline cite longuement dans L’école des cadavres. Il est l’auteur du livre qui assura sa célébrité en 1940 ,Comment reconnaître le juif, publié par Robert Denoël. Céline se souviendra affectueusement de Montandon dans Féerie pour une autre fois.
Narboni, qui ne précise pas toujours ses sources, relate aussi cette soirée dont on tient le récit de l’historien Jacques Benoist-Méchin : en février 1944, Otto Abetz invite à dîner Céline, son ami le peintre et dessinateur Gen Paul et Drieu de la Rochelle. Céline affirme « Hitler es mort et il a été remplacé par un Juif ». De plus, ajoute-t-il, il et facile à imiter, ce que s’empresse de faire Gen Paul. Benoist-Méchin ajoute Narboni, conclut son récit ; « on se serait cru chez Félix le chat, Groucho Marx et Charlot ». Et, bien sûr, Narboni pense à la fameuse scène du Dictateur qu’il connaît par cœur.
D’autres personnages de la vie réelle traversent ce livre d’érudit fouineur, comme Dita Parlo, présente dans La grande illusion et future collaboratrice, mais aussi les écrivains Jacques Chardonne, Paul Morand... Certaines pages font penser aux ambiances interlopes et troubles de Patrick Modiano, lequel est présent avec son premier livre La place de l’étoile et la place de Céline que Narboni croit y déceler.
La grande illusion de Céline par Jean Narboni, éditions Capricci, 144p, 17€